La mule du Berlaymont

Gérard de Sélys,

Un vieil homme marche sur des gravats, aux côtés d’une mule dont il tient la longe. Un adolescent dépenaillé les suit. On n’entend que les sabots de la mule et, parfois, le son creux d’un bloc de béton déséquilibré par un de leurs pas. Ils doivent souvent contourner laborieusement un massif de buddleias aux fleurs mauves sentant la pisse. Des nuages de papillons noirs effarouchés les suivent alors quelques instants en désordre. Ils arrivent à ce qui a dû être un rond-point. Le vieil homme s’assied sur un muret effondré et la mule se met à brouter les herbes sauvages entre ses godasses. L’adolescent se juche sur ce qui reste du socle d’une statue et regarde autour de lui, la main droite lui protégeant les yeux du soleil trop blanc. On perçoit le ressac de la mer au loin. La mule les regarde tour à tour.

Le quartier est bouclé. On inaugure le Berlaymont. Sa deuxième transformation aura été encore plus épique que la première, à la fin du XXe siècle. Cette fois, on l’a surélevé de cent étages. En parlant de l’étage des commissaires, le cent treizième, on dit encore « le treizième ». Par habitude. Le Juste Lipse, en face, a été rénové il y a deux ans. Il compte aussi une centaine d’étages. On entend le grondement des manifestants, au loin. Je porte la carte magnétique qui ouvre les portes des bâtiments européens. Mon journal m’a demandé de couvrir l’événement de manière originale. Je me creuse la tête pour savoir comment. L’Union européenne est devenue la plus vaste zone de libre-échange du globe et les décisions que prennent ou ne prennent pas ses dirigeants restent inconnues du public même si nous, journalistes, tentons de l’en informer.

À condition que nous en ayons nous-mêmes été informés. Ce qui est rarement le cas. J’ai de la chance. Je rencontre une amie interprète qui, échevelée, me dit qu’elle n’en peut plus de bosser comme une folle. Elle m’apprend qu’elle travaille pour une réunion, préparée par la Commission, qui doit donner naissance à la plus grande transnationale de l’agroalimentaire : Monidé. En deux heures, j’ai mon papier. Plutôt que de couvrir l’inauguration comme le font mes confrères, j’annonce le scoop du siècle : la création de Monidé S.A. regroupement des cinq plus gros producteurs de bouffe du monde. Trois milliards de clients captifs, vingt millions d’employés et d’ouvriers, la mainmise sur les trois quarts de la production agricole mondiale et un chiffre d’affaires équivalent au PIB de l’Amérique latine et de l’Amérique centrale réunies. Michel Menty, le commissaire européen au commerce en devient le président. Le lendemain, on ne parle que de ça. Je suis une gloire et reçois la promotion du siècle.

L’adolescent s’assied près du vieil homme qui s’est assoupi. La mule pose ses naseaux sur ses genoux. Ils sont immobiles. D’énormes structures métalliques tordues leur cachent le soleil. La marée doit être basse, on n’entend plus la mer.

— C’est ici ?, demande doucement le jeune.

— Oui, répond le vieux, c’est ici.

— Tu es triste ?

— Non, au contraire.

— C’est dangereux de venir ici ?

— C’est interdit.

— Pourquoi tu es venu, alors ?

— Je voulais revoir l’endroit où j’ai vécu et travaillé il y a très longtemps.

— C’était bien ?

— Oui. Non. Nous étions tous complètement inconscients. Nous savions bien que nous ne pourrions plus continuer à vivre comme nous le faisions sans courir à la catastrophe, mais nous ne changions rien à nos habitudes. Au contraire, nous préparions plus ou moins consciemment une sorte de suicide collectif en nous disant qu’il fallait profiter au mieux des derniers moments.

La mule couche les oreilles et gratte le sol. De longs frissons courent en vagues sous la peau de son dos. Elle hennit doucement et tire sur la longe que tient le vieil homme. Un éclat de lumière les éblouit par moments. Il vient d’un bâtiment à demi effondré. Peut-être une vitre que le vent fait bouger. Une voix chante quelque part. Comme venue des profondeurs du sol. L’adolescent s’agite. La mule secoue bruyamment la tête.

— On s’en va ?

— Oui, tu en as assez vu. Et moi aussi.

Au loin, on entend le vrombissement croissant d’une escadrille d’hélicoptères. La mule les observe. D’abord l’adolescent. Et se met en marche.

La promotion du siècle ne me vaut que des ennuis. Devenu chef des communications du groupe Monidé, je parcours le monde. Je suis riche et respecté mais Michèle m’a quitté. Je dispose de suites dans tous les grands hôtels du monde mais leur personnel me boude. Je suis universellement connu mais les calicots des manifestants altermondialistes font des jeux de mots insultants avec mon nom. Je ne peux plus sortir en ville sans me faire menacer. Où que ce soit. Je suis riche mais j’ai peur. Pire que tout, on me craint. Mes anciens collègues me courtisent mais me haïssent. Détail grotesque : je ne mange jamais les produits que je vante, je suis assez riche pour ne m’offrir que du bio.

Ils s’abritent sous un buddleia géant. Les hélicos tournoient au-dessus de leurs têtes pendant près d’une heure. L’un d’eux se pose non loin. Le jeune adolescent tremble un peu. Le vieil homme ne bouge pas, tenant sa mule par la crinière. Le chant s’est éteint ou est couvert par le vacarme.

— Que s’est-il passé ?

— Je te l’ai déjà raconté.

— Mais pourquoi comme ça, pourquoi tout s’est écroulé si vite ?

— Parce que tout était faux. Et qu’on ne bâtit pas sur du faux, sur du mensonge. Depuis le début. Quand ils ont créé la CECA, à la moitié du siècle passé, ils ont dit que c’était pour conforter la paix mais c’était pour ouvrir les frontières européennes au charbon et à l’acier produits dans la Ruhr par des usines à capitaux américains. Schuman, Spaak et Monnet étaient aux ordres de Truman qui, lui-même, était aux ordres de Wall Street.

— On ne l’a pas dit, à l’époque ?

— Surtout pas. Comme les Européens, du nord au sud et de l’est à l’ouest, réclamaient avec force leur union pour empêcher toute nouvelle guerre, on leur a fait croire que la CECA était un premier pas vers l’union des peuples. Que c’était une réponse à leur vœu. Leur révéler la réalité aurait été trop trivial. On craignait les conséquences de leur déception.

La mule les considère. Et secoue la tête.

C’est dans ma baignoire de l’intercontinental de Singapour que je l’apprends. Un prion a infecté toutes les cuves de fermentation des usines de Monidé. Depuis deux mois, le monde s’intoxique sans le savoir en mangeant chaque jour les sachets préparés Monidin et Monidej. Les chercheurs estiment que la durée d’incubation est de six mois et que l’effet létal, foudroyant, tuera deux consommateurs adultes sur trois. Aucun enfant n’y survivra. On m’ordonne de garder le secret. Monidé arrête totalement la production pour nettoyer ses milliers de cuves. Je dois expliquer que c’est pour préparer de nouveaux produits. Monidé détruit ses stocks en douce mais cela se sait vite. Je dois expliquer que c’est par précaution mais je suis incapable de fournir des raisons crédibles à cette précaution. Finalement, je n’arrive plus à expliquer quoi que ce soit, les gens commencent à mourir et la famine frappe les quartiers pauvres des grandes villes. Des chercheurs indépendants découvrent le prion à leur tour et révèlent ses effets. Les bâtiments, magasins et usines de Monidé sont pris d’assaut et détruits partout dans le monde. Michel Menty est lynché par des journalistes au cours d’une conférence de presse à Manhattan. Les gouvernements tombent les uns après les autres. La Commission européenne est destituée par le Parlement sous pression de la rue. Les gens meurent par millions. Puis par dizaines de millions. Les survivants, fous de rage et de douleur, cassent tout. Les bâtiments de l’Union européenne sont dynamités en plein jour par des commandos de maladesau stade terminal, se moquant des balles de la police. Je me cache chez ma tante Alba qui élève des mules à Livigno, dans les Alpes italiennes. J’élève des mules pendant cinquante ans avant de devenir muletier itinérant. C’est un beau métier. Il s’agit de tracer de nouvelles routes à travers toute l’Europe ravagée par les ouragans et la montée des mers, des routes qui permettent aux peuples de se rencontrer. Nous sommes des milliers de muletiers à bâtir une nouvelle Europe. L’Europe des chemins. Les chemins des humains.

Le vieil homme pose la main sur l’épaule de l’adolescent et lui dit :

— Prends la longe, tu as assez appris maintenant, ramène-moi chez moi.

— C’est où chez toi ?

— Nulle part. En Europe.

— Nulle part ?

— Partout.

La mule s’ébroue, les examine et tire l’adolescent en direction du soleil. Le chant a repris. La mule s’immobilise au bord d’une profonde faille d’où sort la voix. La mule hennit et le vieil homme appelle. Le chant s’arrête. Une jeune fille sale et maigre surgit. Elle ne parle pas leur langue et se joint à eux. Elle accompagne encore l’adolescent, devenu muletier, aujourd’hui. Partout. La mule est morte en chemin. Aveugle. Le vieil homme est mort aussi. Muet. Sans avoir révélé à l’adolescent qu’il était l’arrière-petit-fils de Spaak. Un nom devenu inconnu. Partout.

16 mai 2085

Partager