Ce qui manque à l’Europe, c’est le monde

Édouard Glissant

Passé le premier moment de stupéfaction qu’un acte d’un tel cynisme a pu causer, et faute de pouvoir, en l’absence de témoins du forfait, reconstituer son modus operandi (combien d’hommes ? dotés de quels moyens ? bénéficiant de quelles complicités ? est-ce un seul groupe ou une alliance de circonstance ?), il a bien fallu s’interroger sur les motivations précises des ravisseurs. Jusqu’ici, en effet, nulle revendication n’a été clairement exprimée ni répercutée ; et on doute même que des images viennent jamais montrer les ravages de la douleur et de la peur sur la captive, suppliant, dans un bouleversant appel à l’aide, que son calvaire s’achève : car aucune mise en scène ne saurait être assez retorse pour jouer avec les nerfs de ceux qui la verraient, tant la victime paraissait déjà démunie et ignorée quand elle était encore en liberté. Personne, à peu de chose près, ne semble du reste disposé à lui accorder plus d’attention ou de sympathie, maintenant qu’elle est retenue en otage.

Quant aux ravisseurs, on ignore leur identité, et plus encore leur stratégie. Même si une telle question peut ouvrir des plaies, surtout chez les proches de la détenue, il faut néanmoins la poser sans détour : ces personnages incontestablement déterminés, pourvus de ressources importantes (les repérages et les filatures ont dû être longs) et ayant démontré, fut-ce en restant invisibles depuis des mois, une grande connaissance du pays, ne se seraient-ils pas trompés de cible ? Leur silence persistant pourrait indiquer, plutôt que d’hypothétiques tensions entre eux pour définir les conditions d’une éventuelle libération, leur indécision quant aux conséquences réelles de leur action, voire leur incapacité à les définir et à les peser. Se seraient-ils brûlés pour rien ? Quelles monnaies d’échange voulaient-ils en réalité s’approprier pour pousser leurs revendications, probablement politiques ? Le fait est que celles-ci, en raison même de la réussite de l’objectif, paraissent du coup fort dévaluées. Car, désormais, il ne s’agit plus vraiment d’exiger une rançon ! Les autorités elles-mêmes, sans prendre la peine de dissimuler leur agacement à la seule perspective de devoir négocier (sur quelles bases ?), ne sont manifestement pas prêtes à se mouiller dans cette affaire, ni même à « stabiliser » le moindre contact avec des exécutants si peu inspirés et apparemment dénués d’un « cerveau » un peu au fait des rapports de force.

Quelle idée, aussi, d’enlever l’Europe de la Culture ! Connaît-on un meilleur moyen de placer la barre trop bas ? Sauf à se gargariser de mots, cela témoigne en tout cas d’une grande méconnaissance des enjeux réels qui agitent le Continent, tant la culture, en termes de valeur ajoutée, y fait figure de parent pauvre. Même l’Europe sociale traverse une période où sa cote, en termes marchands, se dégrade à vive allure, ce qui ne peut évidemment qu’inciter les partisans des déréglementations et du « moins d’État » à accélérer, au nom de la flexibilité et de la globalisation des échanges, son dépeçage morceau par morceau – quant à l’Europe financière, elle est évidemment hors de portée d’un groupe, aussi décidé soit-il, si ignorant des réalités ; par surcroît, cette Europe-là, qui a au moins le mérite d’être conséquente avec elle-même et les valeurs qu’elle s’attribue (celles d’une économie « hautement compétitive » où la concurrence, « libre et non faussée », se mesure en délocalisations ou en licenciements même en cas de profits), est naturellement aussi surveillée par les gardiens de l’orthodoxie que peuvent l’être par des agents de sécurité les lingots d’or entassés dans les coffres de la Réserve Fédérale américaine ! Les créateurs, à coups de pétitions dans les journaux, de débats dans des salles surchauffées ou de colloques aux quatre points cardinaux, ont évidemment marqué publiquement leur solidarité avec l’otage. En privé, cependant, ils ne peuvent s’empêcher de craindre qu’un contrecoup, dû à l’une ou l’autre séquelle psychologique de sa longue captivité, n’amène la détenue, une fois sortie de son cauchemar mais inhibée par son souvenir, à édulcorer son discours et à renier progressivement la diversité qu’elle s’était plu à mettre en exergue.

Ces créateurs ont aussi rappelé opportunément les paroles (apocryphes ?) de Jean Monnet, l’un des initiateurs de l’idée commune : « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture. » Mais, on l’a compris, ce n’est pas sur cette base que le continent a bâti son devenir ; et s’il existe sans doute une « utopie européenne » prenant sa source dans la volonté d’éviter désormais les saignées guerrières, responsables de deux conflits meurtriers en une génération (et dont, à ce titre, le couple franco-allemand est le garant), il est manifeste que l’absence d’une communauté de destin est le prix à payer pour le défaut d’une communauté d’esprit. L’horizon étriqué d’un marché intérieur, aussi grand et voué à s’élargir fut-il, ne saurait être proclamé indépassable. Il faudra donc passer outre à ce ciel qui obscurcit les consciences.

Europe, enlevée par Jupiter déguisé en taureau blanc, a été soustraite aux poursuites, notamment de ses frères, après que le dieu eut gagné avec elle à la nage l’île de Crète. Ne peut-on voir un symbole dans le fait que, selon certaines traditions, le chien donné par Jupiter pour en être le gardien s’appelait Sirius et que, comme on sait, ce nom désigne quelquefois l’Histoire ?

D’ailleurs, l’Europe de la Culture sera-t-elle un jour libérée ? Et dans ce cas, ses ravisseurs seront-ils même jamais poursuivis ?

(Ce texte est dédié à Florence Aubenas, Hussein Hanoun al-Saadi, Ingrid Betancourt, Fred Nérac et les autres otages, prisonniers d’opinion et journalistes, partoutquelque chose de la vie nous est ôté tant qu’ils ne seront pas libres.)

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