Le temps de la pièce

Yves Wellens,

« Enlevez les couvercles, chiens, et lapez ! (Les convives découvrent les plats, qui sont pleins d’eau chaude.)

« Que veut dire Sa Seigneurie ? »

« Puissiez-vous ne jamais assister à un meilleur festin, vous tous, amis de bouche !… Fumée et eau tiède, voilà toute votre valeur. Englué et souillé par vous de flatteries, je m’en lave en vous éclaboussant le visage de votre infamie fumante ! (Il leur jette de l’eau chaude à la figure.)

[…]

« Que je te jette un dernier regard, ô muraille qui renferme ces loups ! Abîme-toi dans la terre, et ne défends plus Athènes. Matrones, devenez impudiques ! Enfants, perdez l’obéissance ! Esclaves et fous, arrachez de leurs bancs les sénateurs, graves et ridés, et administrez à leur place ! Offrez-vous à l’instant aux cloaques publics, virginités adolescentes ! faites la chose sous les yeux de vos parents ! Banqueroutiers, tenez bon ; et, plutôt que de rendre, tirez le couteau, et coupez la gorge à vos créanciers ! Serviteurs forcés, volez ! vos graves maîtres sont des filous en grand qui pillent de par la loi. Servante, au lit de ton maître ! ta maîtresse est au bordel. Fils de seize ans, arrache à ton vieux père impotent sa béquille rembourrée, pour lui faire sauter la cervelle ! Piété, scrupule, dévotion aux dieux, paix, justice, vérité, déférence domestique, repos des nuits, bon voisinage, instruction, mœurs, métiers et professions, hiérarchies, rites, coutumes et lois, perdez-vous dans le désordre de vos contraires ; et vive le chaos ! Fléaux contagieux à l’homme, accumulez vos plus terribles fièvres pestilentielles sur Athènes, mûre pour la ruine ! Luxure et libertinage, infiltrez-vous dans l’esprit et jusque dans la moelle de notre jeunesse, en sorte qu’elle puisse nager contre le courant de la vertu et se noyer dans la débauche ! Puisse l’haleine infecter l’haleine, afin que la société des Athéniens, comme leur amitié, ne soit plus que poison ! Timon s’en va dans les bois : il y trouvera la bête malfaisante plus bienfaisante que l’humanité. »

(Timon d’Athènes, traduction de François-Victor Hugo)

La tournée internationale de la troupe avait naturellement suscité dès le début des controverses houleuses, qui allèrent crescendo à mesure de son développement. Une série de dates avait dû, sous l’effet de la demande, être ajoutée au programme prévu, qui pourtant était déjà substantiel. Certains directeurs de salles étaient certes écartelés entre la tentation d’accueillir le spectacle, pour faire figurer eux aussi leurs temples dans la chronique de l’époque, et la crainte que des incidents toujours possibles, vu la tonalité des représentations, ne les discréditent mal à propos. La plupart d’entre eux, cependant, passèrent outre et passèrent commande : répondant en cela à la force des choses dites en leur temps, même si elles l’étaient depuis quatre siècles.

Les abondants commentaires des journaux avaient créé l’événement, qui semblait se propager de lui-même de ville en ville et de pays en pays. Que, par surcroît, des Ministres, des ambassadeurs ou de hauts dignitaires de toutes les autorités de divers États se déplacent pour assister à une pièce adaptée du Grand Will n’avait en soi rien de répréhensible (cela dit, ils ne rehaussaient pas de leur présence ce qui n’avait nul besoin de l’être) ; mais ils ne se répandaient pas pour autant devant les micros ou les stylos tendus devant eux pour faire connaître leur opinion, ce qui, en soi, était plus surprenant. Ils ne se dérobaient pas et allaient voir la pièce ; mais ils s’éclipsaient sans rien en dire. Cette soudaine prudence des puissants de ce monde amplifiait encore l’aura dont les plus subtils et les mieux avisés des observateurs avaient d’emblée gratifié le spectacle. La mise en scène, au début, n’avait pas fait l’unanimité. Mais ce n’était pas elle que les spectateurs retenaient, non plus d’ailleurs que l’interprétation, excellente sans être d’exception, des acteurs. Simplement, le fait qu’une pièce de théâtre présentée en Bosnie mette au défi un criminel de guerre comme Radovan Karadzic de paraître sur scène, puisqu’on le considérait comme étant le plus capable d’interpréter là l’un des rôles clé, ne pouvait relever de l’ordinaire. En l’occurrence, des rumeurs insistantes et concordantes (mais, selon des journalistes ayant enquêté sur la question, qui n’avaient pas été lancées par l’entourage de la troupe) ont fait état de la présence à Pale, ce soir-là, de l’ancien autoproclamé leader des Serbes de Bosnie, qui, à l’époque de sa triste « splendeur », déclamait des poèmes au son des canons qui bombardaient Sarajevo, sans pourtant qu’il se montre sur les planches, de crainte sans doute d’y être enfin arrêté.

Il ne s’agissait pas, cependant, chez les concepteurs du spectacle, d’une volonté de susciter de petits « coups médiatiques » pour attirer l’attention sur un contenu discutable, ou de montrer l’actualité d’une œuvre assurée depuis longtemps de l’éternité. Tous ces personnages archiconnus paraissaient ensemble sur la scène et, dans une première partie, s’interrogeaient sur leurs rôles respectifs et sur les polémiques qu’ils pouvaient encore susciter à cette heure ; après seulement, on passait à la pièce proprement dite, menée par un personnage chaque fois différent et issu de ce prodigieux corpus… Par ce biais, les créateurs voulaient, comme disait l’un d’entre eux, « retrouver l’os », c’est-à-dire en revenir à un théâtre ressenti et dépouillé de tous les oripeaux que des siècles de culture et de divertissement avaient déposés sur les mots de l’Élisabéthain. Autrement dit, en ne reproduisant pas les archétypes forgés par les innombrables études sur le théâtre de Shakespeare, ils voulaient retrouver l’essence des émotions qui agitaient le public du Globe quand il découvrait ses grandes tragédies. C’était une vue de l’esprit, bien entendu ; mais elle ne manquait pourtant pas d’allure et d’ampleur. Les discussions passionnées qui ont suivi les représentations données à la Schaubühne et dans la salle du Berliner Ensemble, fief de la tradition brechtienne, au Burgtheater de Vienne, à la Cartoucherie de Vincennes et aux Bouffes du Nord, mais aussi bien au Congo, au

Chiapas et au Cambodge (en prévision du procès des anciens Khmers Rouges responsables du génocide) ont attesté la hauteur atteinte par cette ambition.

Le fil conducteur de l’adaptation était du reste on ne peut plus en phase avec la marche actuelle du monde. Quoi de plus parlant, en effet, que de prendre comme trame des représentations une exploration, évidemment risquée, dans certaines régions désormais semi-désertiques du cerveau humain et, par extension, de l’intelligence ? Une telle idée était toutefois développée d’une manière assez souple pour autoriser des variations quand elle rencontrait des considérations locales. C’est d’ailleurs de la sorte que la pièce fut bien comprise lors de la tournée dans la Bible Belt aux États-Unis où, sous couvert de s’interroger sur le mystérieux phénomène de la régression des pousses de germes dans les champs de maïs ou de coton, il était facile de voir une illustration des dommages causés d’ores et déjà par la réélection de George W. Bush, acquise malgré son médiocre bilan économique et social, ses mensonges éhontés pour justifier la guerre en Irak et les désastreuses conséquences de l’occupation de ce pays. D’une manière générale, ce n’étaient donc pas seulement les récoltes de la raison et de la dignité qui risquaient ainsi de rentrer sous terre à cause des mauvaises conditions dans lesquelles elles étaient cultivées, mais encore les semailles des futures moissons qui étaient gâtées par la piètre qualité des engrais qu’on répandait à tous les vents. La métaphore était donc très profonde et obligeait, le temps de la pièce, à regarder la réalité sous l’angle le plus coupant.

Ce qui faisait la différence avec les formes plus habituelles de la simple tradition théâtrale, c’était précisément que le temps de la pièce était beaucoup plus étendu qu’à l’ordinaire, non parce que le spectacle lui-même était plus long qu’un autre, mais parce qu’il débordait de toutes parts de ses limites, avant et après qu’il soit donné. À son échelle, il appliquait donc la formule du dramaturge, selon laquelle « le temps était sorti de ses gonds ». Par contre, les circonstances avaient fait que la légendaire tirade finale de Macbeth devait être quelque peu retouchée : la vie était bien toujours une histoire, pleine de bruit et de fureur, mais elle n’était pas racontée par des idiots et elle ne signifiait pas rien.

Le spectacle pouvait donc durer plusieurs jours et bénéficier, pendant toute cette durée, d’une sorte de statut extraterritorial. Une telle latitude, à l’origine, n’allait néanmoins pas de soi. L’immersion préalable de la troupe dans les conditions du lieu où elle jouerait ne manqua pas de provoquer des crispations avant même la tenue des représentations, surtout, on s’en doute, dans les pays où un régime autoritaire était encore en place. Mais il semblait que les représentations étaient considérées comme un appel d’air, où l’on pourrait tout dire. Il ne s’agissait pas simplement de dévider le texte de la pièce puis de repartir pour l’étape suivante. On eût dit, au contraire, que tout, dans le déroulement du spectacle (le texte lui-même, les intonations des comédiens, le subtil agencement des décors, la fluidité d’une mise en scène ouverte à tous les enjeux qui pourraient s’y lire), concourait à ce que l’esprit de la place soit capturé. De là les fréquentes interruptions du public, soucieux de compléter lui-même la « carte de visite » qu’on lui tendait, et, surtout, la protection qu’il accordait spontanément aux protagonistes qui se multipliaient devant lui. En échange, il était tacitement convenu que ce même public pouvait intervenir comme bon lui semblait, et le temps qu’il faudrait, pour exposer ses griefs à l’encontre des puissants et des corrompus, sans qu’il ne les considère lui-même comme inutiles et sans objet ou qu’il s’en remette à la « justice divine » ou à « l’imminence de l’immanence » pour enfin obtenir son dû.

La silhouette spectrale de Timon traversait le spectacle et planait en permanence sur lui comme une lourde menace. Ses apparitions, volontairement très espacées, étaient d’autant plus ressenties ; et les imprécations qu’il proférait alors résonnaient d’autant plus fort qu’on percevait aisément qu’elles ne s’adressaient plus aux Athéniens qui avaient abusé de sa générosité, mais à l’univers tout entier, dont il paraissait incarner désormais le dernier souffle. Et il le voulait putride… C’était justement un autre signe accablant de ces temps que Timon se soit vu attribuer le rôle dévolu aux diseurs de vérité, et non pas celui de quelque louche personnage qui allait vaticinant et arpentant la scène en empilant les mauvais augures. Personne ne trouvait complaisant le porteur de mauvaises nouvelles. Le metteur en scène s’en expliqua sans ambages, en affirmant que son travail était « une réflexion sur l’asphyxie de tout » et que le langage utilisé, aussi extrême soit-il, n’était plus qu’un reflet infidèle de cette constante dégradation et de cet épuisement permanent des sentiments. Lui aussi fut cru.

À vrai dire, le triomphe des représentations tenait probablement au fait qu’elles étaient un écho particulièrement net de la protestation qui venait des tréfonds, qui émergeait des entrailles de la terre. Partout où elles eurent lieu, elles étaient perçues de la sorte : au Tchad, dans les camps des rescapés du génocide en cours au Darfour ; en Tunisie et en Birmanie, où les spectateurs, après avoir investi la scène et proclamé leur dégoût des régimes oppresseurs qui les gouvernaient, escortèrent les artistes jusqu’à leur départ du pays pour éviter les représailles ; dans un camp de base en Arctique où, devant des scientifiques de plusieurs nations, les acteurs, par une digression vite devenue le thème principal, affirmèrent leur refus absolu (la poésie, en dépit de son goût pour les ruines et la destruction, ne pouvant décemment être à ce prix !) qu’une route mythique et quasiment infranchissable (le Passage du Nord-Ouest reliant l’Atlantique au Pacifique par l’archipel canadien et les côtes de l’Alaska) émerge soudain comme une route maritime et (bien entendu) commerciale très fréquentée, à cause de la fonte rapide de la banquise qui la recouvre jusqu’ici ; et un peu partout pour stigmatiser sans compromis l’aveuglement qui mène, au nom d’impératifs économiques et d’une volonté de ne pas rendre négociable un mode de vie, à considérer comme une pure routine la détérioration accélérée et les changements radicaux des conditions de vie sur terre dans un avenir rapproché, au point de ne pas vouloir peser sur eux pour rétablir un semblant d’équilibre.

Le spectacle doit être représenté bientôt au siège des Nations Unies, à New York. On sait que, d’ores et déjà, de nombreux chefs d’État et de gouvernement ont bloqué leur agenda pour une période indéterminée, pour y assister. Ou ont été contraints de le faire, sous la pression de leurs opinions publiques. Le metteur en scène et les acteurs, quant à eux, n’ont pas encore décidé si les ultimes paroles de Timon dans la pièce de Shakespeare (« Dites-leur (à mes compatriotes) que, pour les délivrer de leurs chagrins, de leur crainte des coups ennemis, de leurs souffrances, de leurs détresses, de leurs peines d’amour et de toutes les douleurs incidentes qui assaillent le fragile vaisseau de notre nature dans le voyage hasardeux de la vie, je veux leur rendre un service […] J’ai ici, dans mon clos, un arbre que pour ma propre commodité je suis obligé d’abattre et que je ne dois pas tarder à couper. Dites à mes amis, dites aux Athéniens, grands et petits, en suivant l’ordre hiérarchique, que quiconque désire mettre fin à son affliction se dépêche de venir ici pour se pendre, avant que la hache ait frappé mon arbre. Je vous en prie, transmettez mon message… ») seront plutôt dites au terme ou au début de la représentation.

Ni si Prospero, une fois La Tempête passée, reviendra sur scène pour l’illusoire réconciliation finale, sanctionnée par les vivats et les hourras, entre autres cris de soulagement.

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