À sept heures trente-cinq du matin, le ciel vaporisait sa bruine par-dessus les enchevêtrements de Ciné-City, et quand il franchit le portail vitrifié de l’imposant building d’Omnimedia, Jorge Luis Philby aurait dû avoir le teint livide, les gestes hésitants : c’est qu’il n’avait, comme à son habitude, pour ainsi dire pas dormi de la nuit, épuisant avec application la liste intégrale de ses bouges attitrés. Mais bon, les noceurs de sa trempe n’étant jamais pris de court, un comprimé de kinokaïne et une bouffée de benzium avaient suffi pour que tout s’arrange à peu près. Pour que, différents miracles chimiques s’étant accomplis, il retrouve sa démarche féline des grands jours : celle d’un sexagénaire qui ne fait pas son âge et qui défierait même le temps qu’il lui reste à passer en ce bas monde. Quoi de moins étonnant chez qui, investi comme lui l’est de la fonction de gérer l’actualité, a pour univers un éternel présent ?
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Alors qu’il renouait avec la normalité, Jorge Luis dut vite admettre qu’envers et contre tout ce qu’il désirait refouler, sa conscience charriait encore des scories du passé proche, images jaillies de la nuit comme autant d’éclairs au plus fort d’un orage interne. L’asphalte luisant au sortir du Bar de la Luna, par exemple, quand il était tombé sur cette pseudo-Naomi : une fille entre deux âges, pour autant que les vapeurs du gangin lui avaient permis de juger. Une beauté en péril qui n’avait pas eu grand peine à le remorquer jusqu’à la carrée du Red District où elle tenait salon. Lui qui l’appelait Honey, pour faire moderne et parce que ça rimait avec Naomi, elle qui lui donnait du Bébé avec une telle insistance… Comme si elle voulait le faire retomber en enfance !
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— Comment va, Bébé ? fait Jorge Luis à Aïcha, la très jeune hôtesse en tailleur de cuir qui est de faction au bureau d’accueil d’Omnimedia.
Tout en lui décochant une œillade et le sourire enjôleur de ses quarante-huit dents exactement pareilles, Jorge sait qu’en fait, il se parle à lui-même. Tandis qu’Aïcha minaude, bat des cils et, assurant à Mr Philby que tout va pour le mieux, le regarde s’insinuer au cœur du bâtiment avec la désinvolture d’un vieil habitué.
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Là-bas, dans le saint des saints de la rédaction, le panoptic doit crépiter d’une avalanche de dépêches que Jorge Luis découvrira bien assez tôt. Dans l’immédiat, il tente surtout de faire le vide en lui, livré aux mains expertes d’Albine et Karlotta, les deux esthéticiennes chargées de faire de lui une icône aussi lisse et parfaite que son sosie de cire exposé depuis peu à la Stars’ Gallery de Torontopolis.
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— Bébé, il faut te déshabiller entièrement, avait décrété Naomi d’une voix presque sévère, tout en achevant de se dévêtir.
Puis, voyant qu’il avait plus de réticences à se mettre torse nu qu’à délaisser son jeans et son slip :
— Enfin, Bébé, ne fais pas tant de manières… Il faut que tu me sentes bien, quand je vais frotter mes seins sur les tiens…
Des seins qu’elle avait lourds mais présentables, encore. Une femme de quarante-cinq, cinquante ans au plus, qui aurait mérité sept sur dix s’il n’y avait ce ventre protubérant et qui, vu de haut, lui masquait la fente.
Comme il avait pris place sur le lit avec le sexe à l’air mais sans se départir de son gilet de corps — ni de ses chaussettes, d’ailleurs —, Naomi le lui releva en poussant un petit soupir, avant de se plaquer sur sa poitrine, et, parsemant son visage de petits baisers sonores aromatisés à la vanille synthétique, de lui passer les doigts dans les cheveux.
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Leurs mains si douces et si expertes, sur son visage, dans sa chevelure… Il écoute Karlotta gazouiller, Albine lui parler de tout et de rien. Il répond par onomatopées en se repaissant des mouvements de leurs doigts électriques. Et se laisse enivrer par les parfums mêlés de fonds de teint et de fards à joues, de vernis et d’onguents, de poudres scintillantes… Et se permet de bâiller : plus par fatuité que par fatigue, puisque les adjuvants qu’il vient d’ingurgiter lui garantissent au moins cinq à six heures d’intense lucidité.
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Elle l’avait biberonné correctement, sans plus. Suffisamment bien, cependant, pour qu’il envoie la purée après quelques minutes, et qu’il demeure ainsi, immobile et muet, comme mort, les yeux fermés sur lui-même.
Avant de les rouvrir soudain quand la fée Naomi, tout en le délivrant du préservatif et lui rafraîchissant le bas-ventre, y allait d’un de ces commentaires !
— Tu étais tellement fatigué, Bébé ? À moins que tu te fasses vieux… Je trouve que tu ne fais pas tellement de sperme ! Et c’est une ancienne infirmière de l’ordre du Croissant bleu qui te le dit. Spécialisée dans les services d’andrologie. Si j’en ai fait, des analyses séminales… Les éjaculats n’ont franchement plus de secrets pour moi !
— Ah bon ? avait-il répondu. Insolite, intéressant même. Mais si nous buvions quelque chose… Si tu me servais le coup de l’étrier, toi ma monture d’un jour…
Et d’y aller d’un petit rire grinçant. Avant, observant Naomi faire s’entrechoquer différents flacons au bas d’un petit meuble crasseux, de se dire qu’il était grand temps de se tirer.
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Albine lui a servi un soda au kummel, Karlotta lui donne de quoi lire. Elles l’abandonnent ensuite, vautré dans son fauteuil mobile ainsi qu’un mannequin de latex, telle une installation dans le désordre multicolore du cabinet de maquillage. Le temps que le masque lui refaçonnant les traits soit tout à fait sec. Avant d’en vérifier l’élasticité et d’y apporter les inévitables retouches…
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Lorsqu’ils eurent trinqué en clignant des yeux, plus sous l’effet de la fatigue que par complicité, vint le moment crucial de passer à la caisse — puisqu’elle lui avait accordé la faveur de ne payer qu’après… Or, quand il s’agit d’allonger les trente galactars convenus, Jorge Luis comprit qu’en fait de petites coupures, il ne disposait que d’un billet de cinquante.
Ce qui ne contrariait nullement Naomi, même et surtout si elle n’avait pas le change :
— Si on jouait à un petit jeu ? Toi tu devines mon âge et moi le tien ! Et si jamais je suis plus vieille que toi, je garde la monnaie !
Bien que tout ça sentît l’arnaque à plein nez, notre homme était confiant. Même s’il se montrait sévère, Naomi ne devait d’évidence pas dépasser les cinquante-cinq ans. Alors que lui, bien qu’il fasse beaucoup plus jeune…
Et donc, lui adressant un coup d’œil ironique :
— Je t’évite de calculer, ma belle. J’aurai soixante ans le mois prochain, par ici la monnaie !
Une déclaration qui fit sauter Naomi sur place, battre des mains telle une enfant joyeuse, et claironner :
— Gagné, Bébé ! J’ai gagné mon pari, je garde tout ! C’est que j’ai soixante-six ans, Bébé ! Soixante-sept aux prunes !
Elle exultait vraiment, c’en était pathétique et la mine de Jorge Luis Philby s’allongeait à l’avenant…
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Avisant un numéro de Top Magazine consacré aux grands séducteurs du temps présent, Jorge Luis a l’heureuse surprise de constater qu’il est en couverture, interview à l’appui. Amusé de la coïncidence, le voici donc qui prend de ses nouvelles, s’attardant à différentes confidences que l’entretien distille savamment. Dont ce redressement fiscal censé le menacer, encore qu’il en écarte l’éventualité d’un revers de main. Dont cette liaison qu’on lui a prêtée avec la princesse Myrna de Transjordanie, qu’il qualifie sobrement de personnalité exquise. Dont cette révélation, à propos des quarante-huit dents exactement pareilles qui l’ont rendu célèbre : il a choisi cette dentition par référence à un roman méconnu de Philip Kindred Dick, écrit du temps où le génial écrivain délaissait la science-fiction pour s’essayer à la littérature mainstream. Une démarche où lui-même se retrouverait, qui passe le plus clair de son temps à dénicher mystères, extraordinaire, exaltation du sens dans le réel trivial où se morfondent ses semblables.
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Pas rancunier pour un sou ni pour vingt galactars, Jorge Luis s’apprêtait à prendre congé quand Naomi le retint par la manche. Lui barrant le chemin, elle brandit la photo décolorée d’un barbu binoclard à auréole rose et lui confia tout de go avoir plus que de l’adoration pour la personne du Padre Livio, saint homme et fondateur de la secte Excelsior qu’elle invoquait maintenant, ainsi qu’elle avait coutume de le faire pour ses meilleurs clients :
— Penchez-vous sur le sort de mon pauvre Bébé, Padre Livio ! Bénissez mon Bébé ! Ayez pitié de lui, faites que le sperme lui revienne en abondance ! Et surtout qu’il échappe à ces maux dont j’aurai tant souffert !
Elle était survoltée, envoûtée, elle n’était plus elle-même, de sorte que Philby, se sentant à son tour hors de lui, ne savait si ce serait par la force ou par la persuasion qu’il viendrait à bout de la belle.
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Dans la salle de rédaction où il passe en revue, afin d’en faire le tri, la masse des nouvelles bonnes ou mauvaises, microscopiques ou décisives, que les agences de presse ont fait converger vers la mémoire vive d’Omnimedia, Jorge Luis se sent soudain survolté et comme envoûté… Cette conviction d’avoir prise sur les événements est si troublante, fût-elle illusoire… Encore que la confiance que lui font massivement les gens, leur désir de le voir interpréter et transposer les news, et même de les mettre en scène, sont tout sauf factices. C’est bien sûr lui, Jorge Luis Philby, que tout le monde compte pour comprendre le monde ! Lui qui leur dit tout des trafics en Afrique, du fric américain, des zizanies d’Asie ou des calculs de l’Europe quand elle se veut philanthrope… Lui qui, en cette matinée hâve, aura pour lourde tâche de garder intact le moral des troupes de téléspectateurs, alors même que s’enchaînent, s’accumulent les malheurs : Moskow inondée par les eaux de la Volga, Los Angeles rayée de la carte par un séisme majeur, la guerre civile en Hindoustan, l’agonie en direct des sous-mariniers turcs du TSK-214, bloqués par six kilomètres de fond au cœur du Pacifique… Il est à craindre que les rebondissements de la répudiation de sa troisième épouse par le président franco-allemand Ousni Lägerlof ne suffisent pas à dérider les masses…
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Quand Naomi lui révéla avoir été opérée par deux fois en vue d’éradiquer quelque tumeur maligne, et que, soulevant les cheveux rouge vif couvrant sa tempe droite, elle lui mit sous le nez d’abominables cicatrices, il sut d’emblée que c’était là qu’il fallait frapper, assener les coups de poing répétés qui la feraient taire et la laisseraient inerte, les bras écartés comme ceux d’une madone crucifiée : à l’état d’un cadavre dont il s’éloignerait aussitôt, comme d’un mauvais souvenir.
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Jorge Luis visionne un flash sur l’affaire du home gériatrique de Saint-Nizan. Un établissement où les pensionnaires, témoignant d’une révolte curieusement adolescente contre l’ordre établi, se sont ligués pour empoisonner l’ensemble du corps infirmier et médical. Et c’est à la lumière de ce fait divers qu’il en prend pleinement conscience : regretter d’avoir fait passer Naomi de vie à trépas serait une ineptie ! Elle qui se targuait tant d’avoir servi dans l’ordre du Croissant bleu… Elle qui l’a traité comme un vieux beau débile, comme un débris sénile… Elle dont il s’est défait dans un geste de salutaire préservation de soi ! Il aurait donc, ainsi, agi en instrument du Destin : le sien, autant que celui d’une femme qui ne faisait jamais que de la figuration dans le film de sa vie…
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C’est au moment de prendre place derrière le vaste bureau métallique dressé au centre du plateau de multivision que Jorge Luis, face à la forêt de caméras, en a la révélation : la rencontre de cette vioque n’est que du bonheur, en fait ! Une histoire dont il va, subito presto, tirer l’argument d’un récit à succès ! Ou mieux, d’un scénario qu’il confiera aux réalisateurs attitrés de Miramar, sa boîte de production suffisamment en cheville avec Omnimedia pour lui fourguer bon an mal an une trentaine de fictions visuelles…
Déjà, tout se met en place : l’existence malheureuse d’une fille-mère, son parcours chaotique et sordide, sa descente aux enfers que vient illuminer, mais en bout de course, la rencontre d’un dandy vieillissant, quoique bien plus jeune qu’elle… Eh oui, compte tenu du vieillissement continu des populations, il ne serait pas inenvisageable de faire du personnage de l’ignoble Naomi la pasionaria d’un féminisme new-look, question de transmuer une lamentable nuit d’ivresse en une parabole kitsch prônant la liberté de se vendre corps et âme, à tout âge encore bien !
Alors, le cueillant au plus fort de sa jubilation, voici que le studio s’emplit de la musique martiale du générique des News, aux accents de laquelle le présentateur-vedette Jorge Luis Philby réagit au quart de tour, exhibant quarante-huit dents exactement pareilles sous le feu des projecteurs. Avant, lui qui se pique de lire entre les lignes de vie de ses contemporains, de détailler sur le mode enjoué les dernières nouvelles du monde des apparences.