D’un moi, l’autre

Adolphe Nysenholc,

2050, 1er janvier

Adam N. fête son anniversaire. Il est heureux. Il a une situation. Une jeune femme qu’il adore. Un chien affectueux. Et un clone. Il lève son verre, en pensant vaguement à ce dernier.

L’homme épanoui habite un loft au 100e étage. Il a une vue panoramique sur la ville illuminée. Il voit bien que la terre est ronde. Et il regarde l’avenir avec sérénité. Il possède son clone de secours.

Il est un des premiers francs-bourgeois du Brabant wallon. Il a un nom. Mais cet homme singulier savait qu’il n’était pas unique. L’autre…, obscur, anonyme, est désigné par un numéro matricule.

Le petit Adam a fréquenté l’école, des pré-gardiennes au post-doctorat. Et citoyen du monde, il bénéficie des avantages que lui offre la déclaration universelle des droits de l’homme. Son homologue, analphabète, est traité comme un être vivant, certes, et bien soigné, comme doit l’être une réserve d’organes.

Adam aurait aimé inviter son double, marqué au chiffre de 90XL1. mais celui-ci vit enfermé, dans un lieu ignoré, interdit, sous le sceau du secret médical. C’est à sa majorité que le ministère de la santé a signifié officiellement à Adam N. l’existence de cet être, dont il avait désormais la charge, mais non la garde. Il en avait cependant la connaissance depuis toujours ; c’est comme la sexualité, les parents n’en disaient rien, mais les enfants se l’apprenaient entre eux, si bien que cet étranger qu’il n’avait jamais vu lui était bien familier.

Les gens célébraient Adam en faisant sauter le bouchon d’une énième bouteille de champagne. Les bulles montaient légères dans sa coupe en cristal. Des idées plus ou moins claires commencèrent à sourdre en lui. Il aurait voulu savoir ce que pense en ce moment son alter ego, ce qu’il sent. Le clone est-il vraiment un autre lui-même ? Vivent-ils la même chose en même temps ? Il le savait, plus que son semblable, c’était un identique, une réplique exacte. Mieux que son jumeau, c’était un enfant de lui-même et rien que de lui-même : lui reproduit en deuxième exemplaire… Un lui pur, né par une parthénogenèse masculine. Un moi accouché d’un vierge. Il était fils de ses propres œuvres. Lui en mieux?

Il aurait désiré le rencontrer, tout en le craignant. Il sentait que la société avait élevé là un tabou à ne pas transgresser. Et il se contenta de se rêver autre.

De fait, sa femme travaillait dans un Centre de macrobiologie, attaché de loin à une mystérieuse réserve, appelée « le Vivier », dans une zone placée sous haute surveillance. Tenue par le secret professionnel, elle n’en dit pas un mot à son mari.

Lui devint tellement obsédé par le fait de se savoir ailleurs qu’il ne cessait d’en parler. Être ici et maintenant ne lui suffisait plus.

Il n’était plus capable de profiter de l’instant. Il se vivait si absent que son épouse, devenue curieuse, aspira elle-même à voir l’inconnu.

Elle prit le risque de forcer les entrées successives, jusqu’à la cellule 90XL1. Elle eut un choc : c’était son homme ! Mais elle n’était pas le jouet d’une hallucination, le regard ne la reconnaissait pas. L’être, là, était farouche, sa voix rauque, comme un sourd. Il ne parlait pas un langage humain. Elle ne pouvait s’empêcher de voir en lui celui à qui elle s’était unie pour la vie. Elle en eut pitié. Elle revint, et lui apprit sa langue.

Une nuit d’insomnie, Adam eut l’intuition que sa femme fréquentait bel et bien son double. Tourmenté par une jalousie apparemment sans objet, il ne put s’empêcher d’avoir la conviction intime que sa femme préférait même l’alter ego. Elle eut beau nier sa duplicité – de fait, elle faisait mieux l’amour avec ce dernier, dernier des derniers. Elle avait soudoyé le gardien de service, pour se ménager des rendez-vous galants clandestins. Son amant sauvage était un deuxième mari, elle n’avait pas l’impression de le tromper, mais de le retrouver tel qu’en lui-même…

Le gardien fut déplacé. Le nouveau dénonça les amours. La femme perdit son emploi, et fut inscrite sur la liste noire. Elle se désespéra dans une dépression sans lendemain.

Elle disait à son homme qu’elle l’aimait vraiment, c’est pourquoi elle tenait tant à lui.

— Tu ne veux embrasser que l’autre !

— Mais il n’y a pas d’autre, il n’y a que toi !

— Je ne supporte plus d’être plus que je ne suis !

— Moi, ma mère et mon père étions trop pauvres pour me donner cette chance de pouvoir vivre deux fois.

Adam se sentit poussé par une pulsion criminelle. Il fallait supprimer l’autre. Ce n’était pas un moi. Adam n’était pas conscient des agissements de celui qui le trompait derrière son dos ; ce n’était pas lui-même qui éprouvait les jouissances animales. Il voulait vivre sa vie, et ne pas être singé. Mais il eut le sentiment que l’acte libérateur serait un crime contre lui-même. S’il tombe malade, il n’a plus d’espoir.

Le clone, qui se désola, esseulé dans son cul-de-basse-fosse, toussa de plus en plus péniblement, les poumons abîmés. Seule une greffe pouvait le sauver. La femme se mit à plaider chaleureusement sa cause auprès d’Adam.

Celui-ci, écœuré par elle, se révolta. Il aurait dû, lui, offrir un organe vital à l’animal ! Puis il se méfia, soupçonnant qu’elle pût attenter à sa vie, au profit de l’usurpateur.

Il dit à sa femme que, si elle aimait son mari, elle devait tuer le faux frère, le frère ennemi, l’imposteur. Elle pensa que c’était par amour pour lui qu’elle devrait le faire, pour abréger ses souffrances.

Elle retrouve l’ancien gardien, qui l’aida cette fois dans son sacrifice. Elle se sonna la mort sur le cadavre de son amant.

De chagrin, Adam sombra dans l’alcoolisme. Il ne peut plus se voir dans l’armoire à glace. Il croit que son image est son clone qui le nargue comme un revenant. Il brise un miroir après l’autre. Dans la rue, il s’imagine que son ombre est son autre moi qui le parodie et le contrefait. Il court comme un fou. Pas moyen de s’en défaire. Son ombre est son mort qui le tire vers le bas, sous terre, en enfer. Pour l’oublier, il boit, comme quatre. Et voilà qu’on doit lui remplacer le foie… Amer, il comprit que son meurtre fut son suicide.

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