Où sont passés les points cardinaux ?

Thilde Barboni,

Si avoir le sens de l’orientation consiste à disposer mentalement un endroit par rapport à une direction, je ne dois pas être très douée pour ce genre d’exercice. L’un des deux éléments m’échappe toujours. Aujourd’hui, si je connais la destination, si je parviens à la visualiser, c’est la direction qui me semble moins sûre. Parfois, je suis consciente de l’emplacement très précis où je me trouve sur le globe mais j’ignore où je dois me rendre, ce qui revient au même. Au fil du temps, j’ai fini par m’habituer à cette sensation de malaise qui, à chaque croisement, ne fait qu’accentuer mon désarroi.

À droite ? À gauche ? C’est en première année primaire que l’on m’a enseigné à distinguer ces deux notions. À la fin de la journée, l’institutrice nous demandait de nous ranger le long du mur face à la sortie. Elle nous indiquait les fenêtres et nous répétait obstinément que le bras qui leur était opposé était le droit. Pendant un an, je me suis efforcée de sortir indemne de cette gymnastique mentale et, contre toute attente, je me suis orientée grâce à ce subterfuge. Un jour, j’ai quitté cette classe, la mémoire des lieux s’est estompée et j’ai fini par ne plus être très sûre de mes souvenirs, de l’emplacement des fenêtres, de la porte ou des murs. Je fermais les yeux, tentais de me représenter la maîtresse d’école, les grands arbres qui ondulaient derrière les baies vitrées mais rien n’y faisait. Parfois je les imaginais d’un côté, parfois de l’autre. Cela doit être à partir de là que tout a commencé à s’embrouiller.

— Elle le fait exprès, ma parole !

Dès la deuxième année primaire, l’école m’est apparue comme un labyrinthe troué de multiples fenêtres, cerné d’arbres espiègles. Comme une toupie folle, je me perdais régulièrement dans les couloirs. J’ai le souvenir précis d’éclats de rire tourbillonnant autour de ma petite personne lorsqu’un professeur ou une élève des classes supérieures me ramenait à la maternelle.

— Tu le fais exprès, ma parole !

Dès que j’ai une carte routière entre les mains et que je tente de venir en aide à un conducteur, c’est la phrase qui répond en écho à mes indications.

Le drame, c’est que je ne le fais jamais exprès. Peut-être devrais-je emprunter systématiquement la direction opposée à celle qui me semble la plus plausible ? Je n’ai jamais osé céder à cette solution. Question d’audace, d’habitude aussi. J’ai fini par m’accommoder d’une vie ponctuée d’errances à la recherche d’un lieu perdu.

Cela doit provenir d’une tare, d’une anomalie génétique, d’un problème d’oreille interne combinés à un apprentissage raté. Il doit bien y avoir une explication ! Ce matin, par exemple, qu’est-ce qui m’a pris de suivre cette route de terre battue, de rebrousser chemin en virant dans un champ ? Je ne m’énerve même pas. Je devine au bruit désagréable des roues qui patinent dans la boue que l’inévitable s’est encore produit. Non seulement je me suis perdue en plein milieu de la campagne, mais en plus ma voiture s’est enlisée dans un terrain gorgé d’eau. Je suis cependant presque sereine. Pourquoi m’inquiéter ? Je vois distinctement l’endroit où je devrais me trouver. Je l’aperçois derrière des têtes de peupliers. À vol d’oiseau, j’y serais déjà. Le problème est que je suis loin d’y être.

Treize heures trente. Je commence à mourir de faim et pas un seul tracteur qui se proposerait spontanément de venir à mon secours. Il va falloir que je me décide à sortir de la voiture. Je vais partir à pied, direction le rideau d’arbres, en priant pour que le but de cette excursion reste bien visible à l’horizon.

La journée a pourtant merveilleusement bien commencé. La perspective de quitter la ville dès le petit matin, de traverser des bourgades endormies, de jouer une partie de cache-cache avec le soleil levant m’a insufflé une énergie qui me faisait cruellement défaut la veille au soir.

— Tu as l’air crevé, Ariane. Tu as des projets pour le week-end ?

Mon patron et néanmoins ami m’avait d’autorité pris quelques dossiers des mains pour les replacer sur l’étagère.

— Hors de question d’emporter du travail avec toi. Tu devrais essayer de te reposer. Les semaines à venir vont être difficiles.

Il avait raison, j’étais fatiguée. Ce n’était pas vraiment le travail qui prenait toute mon énergie, mais plutôt une vie sentimentale qui, ces derniers temps, tendait à se compliquer méchamment.

— Pars en week-end comme la semaine dernière. Tu avais très bonne mine lundi matin. Cela te fera du bien, crois-moi. Au fait, comment as-tu trouvé ce gîte rural que je t’ai renseigné ? On n’a pas encore eu l’occasion d’en parler.

David s’était assis en face de moi, sur le siège réservé habituellement aux clients. Il m’interrogeait avec une sollicitude sincère. Cher David ! Voilà un homme qui doit souffrir en permanence d’un complexe aigu de paternité. C’est ce qui en fait d’ailleurs l’un des meilleurs avocats de la ville. Il suffit que quelqu’un pousse la porte de l’étude la mine déconfite et le regard mouillé pour qu’il soit immédiatement pris en charge d’un air gourmand. Sa sollicitude s’étend à tout le monde. Pas une seule personne qui ne l’adore. Les femmes de ménage lui lancent des œillades reconnaissantes. « Laissez Irma, cela attendra demain. Vous avez une petite mine aujourd’hui… » Une horde de tantes, cousines, grands-pères et grands-mères lui téléphonent régulièrement. « David, il n’y a que toi qui puisses nous aider. » David par-ci, David par-là… Je ne connais personne d’aussi sollicité que lui par les déshérités, les souffreteux, les neurasthéniques de tout poil. Le plus étonnant est qu’il fait merveille.

Les problèmes ne demandent qu’à être résolus. On devrait imprimer sa maxime favorite sur le papier à lettres du bureau. Grâce à elle, le cabinet d’avocats dont il est le patron ne cesse de prospérer.

Je croyais échapper à sa sollicitude, mais il y a quinze jours, lorsqu’il m’a tendu une demi-page de magazine intitulée « La vie de château » où on vantait un domaine légendaire plongeant ses pierres dans le haut Moyen Âge, un château entouré d’un parc, une demeure « de tradition et d’exception » ouverte le week-end aux amoureux de la nature, de l’histoire et du calme, j’ai compris que l’aspect de ma mine était inversement proportionnel à l’essor du cabinet.

— Tu y es allée finalement ?

— J’y ai passé le week-end.

— Cela vaut vraiment le détour ?

Je ne sais pourquoi la question de David m’avait dérangée. Est-ce parce que la publicité tape à l’œil ne correspondait pas vraiment à la sérénité des lieux ou plutôt parce que l’intérêt de mon patron m’inquiétait au plus haut point ? Quoi ! Avais-je à ce point l’air d’avoir besoin d’aide ?

— L’endroit est calme mais inconfortable, vraiment inconfortable, surtout au niveau des sanitaires.

David avait froncé les sourcils. Je savais qu’il ne demanderait aucune explication supplémentaire.

— Je suis désolé. Avoue que les photos étaient alléchantes.

Je m’étais baissée pour ramasser mon sac. Je n’étais pas habituée à mentir, mais je n’avais aucune envie de parler avec David de ce refuge que j’avais découvert. David appartenait trop au monde du travail et de la ville.

— Trouve-toi un autre endroit. Les petits hôtels ne manquent pas. Essaie la Normandie ou le Pas-de-Calais, mais je t’en prie, va prendre l’air…

J’avais hoché la tête en tentant de lui composer mon plus beau sourire. Celui qui signifie « merci pour ta sollicitude, mais mes loisirs, ce sont mes oignons ». David déteste ce genre de mise au point.

— Et toi, tu as quelque chose de prévu ?

— Oh, rien de très spécial. Ma femme veut m’emmener de force dans les magasins, les enfants ont un tournoi de tennis samedi après-midi, et le soir, Frédéric et sa femme viennent dîner à la maison. Tu connais Frédéric ?

M’avait-il posé cette question par hasard ou désirait-il réellement tester mes réactions ? J’avais rangé quelques papiers, saisi mon agenda.

— Frédéric ?

— Frédéric Martel, du bureau Martel. Ce nom ne devrait pas t’être étranger.

— En effet, je l’ai rencontré pour un dossier le mois dernier. Brillant fiscaliste.

— Je ne te le fais pas dire, ce serait bien si on pouvait l’associer à certaines affaires. Je vais un peu tâter le terrain, et puis j’organiserai une réunion plus professionnelle à laquelle tu seras conviée, bien entendu. Repose-toi et reviens d’attaque lundi matin. Les affaires sont dures pour l’instant. On a besoin de toutes les énergies disponibles.

David m’avait embrassée sur le front, signe d’une sollicitude extrême, et m’avait plantée au beau milieu du bureau. J’avais le cœur qui battait, les jambes qui se dérobaient sous moi. Pourquoi Frédéric ne m’avait-il rien dit ? Je m’étais sentie très mal. Ainsi David avait l’intention de tâter un terrain que j’avais déjà parcouru en éclaireur. Je m’étais assise par terre, les jambes repliées sous le menton. Pourquoi Frédéric ne m’avait-il rien dit à propos de ce dîner ? Pour m’épargner ? Pour m’écarter de sa vie ? Ces questions étaient pour le moins incongrues. J’avais calculé sur le bout des doigts que j’avais vu Frédéric trois fois depuis le début de notre liaison. Plus exactement, trois fois deux heures, ce qui ne faisait somme toute que six fois soixante minutes !

Qu’est-ce que je savais de cet homme ? Qu’il était marié ? C’était évident. Que s’il m’avait rencontrée avant sa femme, c’est moi qu’il aurait épousée ? Cela allait de soi. J’avais surtout très vite assimilé que je ne pouvais pas le joindre comme je le désirais.

C’était à lui que revenait l’initiative des appels. Je le connaissais depuis à peine un mois, et mes temps libres étaient devenus un enfer, le téléphone, un persécuteur. Je dormais mal, je sursautais au moindre coup de fil, soupirais en identifiant l’interlocuteur ou l’interlocutrice. Je m’étais introduite très rapidement dans un piège insidieux tissé d’attentes déçues, de rêves cruels. Seuls les deux jours passés dans ce gîte rural avaient réussi à me détendre.

La porte du bureau avait claqué sèchement. D’habitude, David entrebâillait une dernière fois la porte et me souhaitait une bonne soirée avant de rentrer chez lui. J’avais réussi à vexer le bon Samaritain qui me faisait office de patron.

Je m’étais levée pour saisir le téléphone.

— Domaine la Tour.

— Ariane Langlois à l’appareil. Je suis venue la semaine dernière. Auriez-vous encore une chambre pour demain soir ?

— Laquelle désirez-vous ?

— Je ne sais pas. Peut-être pourriez-vous la choisir pour moi. J’aimerais avoir vue sur le parc.

— Nos chambres ont toutes vue sur le parc. Je vais vous donner la numéro trois. Je crois qu’elle vous plaira.

— J’arriverai demain matin juste avant le déjeuner.

— À demain, Mademoiselle Langlois.

J’avais reconnu la voix au bout du fil. Une voix féminine un peu haut perchée, dont l’intonation traînait sur les syllabes finales. J’étais rentrée chez moi le cœur léger et je m’étais mise au lit en avalant un somnifère.

Ce matin, lorsque le réveil a sonné, l’effet du somnifère n’était pas encore passé. Je n’ai rien pu boire. L’odeur du café me donnait la nausée. Je me suis mise au volant en ayant la sensation qu’une couche de coton me protégeait du monde. Peut-être est-ce pour cela que j’ai manqué les embranchements, que les indications routières m’ont paru contradictoires ? Je dois m’estimer heureuse d’avoir atterri dans ce champ d’où j’ai une vue merveilleuse sur la vallée, la forêt et le toit du château.

Contrairement à la semaine dernière où j’avais emporté des vêtements trop habillés pour l’endroit, je me suis équipée de chaussures de marche et de grands pulls amples. Autour de moi, la nature frissonne. Les gelées précoces ont enrobé les dernières feuilles accrochées aux arbres d’un glacis translucide qui commence à fondre. Je marche d’un bon pas, les yeux fixés sur la pointe de ce qui devrait être un donjon. Surtout ne pas perdre ce repère des yeux. Je trébuche sur de vieilles souches. Des corneilles au ventre rond, indifférentes, picorent le sol durci.

Je traverse une petite clairière, et c’est comme si j’entrais dans un autre monde. La semaine dernière déjà, j’avais remarqué, incrédule, qu’il fallait plus d’un quart d’heure pour rejoindre le château. L’entrée du domaine était indiquée par deux grandes grilles rouillées, ouvertes sur un chemin caillouteux. Une pancarte « Domaine la Tour » indiquait de suivre ce qui ressemblait plus à un large sentier qu’à une route. J’avais roulé, au cœur d’une forêt austère et magnifique, sous une voûte de branchages qui, par endroits, chatouillaient le toit du véhicule. Le soleil d’automne avait joué avec les ombres du sous-bois, la clarté s’était mêlée à l’obscurité. J’avais fini par être saisie par la magie des lieux, certaine une fois encore de m’être égarée.

Au détour d’un sentier large et mousseux, le château m’était pourtant apparu. C’était une demeure insolite. Au premier abord, on pouvait la croire sortie tout droit du Moyen Âge avec ses deux tours carrées, son donjon blessé de fines meurtrières qui se profilait derrière une aile plus récente donnant sur un jardin à la française avec des buis taillés de près.

Une rivière courait à quelques mètres des murs ancestraux, puis serpentait pour aller se perdre dans un étang recouvert de plantes sauvages. Un petit pont de pierre permettait de passer cette étrange étendue d’eau qui n’était animée d’aucun mouvement. J’avais parqué ma voiture près de deux autres véhicules aux roues boueuses. J’étais arrivée au Domaine la Tour sans m’égarer. J’avais pris cela pour le meilleur des présages. Pour la première fois de ma vie, un lieu secret m’avait aimantée. Je m’étais immédiatement promis d’y revenir.

Une semaine plus tard, me voilà de nouveau perdue dans mes pensées et, lorsque je relève la tête, c’est une multitude de troncs argentés qui se dressent devant moi comme autant de barreaux. Je tourne sur moi-même. Je sais que je ne devrais pas m’agiter, ne pas courir dans tous les sens, ne pas partir dans une direction pour revenir sur mes pas quelques mètres plus loin. C’est plus fort que moi. Plus je me sens perdue, plus j’ai tendance à brouiller toutes les pistes, plus je m’ingénie à m’égarer tout à fait.

Le soleil, timide, me chatouille le bout du nez à travers les branches à moitié nues. Il faut que je le prenne pour point de repère. Que je choisisse une direction et que je ne m’en écarte plus. Le sous-bois crépite sous mes bottes. Je trébuche sur des branchages enlacés, me blesse à des buissons d’épineux. Pourquoi tant d’hostilité aujourd’hui ? Ma course dans cette forêt refléterait-elle mes états d’âme ? Comment ai-je pu m’égarer dans une aventure avec un homme marié ? L’important aujourd’hui n’est pas qu’il n’est pas disponible, mais bien que j’en sois terriblement amoureuse. En six malheureuses petites heures, je suis passée du statut de femme libre à celui peu enviable d’une maîtresse dépendante.

J’entrevois une clairière. Je me mets à courir. Il faut que je me rende à l’évidence : je ne parviens plus à écarter Frédéric de mes pensées. Depuis les dernières heures passées ensemble, tout me ramène à lui. Je trébuche et tombe à plat ventre sur une étendue gelée. En contrebas, des prairies en terrasses, saupoudrées de bouquets d’arbres, se succèdent jusqu’à l’horizon. Plus aucune trace du château. Il y a quelques mois, j’aurais éclaté de rire, mais ce matin, une violente envie de pleurer me prend à la gorge.

— Toi, t’es perdue.

Deux petites chaussures fourrées frappent le sol devant mes yeux. Je me redresse, secoue mes vêtements. Une petite fille au bonnet bleu me fixe de ses prunelles couleur ciel d’orage. Des

mèches de cheveux roux volent autour de ses joues rosies de froid.

— Si c’est au château que tu vas, c’est par là.

Elle m’indique un sentier qui se faufile entre deux touffes de houx.

— Attention, ça pique.

Elle n’est pas plus haute que trois pommes, et c’est moi qui ai la sensation d’être une gamine prise en faute. Je me glisse entre les arbustes, me retourne pour la remercier. Elle a disparu. Ses deux prunelles trop sérieuses pour une enfant de cet âge m’ont impressionnée. Je hâte le pas, finis par apercevoir les buis, étincelants sous les cristaux de glace. Ma position un peu en hauteur me permet de distinguer la géométrie parfaite du jardin. J’en ai le souffle coupé. J’ai devant mes yeux un chef-d’œuvre végétal reproduisant une immense étoile à la géographie complexe.

— Mademoiselle Langlois ? Nous ne vous attendions plus.

La jeune femme entrevue la semaine dernière se dirige vers

moi. Est-ce la faim ou la course au grand air, j’ai la sensation qu’un oiseau vole dans ma direction.

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