Le plus grand homme de théâtre de tous les temps est déchiré.
William est jaloux de Shakespeare. L’autre a tout et lui n’est rien. Son alter ego est un personnage, et lui n’est personne. On s’est même demandé s’il avait jamais existé. La rage au cœur, il crie vengeance. Il insinue l’air de rien : — « Orson Welles a réalisé un Othello qui est devenu la référence. »
Shakespeare, entamé, se défend : — « Sans mon texte, il n’y aurait pas de film. Où est le mal de se retrouver en mieux, ou du moins de revivre ? » Son mauvais génie le tourmente mais il répond : « Mon poème est si fort qu’il a poussé un autre à devoir trouver une fortune pour le réaliser. Le grand imagier en question s’est couvert de dettes. On se ruine pour moi. »
William sussure : — « Trône de sang de Kurosawa est sans doute à jamais le Macbeth le plus convaincant. »
Shakespeare, pincé : — « Je devrais être fier d’avoir inspiré jusqu’au pays du soleil levant. Mon art a traversé les siècles et les océans. » Mais il ne peut pas se débarrasser de lui-même. Comment faire pour ne pas s’entendre ?
William lui instille dans l’oreille : — « Le Hamlet de Laurence Olivier reste insurpassable. Où on est là-dedans ? »
Shakespeare, grand seigneur : — « Les meilleurs s’échinent à donner le meilleur d’eux-mêmes pour des êtres qui n’existent pas et qui sont de pures imaginations issues de mes rêves. »
William s’échauffe : — « J’en appelle à témoins. Le cinéma a tant puisé dans l’œuvre du maître élisabéthain, votre serviteur. Cette lanterne magique a détrôné le théâtre. »
Shakespeare se moque : — « On ne m’a jamais tant joué sur les scènes. »
William persifle : — « Le cinématographe est un spectacle de mort, d’ombres. »
Shakespeare : — « Mes œuvres ont déjà été adaptées à l’écran plusieurs fois, pour la plupart. J’incarne toujours le spectacle vivant. »
William peste : — « Le nouvel art est barbare, il pille, viole à volonté, extermine. Tu n’es qu’un prétexte. »
Shakespeare sourit : — « J’aime le septième art. Ici dans le royaume des ombres, il est devenu ma passion. Je ne peux plus voir mes drames que projetés sur la nuit en la salle obscure qu’est devenue notre demeure éternelle. »
William qui ne le lâche pas un instant s’écrie : — « Tu es aveugle. Tu ne veux pas voir la réalité. On te nie, on te transcende, on fait comme si tu n’avais jamais existé. »
Shakespeare éclate : — « Tu me ferais pleurer si tu ne me faisais pas rire. » Mais, solitaire dans la mort, il n’a que lui-même avec qui dialoguer.
William le tient : — « Tu te voiles la face. Un Chaplin… »
Shakespeare explose : — « Qu’on le voue aux gémonies ! »
William en sourdine : — « Oui, cet Anglais, ton compatriote…
Shakespeare, ravagé, enrage : — « Ce clown, quel cirque ! »
William plein de duplicité : — « Sois charitable avec un artiste de caf conc’. »
Shakespeare : — « Il est en passe de devenir aux yeux de gens sans repères comme un super-Shakespeare, tu te rends compte ? »
William cauteleux : — « Il a créé une figure poétique universellement connue. »
Shakespeare : — « Chariot ce n’est quand même pas Hamlet ! »
William cynique : — « Il est le héros d’un cycle. Sa silhouette est proverbiale. On parle de l’éternel Chariot. Le maître de Stratford a tant aspiré à une geste comique avec son Falstaff sans y réussir avec autant d’éclat. »
Shakespeare : — « Il me tue. »
William persévère : — « Chaplin, acteur-auteur, a pu jouer ses propres drames, non sans se modeler des récits sur mesure qui mettent si bien en valeur son personnage qu’on le confond avec lui. »
Shakespeare : — « Comme c’est déloyal à mon égard. Moi, personne ne pourra jamais me voir, et beaucoup regrettent de n’avoir pas trace de mes performances. Et lui se grave pour toujours dans une matière noble (la pellicule d’argent), il me laisse morfondu, sans pitié, pâle avec ma copie papier. Et il a eu l’indécence d’amasser une fortune telle qu’il a été à même de produire en toute indépendance et d’offrir des tragédies que personne au monde n’aurait financées, comme Modem Times »
William ironise : « …pour parler la langue de Shakespeare… »
Shakespeare, amer : — « …ouif Dictateur, qui oblitère mon pauvre Macbeth. Je suis trop malheureux. »
William boit du petit-lait : — « Le petit Anglais moderne a joui d’une liberté de création dont son illustre prédécesseur, on t’aura peut-être reconnu au passage, n’aurait jamais osé rêver. »
Shakespeare : — « Le comble, ce Charles Chaplin aurait voulu jouer Hamlet, c’était son idéal jeune homme, incarner la tragédie. »
William : — « Quelle outrecuidance ! »
Shakespeare : — « Et voilà que cet Hamlet raté devient la figure la plus représentative de son siècle, voire de l’humanité. »
William : — « Que cette dernière est ingrate. »
Shakespeare : — « Moi, j’ai dû m’escrimer toute ma vie avec des phrases et de grandes tirades, et voilà qu’un obscur enfant des faubourgs me supplante sans devoir prononcer un seul mot. »
William : — « Tu es ulcéré. Tu te sens incompris. »
En Shakespeare, le cœur révulsé, naît la folie d’un Macbeth qui est prêt à massacrer tous les génies de la scène et de l’écran qui lui portent ombrage, pour retrouver la position dominante qu’il a occupée pendant des siècles dans le monde du spectacle, son empire, son Commonwealth. Il est prêt même à se muer en super-Ubu, Macbeth grotesque s’il n’était pathétique, pour les faire passer « tous à la trappe ! ».
Et le cher William-Iago le martyrise. Et le cher Shakespeare-Othello se sent trahi par la Comédie qui l’a trompé avec tant d’autres, qui se déclarent pourtant si fidèles à son esprit. Il se lamente, menace, fulmine.
Comme il trouve injuste d’être à la base du septième art qui a découvert en lui ses meilleurs scénarios sans le reconnaître. Il beugle. Aucune adaptation ne se trouve dans les listes des meilleurs films. Personne ne voit plus comment son théâtre a fécondé le cinéma. Il n’arrive plus à s’empêcher d’être plein d’envie pour tous ces réalisateurs qui ont pu briller sur l’Olympe moderne à sa place. Il est prêt pour le grand massacre. Pour sa plus grande tragédie.
Il faut qu’il se réinvente un Iago qui trouverait les calomnies les plus dévastatrices jamais prononcées contre ses confrères et consœurs, qui l’écœurent. Que leurs noms soient ridiculisés, vilipendés, méprisés, effacés de la mémoire dans un crash général de tous les ordinateurs. « Au secours Macbeth ! Je suis un pauvre Othello qui doit exterminer plus qu’une épouse, – toute sa descendance ! Et parmi cette dernière, un illustre bâtard, gentleman déchu aux godillots éculés et vagabond à la canne et au melon plein de rêves, qui est devenu pour l’humanité son poète préféré. »
William : — « Ne fais pas encore ton roi Lear dépossédé par ses enfants ! »
Shakespeare piqué : — « J’ai mis le monde sur la scène. »
William : — « Et ta scène a été mise dans le monde. Tu es traduit dans toutes les langues. »
Shakespeare déprimé : — « On détruit toutes mes métaphores, la musique de ma poésie. »
William : — « On la retrouve dans le lyrisme des opéras qui chantent tes drames. »
Shakespeare se traîne : — « Je ne suis plus que livrets et scénarios. »
William : — « On te connaît même sans t’avoir lu. »
Shakespeare qui a reçu le coup de grâce : — « Chacune de tes paroles me nie. »
William a le triomphe triste : — « C’est toi qui m’empêches d’exister. Il n’y en a que pour Shakespeare. Mais moi l’être de chair, qui n’a jamais vécu que dans ton ombre, qui se soucie de moi ? qui sait que je voudrais vivre, et encore tout ressentir, que je donnerais tout Othello et tout Macbeth pour ne respirer ne fût-ce qu’un moment, et aimer une vraie Desdémone. »
Shakespeare qui retrouve sa superbe : — « Pauvre William, condamné à jouer Shakespeare jusqu’à la fin des temps ! »