Entendez-vous la mer ?

Jean-Pierre Orban,

Entendez-vous la mer ?

Entends-tu la mer, Pierre ? Non, vraiment…

La sens-tu encore, Pierre ? Sens-tu encore les flots monter du sol, gonfler le plancher et le soulever ? Les vagues s’élever sur la scène et, là où elle finit, à l’extrême bord du monde, le battement du ressac ?

Pierre, où es-tu ? D’où viens-tu ? Que t’est-il arrivé ? Aurais-tu atteint la fin ? La fin du combat ? La fin du spectacle ?

Je me suis levé tard, ce matin. Comme un mauvais présage. Comme si le poids de la nuit m’empêchait, pour la première fois, de m’ouvrir au jour. De saisir le visage fuyant que chaque matin, le monde offre à ma vue.

Hélas, je n’ai plus d’yeux…

Quoi ? Es-tu fou ? Un homme peut voir sans yeux comment va le monde…

J’ai posé le pied par terre. Nu – ah ! les chairs incertaines du vieux lutteur fatigué ! – je me suis dirigé vers les volets et, à travers le bois fendillé, les lattes mal ajustées – mais y a-t-il quelque part deux choses, existe-t-il en un seul endroit deux êtres ajustés ? – vers les filets de cette lumière que je connais bien.

Trop bien ?

Sans doute.

Veux-tu dire, Pierre, que le prestidigitateur a épuisé tous ses artifices ? Le magicien ses pouvoirs ? Que tu n’abuses plus personne, pas même toi ?

Il s’assied en tailleur sur la scène et continue à se parler à lui-même.

Chaque année, j’ai convoqué ici mes troupes… Ah ! Mon roi, comment parles-tu ? Oh ! Je sais, mais nous sommes seuls… Le monde n’a pas encore investi l’enceinte. La cérémonie n’a pas encore débuté. Laisse-moi sur cette scène vierge, dans les limbes de ce temps en suspens, jouer tous les rôles, le roi et le fou, le vieillard et l’enfant, le père et la fille, l’amant et son double. Je suis seul, Pierre. Pierre, je suis seul. Il me faut remplir le vide.

Soit, parle… !

Seul, disais-je… Est-ce pour tromper la solitude que je requérais la présence de ma compagnie ? Non, c’est de « troupe » que je parlais… Sous cette lumière du Sud qui découpe toute chose en noir et blanc, fait de tout lieu un décor d’affrontement, j’organisais, chaque été, le combat rituel où je la lancerais, ma troupe, à l’assaut du monde.

Et en démiurge, je conviais le monde et il accourait. Je l’attirais, telle était l’expression. Plus nous l’étripions, plus il affluait. Plus belle était la mise à mort, plus grande était l’ovation.

Je me souviens. Des coulisses, avant le spectacle, nous demandions – je dis nous, mais cela pourrait être je : nous et je étions interchangeables, nous formions un seul être aux facettes multiples, nous commutions nos masques – y a-t-il du monde ? Comme un bourreau attend sa victime.

Le monde venait en otage assister au sacrifice de sa représentation sur la scène.

La lumière, faible jusqu’alors, se fait plus intense, perçant des hauteurs. Pierre lève les yeux, les plisse douloureusement mais donne l’impression de renaître. Il se lève.

Je choisissais la liturgie. Le texte de la cérémonie. Oh ! Le choix ne manquait pas. Je l’adaptais à mes préoccupations, mes doutes et mes élans. Les auteurs, vivants ou morts, étaient mes nègres. Ils disaient, à leur insu, le dialogue que j’entretenais avec le monde. Un dialogue à mort. L’un des deux était condamné. Je tuais ce qui était hors scène en le montant sur scène, sur mon territoire.

Dès que nous naissons, nous pleurons d’être venus sur ce grand théâtre de fous…

La vie, bien sûr !

Mais ma vie, à moi, était ici, sur ce plateau. C’est leur théâtre qui était de folie. Le mien était cadencement des mots sur une musique réglée, métronomée à la… oh ! presque… ! perfection. Et pour peu qu’ils, eux, les autres, se soumettent, ils connaîtraient le salut des mots et des gestes choisis, des corps sculptés et des voix posées. Ils s’avanceraient sur le plateau, fantômes d’eux-mêmes, et je les ferais danser. Je les voyais arriver, en files consentantes, entre les travées comme dans les couloirs d’un abattoir, candidats à leur mort, candidats à ma vie.

Oui, j’étais né ici…

Il s’approche du bord de la scène.

J’ai connu des étés brûlants. Chaque hiver, empoissé dans les brouillards du Nord, j’attendais le soleil de juillet. La ville tout entière et même les collines environnantes devenaient le cadre de mes amours et de mes passions. Elles le furent aussi de mes drames. Mais j’accueillais tout, tant que ce tout se transmuait en ballet de formes évidées, était redessiné au scalpel de l’ombre et de la clarté…

Il se retourne.

Aujourd’hui, je ne reconnais plus la scène.

Les masques semblent empâtés, gonflés de la chair qu’ils sont censés dissimuler.

Et j’ai perdu l’agilité des métamorphoses.

Je deviens peu à peu le roi, seul le roi et le roi seul au dos voûté, à la crinière blanchie, aux paupières tombantes. Une caricature au lieu d’avoir été longtemps une silhouette.

Il s’avance vers le centre du plateau.

Oh ! Je pourrais égrener les excuses, j’allais dire les malheurs. Kent, que j’ai tant aimé, m’a trahi. Et Cordelia, ma fille, est partie pour toujours. La guerre est à nouveau à nos portes. Le monde semble avoir repris ses droits. J’ai perdu la maîtrise des agencements. Le démiurge, pris à la gorge par ses chimères, a fini par s’étrangler lui-même.

Se ressaisissant :

À moins… À moins que le monde ne soit réellement devenu fou ? Ne soit devenu ce chaos qu’aucun metteur en scène, si habile soit-il, ne saurait désormais ordonner ? Qu’aucune scène, si belle soit-elle, ne peut contenir ?

Dans le fond de la scène, se forment les ombres de personnages.

Je ne crois pas, Pierre. Le monde ? Le monde ! Il a simplement pris de l’épaisseur. Une épaisseur dont tu n’imaginais pas qu’elle pût un jour te dépasser. Le danseur a perdu sa grâce. Peut-être ne te fais-tu plus rêver quand il danse dans la glace ?

Ton royaume est déserté. Ce soir, la scène va être vide. Et tu vas rejoindre la salle. Peut-être est-il temps ?

Oui, peut-être.

Je sais quand on est mort et quand on est vivant.

Pierre fait quelques pas vers la salle puis s’affaisse lentement. Kent, Edgar et Albany approchent.

Edgar : Ouvrez les yeux, Monseigneur.

Kent : Ne troublez pas son âme… Oh ! Laissez-le partir ! C’est le haïr que vouloir sur la roue de cette rude vie l’étendre plus longtemps.

Edgar : Oh ! Il est parti en effet.

Kent : L’étonnant, c’est qu’il ait souffert si longtemps : il usurpait sa vie.

Albany : Notre soin présent est un deuil général. (À Edgar et à Kent.) Amis de mon cœur, tous deux, gouvernez ce royaume et soutenez l’État délabré. […] Il nous faut subir le fardeau de cette triste époque ; dire ce que nous sentons, non ce que nous devrions dire. Les plus vieux ont le plus souffert. Nous qui sommes jeunes, nous ne verrons jamais tant de choses, nous ne vivrons jamais si longtemps. (Ils emmènent le corps.)

Le Roi Lear, Acte V, Scène III

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