Il était instituteur de campagne. Son fief ? Un village perdu parmi les terres nourricières. Une classe proche d’un ruisseau bordé de trembles, une cour de récréation entourée de haies, près d’un grand jardin. Il aimait son métier et les enfants, mais souffrait beaucoup d’un manque de contacts, de rencontres plus formatives qu’avec des cultivateurs et des artisans du coin.

Il était jeune, non dépourvu d’ambition. Dès la fin des vacances, sur les conseils de son inspecteur, il décida de s’inscrire à l’Institut supérieur de pédagogie de sa province. Plein de dynamisme, avide de savoir, il trouverait là programme de choix.

Trois fois par semaine donc, après la classe, il partait vers l’Institut, un établissement renommé dominant un horizon d’usines et de commerces. Les professeurs étaient d’éminents pédagogues, des chercheurs connus à travers le monde. Ils passaient beaucoup de temps à prodiguer leur savoir afin d’assurer à quelques-uns épanouissement intellectuel et promotion professionnelle. Durant la guerre, la plupart de ces maîtres avaient fait partie de la Résistance, accomplissant leur devoir de patriote. Ils en avaient gardé un grand sens social et une conduite pleine de rigueur. Tous jugeaient que leur mission était d’aider au mieux ceux qui n’avaient pas eu la chance de poursuivre des études. Ils se dépensaient donc sans compter.

Dès le début, les différents cours le passionnèrent. On y étudiait non seulement les disciplines pédagogiques et psychologiques, mais un tas de matières allant de la logique à la sociologie, de la statistique à la philosophie. Bref, de vraies études universitaires.

Chaque soir, après avoir préparé sa classe pour le lendemain, il plongeait dans ses livres, étudiait, mémorisait, naviguait avec un rare plaisir dans ces choses complètement neuves pour lui. Il devint le compagnon avide et fervent d’Aristote, Socrate, Montaigne, Descartes, Voltaire, Rousseau, Kant, Hegel, Bergson et de chercheurs tels que Claparède, Piaget, Froebel ou Dewey. On aborda bientôt la psychanalyse. Les œuvres de Freud et de Jung devinrent vite ses livres de chevet. La spécialiste de ces matières était, sans conteste, une dame d’un certain âge, auteur de plusieurs titres consacrés à la question. Mme Roussel avait l’art d’être convaincante, à la fois savante, mais sachant être aussi didactique à souhait, usant d’un vocabulaire sans pédanterie et appuyant ses théories sur des éléments puisés dans sa vie d’analyste car, outre l’enseignement, elle pratiquait aussi une thérapeutique ayant fait depuis longtemps ses preuves.

Après plusieurs leçons au cours desquelles elle s’appliqua à détailler la biographie des savants qu’elle considérait comme des saints, puis à développer à grands traits les théories freudiennes, elle attaqua bientôt l’étude d’un maître livre de Sigmund : Psychopathologie de la vie quotidienne. Elle parlait avec passion de la technique psycho-analytique, de la libre association des images, des souvenirs, des idées permettant, disait-elle à la manière du dictionnaire, « de décrypter les significations inconscientes de conduites irréductibles à la logique du conscient, de dévoiler dans les rêves les symptômes névrotiques, les actes manqués, les substituts symboliques de désirs refoulés sous la pression des exigences sociales ou morales ». Sa certitude, donc son subtil plaisir, était de s’en référer surtout aux actes manqués et aux lapsus. Sa carrière de thérapeute lui avait permis de collectionner des exemples toujours curieux de ces éléments révélateurs.

L’année scolaire en était plus qu’à mi-course lorsqu’elle commença le survol d’un chapitre consacré par Freud à ces actes manqués et à ces lapsus. Elle commentait avec volubilité les affirmations même du neurologue autrichien. « Dans le lapsus, écrivait-il, on trouve des catégories entières de cas où leur sens ressort avec évidence. Il s’agit, en premier lieu, des cas où l’on dit le contraire de ce qu’on voulait dire… Dans d’autres cas, où l’on n’a pas précisément dit le contraire de ce qu’on voulait, le lapsus n’en réussit pas moins à exprimer un sens opposé… Dans d’autres cas encore, le lapsus ajoute tout simplement un autre sens au sens voulu. »

Mme Roussel décortiquait les exemples fournis, en allemand, par Freud. Elle en ajoutait en français, provenant cette fois de son expérience personnelle. « Vous aussi, ajoutait-elle, vous avez certainement commis quelque lapsus. Tenez, voici un exercice pratique pouvant étayer les théories de notre ami Freud. Vous êtes convaincus, à présent, de l’importance de votre inconscient, de votre subconscient. Fouillez au plus profond de vous-même et vous sortirez sans doute de votre mémoire l’une ou l’autre aventure de ce genre. Non content de vous en souvenir, vous tenterez d’expliquer cette faute. Une manière, somme toute, de vous auto-psychanalyser, de mieux vous connaître, donc, d’être plus heureux. »

Cette proposition eut l’air de plaire beaucoup aux étudiants. Pour la prochaine rencontre avec Mme Roussel, la plupart se dirent prêts à tenter l’expérience.

Déjà, sur le chemin du retour – un bon nombre de kilomètres qu’il parcourait sur sa Vespa – il essaya de plonger en lui-même, sans succès d’ailleurs. À plusieurs reprises, cette distraction lui fit frôler l’accident. Il devait faire gaffe. Après tout, Freud avait-il le droit de le basculer dans le fossé ou de le faire heurter un autre véhicule ?

Cependant, sur les routes peu passantes le ramenant vers sa thébaïde, une espèce de malaise psychique le tenailla. Oui, il était certain que, gommé par les ans ou refoulé par un besoin d’oubli, continuait de vivre en lui un élément perturbateur que son subconscient sans doute avait banni de sa mémoire.

Durant la nuit qui suivit, il ne parvint guère à trouver le sommeil. À ses côtés, sa femme, dormant à poings fermés, émettait sans cesse de petits ronflements réguliers qui l’exaspéraient beaucoup. Il continuait pourtant à fouiller son passé.

L’aube était proche quand ce qu’il cherchait depuis des heures fut soudain lumineux. L’événement qu’il avait cru anodin était là, dans sa tête, resurgi intact après tant d’années. Il se souvenait…

Il est chez lui, un soir, dans la petite maison ouvrière où il habite avec ses parents. Il joue seul, comme d’habitude, avec son Meccano reçu en cadeau lors d’une récente fête. Il assemble avec attention et dextérité une charrette à quatre roues, avec ridelles, timon et palonnier. Un vrai chef-d’œuvre inspiré par un modèle du catalogue. Cornières, essieux, plaques percées de trous forment un ensemble rouge et vert du plus bel effet.

Il est heureux. Dans la cuisine, sa mère qu’il chérit plus que tout prépare le repas du soir. Il aime cette femme à un point tel que, souvent, il court vers elle, se presse contre ses cuisses, lui embrasse les genoux jusqu’à ce qu’elle se penche vers lui, le soulève et le couvre de baisers en disant : « Tu es un petit fou ; à ton âge, bientôt cinq ans. Arrête ! » On le lâche. Il retourne vers son jeu de construction. Il s’applique de nouveau.

À ce moment, rentre son père. C’est un homme fort comme un bœuf, avec une moustache en brosse, un peu à la Chariot. Il revient de son travail. Il passe sans beaucoup s’occuper de l’enfant. Mais le voici contre sa femme. Il l’enlace, pose ses lèvres sur les siennes. Un baiser qui dure très longtemps. L’homme et la femme ferment les yeux. Alors, il ne résiste pas à la colère qui s’empare de lui. Il trotte vers le couple qui s’étreint toujours et, de ses petits poings fermés, frappe avec rage père et mère. Eux l’écartent en riant d’une drôle de façon. Il est rouge de honte, de colère, de jalousie. Un vrai petit coq évincé par un rival. Cela le trouble beaucoup. Il sait pourtant qu’il doit aimer ses parents qui lui donnent tout, sont tellement gentils, pardonnent toujours et le comblent de bienfaits. Mais il adore sa mère. Son père n’a pas le droit. Surtout quand vient la nuit et qu’ils se retirent ensemble dans leur chambre. Parfois, il les a vus, en tenue légère, quasi nus lorsqu’ils accourent vers son petit lit quand il tousse, pleure, a de la fièvre…

Au printemps suivant, on le conduit vers l’école. Une construction avec un préau, une cour, une remise pour le charbon. Partout autour, des prairies fleuries de boutons d’or et de pissenlits. De vrais draps d’or que le soleil rend joyeux.

Mile Rose anime ce jardin d’enfants. Elle est jeune et belle, quoiqu’un peu rondelette. Elle consacre son temps à toutes sortes de tâches, mais a un faible pour le dessin. Pas une journée sans que ses petits élèves ne reçoivent une feuille de papier et ne soient invités à développer un thème qu’elle propose, chaque fois différent. Elle a d’abord demandé que l’on dessine sa maison. Il l’a fait avec beaucoup de cœur et d’application. Il aime tracer un rectangle pour la façade, puis une espèce de triangle pour le toit. Naissent alors les fenêtres, la porte et, sommant le tout, une cheminée qui fume. Mlle Rose l’a félicité. Il a été très content.

Aujourd’hui, la maîtresse demande qu’on représente sa famille. À l’aide de ses crayons de couleur et de ses pastels, il se met aussitôt au travail. Voici d’abord sa maman. Elle est grande et il la vêt de la robe qu’il aime par-dessus tout, la bleue, ornée de fleurs blanches. Il la chausse de pantoufles mignonnes à gros pompons rouges. Sa chevelure enfin : des boucles encadrent le visage où rien ne manque, ni bouche, nez, yeux, oreilles. Il se dessine alors près de maman. Il se représente avec les habits qu’il porte réellement : gilet grenat et pantalon de toile grise. Il tend la main vers la main de sa mère. Puis, très à l’écart, voici son papa. Il le dessine beaucoup plus minuscule qu’en réalité. Il porte ses vêtements de travail. Mais il en a tout à coup marre de son dessin. Voilà bien une heure qu’il s’y applique. Alors, pour représenter la tête de son père, un simple gribouillis suffira. « J’ai fini », crie-t-il.

Mlle Rose le tance d’abord. « On ne doit pas brailler comme un petit fou ! » Elle vient ensuite vers lui, s’extasie devant le dessin qu’il lui tend. Elle paraît quand même assez étonnée. « Et la tête de ton papa ? », lui demande-t-elle. « Je l’ai coupée », avoue-t-il.

« Coupée ? Tu veux sans doute dire loupée ! » Loupée, loupée ! Oui, c’est vrai, elle est vraiment loupée. Mais après tout, il sait bien, lui, ce qu’il a voulu faire. « Non, coupée », affirme-t-il. Pourtant, c’est vrai, c’est loupée qu’il devrait dire à la maîtresse. Pourquoi, alors, dit-il coupée ? Autour de lui, tous les élèves s’esclaffent. Comme si on coupait la tête de son papa ! Cela va secouer la classe jusqu’à la sortie.

Quand sa mère vient le reprendre, Mlle Rose rit très fort en lui racontant cette aventure. « Ainsi, dit la mère, tu as coupé la tête de ton papa ! » « Non, précise-t-il, loupée, loupée… »

On parlera longtemps encore de cette chose aux parents, aux amis, aux voisins. Il lui faudra des semaines, des mois pour qu’il oublie cette histoire.

Mais, cette fois, après bien des années, elle revenait à sa mémoire. Son père était mort, sa mère avait beaucoup vieilli. Et grâce à Mme Roussel, grâce surtout à Freud, il comprenait le sens de ce lapsus. Oui, tout jeune garçon, il avait éprouvé une aversion indéfinissable pour son père qui accaparait totalement sa mère. Et lui était sans doute travaillé par un amour impossible pour sa mère. C’est pourquoi, il en était sûr à présent, il avait « coupé » la tête de son père.

La semaine suivante, Mme Roussel lui confirma la chose. Les autres étudiants contèrent d’autres histoires aussi surprenantes.

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