— Non !

Le mot m’a échappé. L’Affreuse est là, derrière sa fenêtre, tapie dans sa graisse, le visage impassible collé à la vitre, le regard fixe et perdu dans la contemplation de la rue désolée à l’entrée de la nuit. De toute la journée, j’ai presque oublié l’existence de cette malencontreuse sentinelle.

Tomber sur la logeuse de Bhen, après avoir subi le contremaître particulièrement insupportable les lundis comme aujourd’hui, est vraiment tout ce qui peut m’arriver de pire !

Vais-je rester planté là, dans le froid saisonnier que l’approche de la nuit a aiguisé, rendant plus incisive la morsure du vent ? Vais-je attendre ainsi le dos contre un mur glacé, à grelotter et à renifler ? À quel moment l’envie de pisser va-t-il prendre la vieille femme ?

Autant m’assurer d’une chose. Je descends la ruelle par le trottoir opposé. Je traverse quelques mètres plus bas. Je remonte lentement en passant le plus près possible de la fenêtre où rêve toujours l’Affreuse à je ne sais quoi.

La buée sur la vitre me dit qu’elle ne dort pas. Même si je ne peux pas le distinguer d’où je suis, je jurerais que son regard vaguement inquiétant m’a suivi pendant que je passais.

Voilà la neige qui se remet à tomber…

Patienter ou forcer le passage, là n’est plus la question. Ma colère subite me semble tout à fait légitime. Le coup de pied que j’envoie chemin faisant à une roue de voiture ne me procure qu’une vive douleur au bout des orteils. Finalement, c’est la tristesse qui m’étreint. Il y a des jours où Bundes lui-même perdrait ses vertus…

Je quitte le coin de la rue. Essayer de me faire tout petit pour donner le moins de prise possible au vent ne me protégerait pas longtemps du froid. Un café me ferait sans aucun doute le plus grand bien. En attendant que mon autre tortionnaire vide les lieux.

En route, je glisse sur j’ignore quoi de gluant. Je me baisse pour voir. C’est noirâtre, comme une tache incongrue à même la neige immaculée.

J’aurais dû m’en douter !

M’éloigner au plus vite, en m’essuyant la semelle comme je peux… Comment ne pas être enragé ! Les hommes, les éléments, les choses ; l’Affreuse, l’hiver, et maintenant la crotte de chien. On dirait que l’univers entier s’est coalisé pour me prouver quelque chose. Pourtant, je ne fais de tort à personne, moi, et ne cherche qu’à me trouver une petite place sous le soleil !

Comme tu as raison pour une fois, Bhen :

— L’Europe, c’est comme les trottoirs de Bruxelles : beaux vus d’Afrique, bauge à l’usage !

Paradoxalement, selon une habitude que je commençais à lui découvrir, il me parla de « savoir faire avec ».

— Faire avec de la merde, oui.

— Faire semblant, plus exactement, précisa Bhen.

— C’est-à-dire ?

— Se débrouiller.

Incorrigible Bhen !

Quand je pense maintenant que la seule idée de devenir un jour un débrouillard me révoltait du temps de Louvain-la-Neuve… Il me semblait que des Africains venus en Europe pouf se débrouiller sans plus trahissaient la fierté et la dignité de l’homme noir. Le nègre équivaudrait toujours à la lie de l’humanité !

J’ignorais alors que certains boulots ne sont sales que vus de loin, tant que ça concerne tout autre que soi. Me voilà aujourd’hui pataugeant dans la fiente des chiens, ombre errante sur des « crottoirs » déserts. Me voilà terrorisé par la seule vue d’une vieille impotente, bien au chaud, elle, et tranquillement assise derrière sa fenêtre.

Le prochain café, heureusement, n’est pas très éloigné. C’est un Khaoua maghrébin.

La chaleur du lieu m’accueille joyeusement, malgré la fumée des cigarettes qui m’incommode tout de suite. Se trouver sous un toit, voir et entendre, respirer ces odeurs mélangées, c’est donc si agréable en certaines circonstances !

— Chaï binana.

Le tenancier s’enchante de m’entendre prononcer à peu près correctement dans la langue de sa mère. Mais il ne tarde pas à réaliser que c’est pratiquement tout ce que je peux dire en arabe. Ce qui ne l’empêche pas de m’appeler son frère avec un sourire lumineux.

La tasse de thé à la menthe me cuit littéralement la paume des mains. Mais je serre plus fort le récipient. Me laisser réchauffer par ce feu bienveillant qui m’a tant manqué tout à l’heure.

Dehors, l’heure sonne au clocher d’une église perdue derrière le doux rideau de la neige tombante dans la nuit paisible. Comme s’il attendait que je me mette au sec, le vent arrête de siffler entre les dents éparses des cheminées fumantes. Bientôt l’accalmie suspend la chute des flocons immaculés. Une fine bruine prend la relève et vient chantonner contre la vitre, non loin de ma table.

Il y a une telle douceur, presque du bonheur à écouter cette musique, à se laisser inonder par ce murmure feutré, discret, qui invite à la rêverie. Je tends le cou, le nez tout contre la fenêtre, le regard perdu dans l’inconnu si proche et si lointain.

Un couple traverse bruyamment le seuil et me fait me retourner. Il se frotte les mains en soufflant dessus, tandis qu’elle court aux toilettes, sans même prendre le temps d’ôter son manteau perlé de gouttelettes luisantes sous les lumières du café. Il est aussitôt reconnu par quelqu’un. Ils s’embrassent sur la joue, se mettent à rire incontinent, s’installent autour de la même table. Elle revient au bout de quelques minutes débarrassée de son manteau, les rejoint en reconnaissant à son tour leur devancier qui la serre chaleureusement dans ses bras, prend place parmi leur joie et leurs rires. C’est un petit nid d’été qui occupe à présent ce coin de café, au cœur de l’hiver !

Je me surprends à sourire avec eux, les jambes croisées sous ma chaise, les coudes plantés sur ma table, mes mains jointes comme en prière et ma joue droite posée dessus…

Que la joie peut parfois être facile à transmettre ! me dis-je en me ressaisissant. Du coup, je me sens terriblement seul. La fenêtre proche appelle mon regard tout à coup triste : de l’autre côté de la vitre, Bruxelles est une pluie chiche, infatigable, jamais prétentieuse, mais ô combien incorrigible !

Comme s’il voulait me convaincre de ce que je ne sais que trop, le crachin suinte un peu plus fort, à peine audible sur le sol de pierres, insidieux pourtant jusque devant la porte mal fermée. La nuit hallucinée s’est déjà répandue comme un châle de deuil sur la ville saupoudrée de blanc.

Irrésistiblement, je reviens à la table joyeuse. Ils ne rient plus, mais fument à me donner mal aux poumons. Je chasse de mon esprit les noms de Bhen-le-très-fort et du paradigmatique Bundes.

Elles sont là, sans crier gare, ces vieilles et pourtant si jeunes voix du passé. Envahissantes, irrépressibles. Je me sens devenir la plage nostalgique des jours heureux, loin, chez nous.

Un peu de vague à l’âme, une douce pluie comme Bruxelles aime à les distiller, suffisent à me troubler !

Ça y est ! Mon cœur soudain tendre comme une corde de guitare se trouve bel et bien – je n’y peux rien, Bhen – au rendez-vous de la mélancolie. J’y aurai marché sans le savoir, m’y serai laissé porter comme dans un rêve. Je n’y peux rien, Bhen : pardonne-m’en ! Incapable de savoir « faire avec » aussi correctement que Bundes, je pense avoir toujours été le paysage bigarré de la vie. Comment m’empêcher d’être chaque fois surpris par l’aveu violent de ce moi multiple, qu’en vain je chercherais à niveler, à conformer aux principes de la débrouillardise, à modeler selon les vertus de Bundes ?

Le tourbillon emporte le temps. J’en suis l’otage bienheureux. Il m’enlève, m’emporte, me jette dans le bain de soleil de mon pays, dans les choses inoubliables du passé…

*

Je m’en souviens. Ah ! mes premiers décembre au bord du fleuve. Le ciel profond, pâle, des galets noirs sur la berge grise, le lit tranquille et, au fond, l’horizon flou. Essentielles réalités pour un sang de pêcheur !

Décembre chez nous…

Il y a une manière de musique dans le vent. Les oiseaux dans les rameaux sont un bouquet de rires joyeux. Novembre en est le prélude : l’air empoussiéré, çà et là un arbre à demi effeuillé, les pluies sont rares quoique torrentielles. Eh oui ! il traîne encore des relents de juillet et d’août dans les nuages.

Sous l’équateur, la fin de l’année connaît toujours cette sorte de retour timide de la saison sèche. Décembre cependant est d’une douceur exquise !

Je m’en souviens, oui ! Le Nzadi au large de Mbandaka. Grand-père disait qu’il n’y avait pas alors tant de ferrailles sur les quais. Les Blancs avaient leurs premières maisons tout en haut du talus, derrière les cocotiers de la rive. Ils cherchaient un site pour leur port.

À Bolenge, sur la route de Bokungu-Ikela, l’estuaire est vaste, la rivière profonde et la berge n’offre nulle aspérité… « Ce sera ici » décréta Mbulamatari. Mais on négligea de consulter les génies de la terre. Maintes fois, on retrouva l’ouvrage de plusieurs jours de labeur écroulé dans le fleuve.

« Parce que, Blanc ou Noir, l’homme doit rendre son tribut l’invisible ! » expliquait Grand-père.

Le fouet n’y put rien. Il fallut amadouer les mânes et changer d’emplacement.

Entre-temps, Mbulamatari faisait reculer la forêt. Les marécages, sous la fameuse chicote, étaient rapidement comblés. Coquilhatville d’alors émergeait lentement, joyau patiemment excavé d’une matière ingrate. Des palmiers le long de larges avenues, des coquettes villas coloniales chaulées…

J’apprends aujourd’hui que la ville n’est plus qu’un cloaque ténébreux : des grenouilles dans la fange alentour, l’herbe folle au pied des maisons et, audacieux, des serpents jusque sous les portes. Mais pourquoi m’en étonner ? N’ai-je pas vu de mes yeux, avant mon départ, des bâtiments entiers s’en aller en ruines, l’asphalte des chaussées emporté par l’eau de ruissellement pendant qu’on chantait le parti salvateur et la gloire inégalable du Guide absolu ?

Mais je sais que tu es pur de la bêtise des hommes et de l’usure du temps, mon fleuve équatorial. Imperturbable comme une nappe d’huile inerte quand vient le crépuscule, lorsque les flots semblent murmurer au jour finissant les légendes antiques des piroguiers disparus !

Je me souviens des soirs grelottant sous le baiser frais de la brise. Le feu est allumé. Le repas vespéral se partage dans la lueur des flammes. L’enfant dans les bras de sa mère à déjà baissé les paupières. Dans la bouche du conteur, Mboloko se paie la tête de Nkoy. Capricieuse, la lune se profile au-dessus de l’horizon. Un tambour creuse la nuit tombante depuis la rive opposée.

Au retour du soleil, le Nzadi est le miroir de la vie renaissante. Le feuillage s’anime des chants d’oiseaux. Le chien reprend son vagabondage. L’homme s’étire pour chasser la paresse. Mon village rouvre les yeux au son d’un coq attardé.

Nous sommes gent riveraine et ma terre natale est l’îlot d’Esobé, au large du Nzadi où se jette la Ruki en amont, l’Ubangi-Chari en aval.

Selon Grand-père, bien avant l’arrivée des premiers Blancs, débarquèrent les Boloki venus par la Ruki sur l’île d’Ebanda. Les Libiza les suivirent de peu. Parmi ceux-ci les Bamwe, les Bolobo, les Zamba, les Makutu, les Mongala, les Likoka. Je suis du sang des derniers.

Un Likoka est un tireur de vin de palme né. Mes ancêtres tenaient marché à Coquilhatville. La main-d’œuvre indigène venait y tenter d’oublier les coups de fouet reçus.

Sauvagerie et paganisme ! décréta le Blanc.

Les étals furent dispersés, le marché interdit, les vendeuses bannies de la cité. Heureusement, l’île de Mokoto était peu éloignée. Elle leur prêta asile.

Érigé sur Mokoto également appelé Esobé – lieu désert –, notre campement sur pilotis a les pieds dans le sable et les cailloux de la berge…

*

Tout à coup, cette évocation lointaine m’inspire une larme. Je bois mon Chaï binana tiède d’un seul trait, paye et sors sans me préoccuper de la porte restée entrouverte.

Le vent me cingle le visage. La température basse du dehors achève de me réveiller. Je ne marche pas, j’erre comme l’ombre que j’étais en arrivant. Mes pas fatigués me conduisent droit chez Bhen…

— Non !

Elle est encore là, l’Affreuse !

Cette fois-ci, c’est décidé, je fonce et tant pis. Bhen me reprochera de n’avoir pas respecté la consigne, mais ça n’aura pas été de ma faute. Il n’avait qu’à ne pas s’absenter si longtemps. Il aurait pu jouer la diversion, par exemple, pour me permettre d’entrer. Or, il n’y a pas de lumière dans la cuisine ; donc, mon ami n’est pas là, puisque le signal convenu n’est pas enclenché.

Je traverse la ruelle à grandes enjambées. Quelque chose me retient au dernier moment, comme je vais ouvrir avec le double

que m’avait donné Bhen. Je fais deux petits pas dans la direction de la fenêtre du rez-de-chaussée, je tends le cou avec circonspection et me retrouve presque nez à nez avec ma persécutrice. Impassible, son œil fixe me donne le frisson, l’air de me demander silencieusement ce que je lui veux, à cette pauvre femme.

Je recule d’un pas puis, sans plus réfléchir à ce que je fais m’éloigne au plus vite. Une fois au coin de la rue, je lève à nouveau les yeux vers les fenêtres des combles. Mais à quoi bon ? Je le sais déjà : Bhen est toujours absent !

Il faut que je fasse quelque chose, maintenant… Mais quoi donc ? Ah, je l’étranglerais volontiers, la vieille aux pieds pourris ! D’où lui est donc venue l’idée de piquer une insomnie avant que je ne sois rentré ?

Il n’y a qu’à attendre ! Eh bien, j’attendrai. Le retour de Bhen ou bien le départ de l’Affreuse de son observatoire ? Je ne sais. Attendre… Mais certainement pas dehors, dans la nuit, sous le vent et, d’un moment à l’autre, sous la neige.

Matongé n’est pas très éloigné. J’y trouverai sûrement de quoi meubler le temps. Ça ferait quelques heures de sommeil de perdues, mais je n’ai pas le choix. Après tout, Matongé sera la parenthèse impromptue d’un soir, dans ma vie de forçat moderne : dodo, métro, boulot.

J’allonge le pas. Mon esprit est vide. Je vois à peine cette ville fantomatique, blanchie par la neige fraîche. Il y en a sur les toits des voitures, sur les trottoirs où je ne rencontre pratiquement pas âme qui vive. Quand je remarque le contraste entre les lumières, rouges et jaunes, et le blanc dépôt hivernal, je suis déjà à Matongé.

La galerie joyeuse est pleine naturellement. On va, on vient. J’entends la langue de mon pays. Je vois des gens de chez nous. Dans l’air, c’est encore la musique tropicale qui flotte, comme si on n’était pas en janvier, à Bruxelles, au cœur de l’Europe.

Je n’ai pas envie de danser. Boire suffira et m’éloignera momentanément de ma journée fatigante et de cette soirée pénible. Il doit bien exister d’autres couleurs qui rythment la vie !

Elles sont belles, les Africaines, dans leurs tresses compliquées, leurs bouches rieuses, leurs bijoux brillants et leurs pagnes pleins de promesses. Je comprends à présent pourquoi on n’aime vraiment l’Afrique que lorsqu’elle vous manque…

Aujourd’hui, la bière a un goût merveilleux ! Le premier verre m’inflige pourtant un rictus, c’est une coulée de neige fondue que je viens d’avaler. Heureusement, je ne tarde pas à me réchauffer de l’intérieur.

Je tombe carrément le blouson. Mon rictus s’est déjà effacé, tout seul. Je coulerais sans me débattre, corps et âme, dans la mousse de la Blanche dont je passe une nouvelle commande.

Matongé n’est pas seulement une plage de fraternité pour gens de même condition, Africains en mal du pays et colons nostalgiques. Il y a ici quelque chose d’irréel et de si captivant en même temps. Pour quelqu’un dans ma situation, Matongé est l’écart mensonger d’avec soi-même ; il aide à combler, lorsqu’on sait faire avec comme dirait Bhen, le creux des jours sans but, les vides innombrables des avenues de la débrouille. Il n’a jamais résolu aucun problème comme il n’a jamais rien engendré de concret !

C’est pourtant ainsi qu’on l’aime, Matongé, lointain et proche, faux et vrai, familier et anonyme…

D’où me viennent ces pensées peu coutumières ? Suis-je venu ici noyer mes soucis ou faire de la philosophie ? Il n’y a pas, il ne devrait pas y avoir de creux ou de vides à Matongé. Je ne veux qu’une chose ce soir, c’est d’être quelques instants chez moi, c’est-à-dire hors de mes interrogations, loin de l’Affreuse et de Bruxelles ! Oui, épouser l’écart, m’y transférer, si mensonger soit-il.

— C’est ici que je me rappelle, chaque fois que j’ai le cafard, qu’un vrai bourlingueur doit rester inoxydable !

N’est-ce pas, Bhen ! Ah, si tu savais comme tu avais raison en le disant ! Matongé n’a pas le droit de n’être qu’un rêve, il ne doit pas donner envie de s’enfuir ou de retourner au pays. Il est le pays, ici et maintenant ; il est, pour tous les Africains de cœur et d’origine, la réserve des raisons de continuer à « faire avec ». Non, tu ne pouvais pas mieux dire, Bhen !

Et d’ailleurs rentrer au pays, pour quoi faire ? Le Guide absolu et ses thuriféraires de la honte font de l’excès de zèle : zigouillera tout prix l’espoir du changement ! À l’est du pays, on a encore tué. Dans la capitale même, quand un familier ne rentre pas le soir, il faut aller le chercher du côté des rapides de Kinsuka, où les cadavres ont pris l’habitude de venir se promener, roulant sur les pierres du bord, trébuchant dans la furie du courant bruyant. Qui pourrait seulement songer à rentrer là-bas ?

Folie ! dirais-tu, Bhen. Et tu ajouterais, j’en suis sûr :

— Attendre que ça passe.

Et en attendant que « ça passe », faire semblant…

Pourquoi pas ? m’aurais-tu répondu si j’avais essayé de t’opposer je ne sais d’ailleurs plus quel motif ou quel mobile de fierté et de dignité. En Europe ou en Afrique, la galère s’appelle la galère !

Et puis, il y a Matongé bien sûr !

Je ne repère aucun visage connu. Tant mieux ! À dire vrai, je n’ai, je crois, pas tellement le cœur à me faire repérer moi-même. Qu’on vienne à constater ma gueule de mauvais jours, à me demander comment va la galère et je risquerais de me retrouver à nouveau sur terre : janvier, Bruxelles, l’hiver…

Boire donc ! Et observer.

Tiens, tiens. Il a tout d’un bouledogue, mais quel goût vestimentaire ! Un véritable « haut de gamme » comme mon ami Bhen. Ce type ne peut pas être moins qu’un cardinal dans la « religion ». Abstraction faite de sa bouille rébarbative, je lui donnerais volontiers de l’Éminence, même s’il est vrai que je ne me connais que fort médiocrement dans les sapes. Comment ne l’ai-je pas remarqué plus tôt ?

La fille en face de lui l’écoute distraitement, n’a d’yeux que pour sa lourde chaînette dorée et ses cheveux cirés comme une paire de bottes neuves. Quant au bonhomme, il n’arrête pas de parler, le geste onctueux, des petits rires mesurés, et cet air de suffisance insupportable. Son œil ne quitte que rarement la vallée profonde de la poitrine offerte de sa partenaire, un peu trop fardée et un rien trop dévoilée pour qui veut séduire.

Visiblement, il l’ennuie. Mais sans doute n’a-t-elle pas non plus trouvé mieux que ce dandy bavard ! Peut-être espérait-elle tomber sur un porte-monnaie entrebâillé… Je jurerais pourtant, à la moue coléreuse qui ne quitte pas ses lèvres, que son Jules est plutôt une huître constipée.

Comme c’est vraiment drôle, ces deux-là ! On dirait un montage de la Belle et la Bête !

En tout cas, très sûr de lui, le bouledogue n’arrête pas d’ajuster et réajuster sa veste de soie. Ses doigts ornés de chevalières scintillantes bougent sans cesse. En véritable prélat — un petit peu guindé tout de même – de la « religion », il a une manière de sourire et de se rejeter en arrière qui ne parvient pas à accrocher définitivement la fille. Depuis que je les observe, elle n’a pas souri une seule fois…

Soudain, d’un doigt péremptoire, il lui fait signe d’approcher, exactement comme s’il avait été un Mbulamatari s’adressant à un indigène du Congo Belge. Curieux de savoir comment tout cela va se terminer, je déplace imperceptiblement mon siège. La vitre du tableau accroché au mur me servira la scène comme sur un écran de cinéma.

Elle se penche avec espoir. Sa poitrine est une offrande mûre. Il y puise longuement, d’un œil lubrique. Je peux le voir déglutir laborieusement. Je vois d’ici s’énerver ses doigts qui, certainement, doivent le démanger de mettre la main à la pâte pour pétrir les globes appétissants. Je tends bien l’oreille, désireux d’entendre ce que va dire l’animal endimanché.

Il pose sa patte sur le bras nu de la fille. Elle a les yeux ailleurs. Selon moi, cela veut dire : ne te décourage pas si vite, continue encore un peu, tu es sur la bonne voie…

Le comprend-il lui aussi de la même façon ? Toujours est-il que ses doigts cessent de pianoter distraitement, comme s’ils sondaient le terrain, pour remonter rapidement l’avant-bras. Se détournant brusquement de son escalade, la main aventureuse se risque sur la couture du décolleté, juste à la bordure du vêtement et de la chair moelleuse. Là, elle marque une nouvelle pause.

Je comprends l’Éminence en chaleur. Une fausse manœuvre a tôt fait de déclencher une avalanche inattendue. Ce serait vraiment dommage, si près du but !

Cependant, la fille continue d’ignorer la main qui s’est posée sur elle. Risquant alors le tout pour le tout, sûrement incapable de se retenir plus longtemps, le bouledogue franchit tout à coup le Rubicon.

Si Bhen avait été là, je suis certain qu’il aurait été de mon avis : afin d’appâter le poisson, le type devrait joindre l’utile à l’agréable, en ce moment précis ! Ce serait faire d’une pierre deux coups en confirmant, par la même occasion, les espoirs qu’ont inspirés ses sapes luxueuses.

Or, je ne vois aucun billet de banque changer de main… Par contre les doigts fébriles décrivent un demi-cercle et trouvent tout de suite l’entrée béante de la vallée voluptueuse, de part et d’autre des flancs charnus qui l’entourent.

La fille montre enfin ses dents. Il y a néanmoins quelque chose de vaguement inquiétant dans cette façon de sourire. Mais l’Éminence patibulaire ne paraît en avoir nulle cure. L’autre coude appuyé sur la table, à moitié dressé sur son siège, il a le poignet englouti dans l’échancrure apparemment sans fond.

Je peux entendre une sorte de râle sourd, entrecoupé de clapotis de la langue écumeuse du bonhomme. Je vois encore mieux les mouvements de tête et d’épaule de la fille, pour cacher aux autres consommateurs ce qui se passe dans son vêtement.

Quel dommage que Bhen ne soit pas là !

Le bouledogue est presque debout. Ses doigts de plus en plus nerveux impriment au tissu des monticules sans cesse mouvants. Ils changent de proie et je les devine qui se referment autour, titillent le pic irrité, se repaissent à pleines bouchées.

Il est tout à fait debout à présent. Sa chaise repoussée sans ménagement fait un bruit. Brutalement, la fille se dégage, elle se lève, elle arrache son sac qu’il essaie, mais en vain, de retenir par la bandoulière.

La Belle aurait-elle craint d’être reconnue par un témoin gênant, à cause du bruit de la chaise ? De toute façon, la Bête aura trop attendu, pour l’encourager avec un petit billet. La première quitte la salle ; la deuxième sourit pour la forme. Je n’ai pas remarqué tout à l’heure que de l’or, l’Éminence éconduite en a même dans la bouche.

Il se tourne vers moi, comme pour me prendre à témoin au sujet de « ces filles d’aujourd’hui vraiment ; elles ne pensent qu’à l’argent ! » Compatissant, je lui réponds d’un sourire entendu que la nuit n’est pas encore finie, que Bruxelles est une mer immense et qu’il pourrait toujours aller mouiller sa ligne ailleurs…

Ce qu’il fait incontinent car, sans plus tarder, il règle l’addition et quitte le lieu. Je me sens un peu triste pour lui en pensant que les filles, elles, n’ont qu’à vouloir pour ferrer, presque toujours à coup sûr, le poisson qu’elles se sont choisi. Déprimant !

*

Il est grand temps de rentrer. J’ai besoin de manger un bon morceau et de m’étendre après ma journée de travail et mon litre de Blanche à jeun. Et puis, à cette heure-ci, l’Affreuse doit avoir quitté son observatoire. Sinon, Bhen doit être de retour.

Qu’est-ce qu’il fait froid dehors ! La ville est un désert de silence, à part de loin en loin le vrombissement d’un moteur.

Je me plie littéralement en deux. Donner moins prise au vent cinglant. Je n’attendrai pas le bus dont je ne cherche même pas à me rappeler l’horaire. Marcher me réchauffera un peu. Je presse le pas, la tête rentrée, les mains dans les poches. Vivement me retrouver au chaud…

Soudain, je suspends mon geste, la main sur la poignée de la porte. Toujours cette hésitation incompréhensible de dernière seconde.

La consigne sera devenue ma seconde nature à mon insu.

Lentement, je retire la clef. Je me recule, fais quelques pas sur la chaussée glissante, lève la tête vers les combles. Tout est éteint, Le secours ne viendra donc pas de ce côté-là.

Alors, je remonte sur le trottoir. À pas de loups, je m’approche de la fenêtre du rez-de-chaussée…

— Oh, non ! dis-je à haute voix, soudain découragé.

Quelle malchance ! Mais quelle vie ! Qu’a-t-elle donc mangé aujourd’hui pour veiller si tardivement, contre ses habitudes et son âge ? Une telle envie de pleurer me prend à la gorge…

D’un seul coup, la révolte s’empare de moi. J’arrache une pierre du trottoir en m’écorchant les doigts. Elle ne résiste pas. Je bande mes forces et l’envoie droit devant moi, de l’autre côté de la rue.

Clink !

Je m’éloigne à grands pas, sans destination. Mais un peu soulagé d’avoir cassé ce pare-brise ou cette vitre. Du vague à l’âme cependant, ne sachant vraiment plus ce que je vais devenir…

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