Écrit dans un train à l’arrêt, suite à une panne d’aiguillage

Jacques Lefèbvre,

Heureusement, je ne me déplace jamais sans un cahier et un bic. En effet, quand j’écris, je subis moins l’hémorragie du temps. Ma vie ne semble pas filer aussi vite dans mes veines. Au contraire, on dirait que le sang bleu qui coule en elles, au lieu de fuir, se fixe sur la page, en mots et en phrases.

J’éprouve la même impression si je dessine.

Le rectangle de papier, c’est le seul pays que j’aime encore. Parce qu’il est fidèle, toujours prêt à recevoir ce que j’y dépose, disponible, accueillant rêves ou fantasmes. Cela prouve peut-être mon incapacité à vivre la réalité ou, du moins, un manque complet d’aptitude pour l’action politique. Encore que… Y a-t-il tant de rapports que cela, entre réalité et politique ? Cette question mériterait d’être posée, réfléchie, approfondie. Ceux qui gouvernent sont-ils épargnés par la schizophrénie ?

Mais, dans un train bloqué « pour un certain temps » le long d’une friche industrielle wallonne par un matin brumeux de janvier, parmi des bouleaux étiques poussant entre des murs effondrés, des cheminées lézardées et des verrières en miettes, on a plutôt envie de se changer les idées. Pour ce faire, j’ai voulu me rappeler un moment lumineux vécu aux abords de Monastir. Et j’ai commencé à écrire…

Je m’étais mis en tête de peindre un petit marabout accroché sur un cap de roc rouge fiché dans la grande bleue. Sujet typique, assez facile somme toute. Cela se réduirait à quelques couleurs tranchées, celles qui restaient dans ma minuscule boîte d’aquarelles. Je voyage et je peins léger, dans des pays de soleil.

Je n’ai trouvé pour m’asseoir qu’une pierre fâcheusement pointue au milieu de la caillasse et de restes de pique-niques locaux : canettes de Fanta, sacs en plastique, bouts de pain et pelures de pastèques, autour desquels gravitaient odeurs et mouches. Stoïque, j’ai pensé que l’inconfort me ferait aller à l’essentiel et valait bien le privilège d’être seul face à un petit bijou d’architecture musulmane.

J’avais achevé l’esquisse : ligne d’horizon effleurée de la pointe du crayon et traits plus appuyés, les uns droits, les autres courbes, pour suggérer le bâtiment cubique surmonté de sa coupole. J’allais donner quelques coups de pinceau gorgé d’eau bleutée, pour poser deux à-plats d’intensité différente : le ciel et la mer. Il faudrait travailler vite. Sous le soleil de midi, le papier boirait avidement la couleur.

C’est alors qu’une famille a établi son campement dans mon dos. Chamailles, bruits de vaisselle, bouteilles sorties du frigobox, couvertures étendues par terre, parasol, transistor, musique raï… Comme si cela ne suffisait pas, un gamin s’est planté entre le marabout et moi :

— Bonjour ! Parler français ? Français ?

— Non. Belge !

— Ah ! Bruxelles, Anderlecht…

C’était faible, pour amorcer un dialogue interculturel. J’ai laissé tomber. Le gosse, lui n’en démordait pas. Il avait trouvé une proie. Il ne la lâcherait pas. Passant du verbal au non-verbal, il s’est mis à pointer alternativement son index graisseux sur la feuille et sur le marabout. Il signifiait ainsi qu’il reconnaissait dans l’esquisse les formes du marabout.

Cela flatte toujours un peintre figuratif, surtout s’il se range dans la catégorie des artistes du dimanche et des vacances, de constater qu’on a identifié ce qu’il a voulu représenter. Mais, me faisant violence, emporté par l’élan créateur, je n’ai pas desserré les dents, ni pour un mot, ni pour un sourire. Non, ce gosse ne m’empêcherait pas de finir mon œuvre. Je n’avais pas crapahuté une heure sur la falaise en feu à la recherche de ce qui, l’année d’avant, m’avait semblé un morceau de pure beauté, pour me laisser déconcentrer par un mouflet aux mains dégoulinantes d’huile d’olive !

Je suis resté donc muet comme une tombe, comme celle que protégeait la coupole du marabout. Je n’ai plus regardé le gamin qui, comprenant l’échec de ses tentatives, a été faire rapport auprès de son père sur ce qu’il avait observé. J’ai achevé de peindre, pas trop mal, moins bien que je l’espérais, comme toujours… mais cette fois ayant une excellente excuse. Entre-temps, j’avais sans doute été catalogué parmi les touristes qui n’apprécient pas à sa juste valeur la traditionnelle bienveillance des Tunisiens à l’égard de l’étranger.

Or, à ma grande surprise et preuve que j’étais plein de préjugés, à peine avais-je rangé mes couleurs, mon crayon et mes pinceaux, que le chef de famille s’est levé. Dans un français assez correct, enrubanné de quelques obséquiosités, il m’a invité à prendre place sur un tabouret pliant pour partager le pique-nique de la smala.

Cela tombait bien. Je mourais de faim. Je n’avais pas envie de revenir à Monastir et de me faire harceler dans la médina ou devant les restaurants du front de mer. Toutefois, rien n’est parfait en ce bas monde. Les sandwiches contenaient une dose de harissa qui fit sur mes papilles de Roumi l’effet d’une bombe au napalm.

— Ainsi, vous peignez notre pays, dit le père…

— Oui, ici il y a de vraies couleurs.

J’avais les yeux pleins de larmes, à cause de la harissa. L’homme dut mettre cela sur le compte d’une émotion d’artiste. Consterné, il demanda :

— Et chez vous, il n’y a pas de couleurs ?

Malgré une bonne lampée de Fanta, je n’étais pas parvenu à éteindre l’incendie qui se propageait sur mes muqueuses buccales. Un silence plein de malentendus et de mouches s’étirait, de plus en plus lourd et gênant. Ce fut presque un soulagement quand le gosse se remit à parler :

— Dessine-moi ton pays !

Cela mit, un instant, la harissa au second plan. Mais comment répondre à la demande ? Impossible, ici, de suggérer la brume par des embus et de laisser migrer les pigments à la surface d’un papier trempé. Comprendrait-on tout le flou des équivoques de mon pays, ici, dans ce pays aux formes et aux couleurs coupées au couteau, où on ne voyait que balises et repères, drapeaux, policiers et portraits du président ?

— Dessine-moi ton pays !

J’ai fini par prendre une feuille. J’y ai tracé un triangle rectangle posé sur sa pointe inférieure. J’ai écorné la pointe supérieure :

— Ça, c’est la forme de mon pays.

— Ça ne va pas tenir debout ainsi… Il faut le mettre comme ça.

Il a empoigné la feuille, l’estampillant d’une empreinte bien grasse. Il l’a tournée pour que le triangle soit stable sur son hypoténuse, en l’occurrence, ce qui était censé représenter la frontière française si considérablement rectifiée que toute trace des guerres de Louis XIV avait disparu. J’ai repris la feuille et l’ai redressée, en me basant sur l’horizontale de référence, qui, en Belgique, n’est pas le niveau de la mer, mais la frontière linguistique.

— Comme ça !

Et indiquant la frontière linguistique, j’ai dit :

— Tu vois, chez moi, il y a deux langues, une au-dessus de la ligne, une en dessous…

— Chez moi aussi, il y a deux langues : l’arabe et le français, mais il n’y a pas de ligne pour les séparer… Ce que je veux, c’est que tu mettes ton pays en couleurs !

C’était foutu d’avance. Comment admettrait-il qu’un pays puisse avoir une mer grise ; des dunes séparées du désert, mouvantes et pâles, identiques en Hollande, en France et en Flandre ? Comment imaginerait-il que le vert des Ardennes belges et françaises soit tout aussi indécent que celui du Grand-Duché de Luxembourg et de l’Allemagne.

— Vous n’avez même pas de vraies frontières, dirait-il !

— Et même nos fleuves ne prennent pas leur source chez nous, devrais-je ajouter…

J’aurais pu aborder le problème des couleurs d’un point de vue « symbolique ». Le vert, le rouge, le bleu et l’orange auraient représenté des utopies ou des mensonges politiques. Ces teintes auraient pu se coaliser contre un noir bitumeux, pareil à celui qui, de plus en plus, submerge la mer, les plages et les abords d’un grand port. Ces associations ne manqueraient pas de paraître improbables à mon petit Tunisien. Il verrait difficilement, par exemple, la possibilité d’une orange bleue, lui qui vivait dans un pays producteur d’agrumes.

Il ignorait surtout que, dans le pays qui est le mien, quand on peint, on ne peut que mélanger les couleurs. Donc, il finit par stagner dans les cuvettes de la boîte d’aquarelles une teinte profonde et sourde, celle d’un ciel si bas qu’un canal s’est perdu, d’un ciel si gris qu’un canal s’est pendu…

Alors, j’ai confié au triangle ces couleurs tremblantes de pureté et de fraîcheur inspirées de celles dont Folon garde le secret. J’en ai fait un cerf-volant. Je l’aurais offert à l’espace, attaché à un fil de cette soie dont on tissait jadis à Maddhia les châles des odalisques. Au premier souffle de vent, le fil se serait rompu.

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