Le piéton de l’avenue Molière

Marc Meganck,

Bruxelles n’est pas une ville, mais une sorte d’archipel, un agglomérat de noyaux urbains.

Jacques De Decker, Bruxelles, capitale eurotique, in Modèles réduits, 2010.

 

Un triangle. La rue Jean Chapelié, l’avenue Molière, la chaussée de Waterloo. À l’angle nord, la petite place Charles Graux opère la jonction entre la rue Jean Chapelié et l’interminable chaussée qui relie Bruxelles à la « morne plaine » hugolienne. Cette place est une respiration même si, saturée de voitures aux heures de pointe, elle tient du rond-point, même si, peuplée d’ombres qui descendent des canettes de bière sur les bancs, elle tient certains soirs du square mal famé.

Une infime portion de Bruxelles, aux confins d’Ixelles et Uccle. Un de ces modèles réduits qui composent Bruxelles, une de ces îles urbaines si chères à Jacques De Decker, « JDD ». Aux angles de ce triangle, aux pointes nord, est et sud, il y a des haltes possibles pour les contemplations. Des lieux de rencontre. Au nord, la librairie d’occasion Pêle-Mêle – livres, revues, bandes dessinées, reliures anciennes, vinyles, CD, DVD… et même des livres de JDD ! –, un repaire d’amoureux des mots, de musique, d’art noble ou brut, de liberté d’expression. À l’est, le lieu-dit La Bascule, carrefour impossible, à l’architecture chaotique, au trafic automobile napolitain. Un lieu où l’on n’a pas d’autre choix que de s’arrêter et d’observer le joyeux désordre. JDD est souvent là, devant la banque, face au tumulte, comme on regarde l’océan qui tente de tout submerger. L’angle sud du triangle n’est pas exactement mort, disons qu’il est neutre, à la limite il offre une fuite, une manière de désertion : poursuivre plus loin dans l’avenue Molière, en direction de la place Guy d’Arezzo et de ses perruches aussi vertes que criardes.

Ce triangle est une pièce d’un étrange puzzle : Bruxelles, cette ville qui se vit par quartiers, par morceaux, qui se pratique aux angles, en triangle, en losange, en carré, en rond, en ligne droite et infinie, cette capitale à laquelle chacun donne la forme qu’il veut, cette capitale où les assemblages les plus absurdes convolent et accouchent parfois de petits miracles, cette capitale où les bribes de la rue, les brèves de comptoir et de presse finissent par donner sens et raconter des histoires.

Et cette histoire-ci se répète. Chaque matin, JDD pratique l’art de la triangulation contemplative. Une promenade vivifiante, pour s’arrimer au jour qui éclôt, profiter du quartier avant l’effervescence. Droit, les mains jointes dans le dos, le pas assuré, précis, au scalpel, comme les mots taillés. L’allure modérée pour contrebalancer le jaillissement incessant des idées, les pensées jaculatoires – projets d’écriture, de lectures, de commentaires, rédaction d’une préface, d’un article, d’un discours… Passant parmi les autres, JDD est surtout le piéton le plus reconnaissable de l’avenue Molière. C’est toujours dans la prestigieuse artère qu’il surgit, par surprise, en silence sous les alignements d’érables et de platanes.

Ni un Triangle des Bermudes avec des navires aspirés par les flots rageurs de l’Atlantique, ni un Triangle d’Or et ses guerres pour le contrôle de l’opium à la confluence du Mékong et du Ruak, ni même ce petit instrument idiophone, le triangle qui se détache de l’orchestre grâce à sa sonorité cristalline. Non, le triangle de JDD est un mouvement, une marche, une cadence. Il évoque la stabilité nécessaire à l’architecture musicale ou littéraire, les trinités – déistes et philosophiques –, ou encore une pointe de flèche, symbole de direction, de détermination.

JDD est une de ces silhouettes qui font qu’une ville est pleinement littéraire. À le voir « trianguler », on pense aussitôt à Odilon-Jean Périer si attaché à l’avenue Louise et ses abords, à Léon-Paul Fargue dans les rues de Paris, à Fernando Pessoa dans celles de Lisbonne… Son triangle est un lieu où se ressourcer sur les hauteurs de la capitale, à peu de distance du bois et de l’abbaye de la Cambre. Un quartier où pratiquer une déambulation pensive, avant la plongée dans les boyaux de la ville bouillonnante, vers les autres, toujours les autres, et leurs textes, les histoires qu’ils composent, racontent. Les écrivains, ses frères et sœurs de plume, de papier, de scène. JDD sait très exactement comment les placer dans la lumière vive. Où donc ce soir ? Aux Riches-Claires, à la Maison de la Francité, à l’Association des Écrivains belges, au Palais des Académies, au Cercle Gaulois, à la radio ? Car le passant est surtout un passeur, celui qui transmet, partage, refuse l’oubli, passe et repasse les mots qui percutent, frappent, touchent.

Cap au nord ! Pousser jusqu’à Pêle-Mêle, palper les livres, fouiner, feuilleter, découvrir et redécouvrir les titres, les couvertures, les biographies et les essais, les romans et les nouvelles, les beaux livres, les papiers jaunis. Pour arriver jusque-là, il faut passer par la place Charles Graux, qui rend hommage à un avocat et homme politique libéral. Elle est agrémentée d’un groupe sculptural en marbre blanc sur un socle en pierre bleue : La Vieille Fontaine (1914), due au statuaire bruxellois Isidore De Rudder. L’ensemble représente une mère appuyée contre une fontaine, entourée de quatre enfants – corps entremêlés, tendresse, amour. JDD s’arrête souvent devant ce groupe, il contemple, l’œil aiguisé, il rêve, il écrit mentalement peut-être.

Mais le côté le plus intime du triangle de JDD, c’est la rue Jean Chapelié, baptisée en souvenir du lieutenant-général qui a fondé l’École royale militaire. Il vit au numéro 50, une demeure de style moderniste conçue par et pour l’architecte Louis Lion – un nom à faire rugir ! Et le matin, le fauve des Lettres sort et prend la direction de l’avenue Molière, partagée sur les territoires d’Ixelles, Uccle et Forest. Ouverte avec le xxe siècle, l’artère a failli s’appeler « avenue Émile Zola » sous la pression de la commune de Forest. JDD n’aurait pas tiqué. Mais mieux l’attendait, lui, le dramaturge… Ixelles refusa Zola et proposa « avenue Molière », en l’honneur du célèbre auteur et acteur français de théâtre du xviie siècle.

Le jour s’est levé sur le triangle. Les ombres s’animent, elles deviennent des formes reconnaissables, elles gesticulent, triangulent. De l’humain, partout, en mouvement dans la rue ou statique aux angles, aux pointes nord, est et sud. Tout est réuni. Les observations et les idées à coucher sur le papier, en vers, en prose, en dialogue. Bientôt sonnera l’heure du déménagement vers l’avenue de Messidor. Bientôt, il le sait, viendra le moment de quitter la rue Jean Chapelié. Alors avant de descendre en ville pour faire vivre les Lettres, JDD foule une énième fois son modèle réduit de Bruxelles…

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