Phénoméno-loo-gie

Jehanne Sosson,

— Bonjour, Monsieur le président.

— Bonjour, Madame, Messieurs. J’ai très peu de temps à vous consacrer. Je dois terminer le discours que je prononce au parlement demain sur l’état de l’Union…

— Bien sûr, Monsieur le président. Mais il s’agit véritablement d’une urgence. Nous avons un problème majeur pour la visite du président brésilien dans dix jours.

— Du président… ou de la présidente, je ne sais plus…

— Effectivement, c’est bien de cela qu’il s’agit.

— Comment cela ?

— Eh bien, nous avons un problème… de toilettes.

— Vous voulez dire de tenues vestimentaires ?

— Non, non. De… W.-c. !

— Un problème de w.-c. ? En quoi est-ce que cela me concerne ? Demandez à l’équipe technique de faire le nécessaire. Je suppose qu’il y a bien ici un plombier compétent.

— Euh, non, enfin oui… Mais le problème n’est pas là.

— Où est-il, alors ?

— Le problème, c’est que les toilettes du parlement sont des toilettes hétérosexuelles.

— Des quoi ?

— Des toilettes hétérosexuelles ! Hommes – femmes, si vous préférez.

— Eh bien oui. Et alors ?

— Alors cela pose un problème aux services protocolaires brésiliens.

— Ah bon ? Pourquoi ?

— Parce que… comment dire… ils exigent des toilettes unisexes ou au minimum des toilettes transgenres, mais ils préféreraient des unisexes.

— Je ne comprends rien à ce que vous me dites…

— Bon, comme vous le savez, le président Bayo était encore une femme il y a six mois lors de sa dernière visite.

— Ah oui, je m’en souviens ! Une teigne d’ailleurs ! Peut-être que maintenant qu’elle est un homme, elle est un peu moins…

— Monsieur le président, voyons…

— Oui, bon… On est entre nous…

— Mais donc il est hors de question qu’elle, euh… pardon, il aille dans les toilettes des hommes.

— Et pourquoi, puisque c’est un homme maintenant ?

— Mais, Monsieur le président, c’est un peu délicat. Les toilettes hommes ne sont pas… comment dire… configurées de la même façon. Le président Bayo non plus, d’ailleurs…

— Et bien réservez-lui une toilette à part, homme, femme, peu importe, et le tour est joué !

— Non. Il en fait une question de principe. Il souhaite en profiter pour faire évoluer les mentalités. Donc il souhaite que toutes les toilettes soient adaptées. Sinon, c’est l’incident diplomatique. Et vous savez qu’avec les gisements d’uranium qu’on vient de découvrir au Brésil, nous ne pouvons pas nous le permettre.

— Je sais, je sais… Bon, eh bien, vous êtes mes conseillers… alors conseillez-moi ! Je vous propose de faire un tour de table. Je veux connaître l’avis de chacun. On a peut-être encore le temps de faire voter en urgence une résolution par le parlement. Mais avant cela, j’aimerais qu’on m’explique ce que c’est exactement que ces toilettes… comment avez-vous dit… ?

— Transgenres, Mister President… Chez nous, en Angleterre, on dit gender-neutral. Cela fait quelques années qu’il y en a dans nos universités pour nos étudiants travestis, transsexuels ou hermaphrodites. Ils se disaient victimes de harcèlement de la part des autres garçons et gênés du regard inconfortable des filles dans les loo…, pardon, les toilettes « sexuées ». On a créé des toilettes « sans genre » pour résoudre ce problème et, dans le même temps, normaliser la transsexualité aux yeux de la communauté. Les traditionnels logos représentant un homme et une femme ont été remplacés par des plaques annonçant toilettes avec « urinoirs » d’une part et Toilet tout court d’autre part, ou un dessin avec une silhouette coupée en deux, d’un côté un homme dessiné en bleu et de l’autre une femme en rose.

— Et vous en pensez quoi, vous, personnellement, Lord Pembrooke ?

— Je ne suis pas convaincu, Mister President, car depuis lors certains transsexuels ont l’impression d’être mis à part et veulent au contraire être considérés comme étant des femmes ou des hommes au complet, et non d’un troisième sexe.

— Vous voilà bien avancés…

— Si je puis me permettre, Monsieur le président…

— Oui, Monsieur Henrikson ?

— Si je puis me permettre, je comprends que le président Bayo en fasse une affaire de principe. C’est une question éthique en effet.

— Éthique ? Vous êtes certain qu’il faille aller jusque-là ?

— Oui. Ce n’est en effet qu’un épiphénomène de la vaste question du genre car la distinction homme/femme d’une manière générale et son prolongement dans les toilettes publiques sexuées sont en effet une construction sociale.

— Hum… je ne vous suis plus tout à fait, là… Où voulez-vous en venir ?

— Je m’explique. De nombreuses études universitaires très sérieuses démontrent que l’ensemble de ce que sont et de ce que font les hommes et les femmes, et qui paraît spécifique à chaque sexe, est en fait entièrement social… Une construction culturelle, si vous voulez. C’est ce qu’on appelle le genre. Le genre, c’est en fait le sexe social.

— ???

— C’est simple. Comme l’explique si clairement Scott, la distinction genre/sexe vise à mettre en question la réalité de la puissance explicative du sexe biologique et du lien jusque-là considéré comme évident et inéluctable entre les différences biologiques et les différences psychosociales.

— C’est limpide ! Mais, Monsieur Henrikson, je ne comprends pas bien le lien avec cette histoire de toilettes…

— Si, si ! C’est évident : puisque c’est le genre qui créé le sexe, il faut aujourd’hui déconstruire nos catégories culturelles pour instaurer une réelle égalité des sexes. Et cela passe par l’éradication de toutes les constructions sociales sexuées, telles que les toilettes pour les hommes et pour les femmes. Il est de notre responsabilité, en tant que gouvernement de l’Europe, de promouvoir l’égalité, y compris dans les lieux d’aisances.

— Certes, mais il me semble qu’aller aux toilettes n’est pas un besoin social, mais bien un besoin physique…

— Oui, mais un besoin physique sur lequel on a construit une distinction sociale, une distinction de genre, si vous voulez…

— Excusez mon côté germanique très terre à terre, cher collègue, mais cet usage me paraît au contraire tout à fait naturel. Il est assez logique, vu la conformation différente des organes, qu’on ait construit des urinoirs pour les hommes et des w.-c. pour les femmes !

— Mais pourquoi ne pas faire des w.-c. pour tout le monde ? Ce dispositif convient aux deux !

— Sauf que… Excusez-moi, Monsieur Henrikson… Sauf que…

— Nous vous écoutons, Madame Alvega…

— Sauf que… je ne voudrais pas paraître plus terre à terre encore que notre collègue allemand, mais je me dois de relever que les hommes utilisent bien souvent les w.-c. de façon telle que les femmes qui suivent… doivent… comment dire… éviter…

— Je pense comprendre ce que vous voulez dire, chère collègue ! Au Japon, ils ont recours à une technique toute simple pour lutter contre ce phénomène : ils dessinent une mouche au fond de la cuvette ; cela focalise adéquatement l’attention, paraît-il.

— En tout cas, moi, en tant qu’homme, je peux vous dire que je voterais contre des toilettes unisexes. Vous avez déjà vu la queue devant les toilettes des dames ? Je refuse de faire la file dix minutes pour quelque chose qui dure vingt secondes !

— C’est donc bien une question d’égalité ! Il est injuste que les femmes doivent faire la file et pas les hommes.

— Mais il serait tout aussi injuste et inéquitable que les hommes doivent la faire !

— Yes ! Mais que fera-t-on dans les toilettes avec la règle Ladies first ?

— Franchement, je ne vois pas où est le problème : à la maison, ce sont des toilettes unisexes, non ?

— Raison de plus pour ne pas les partager ailleurs, avec des étrangers qui plus est !

— Mais dans les entreprises et les bureaux, cela peut injecter un air de camaraderie ! Vous avez déjà vu la série Ally McBeal ? Ça se passe dans un cabinet d’avocats à New York (où, soit dit en passant, la ville a adopté une réglementation permettant officiellement l’accès aux toilettes publiques aux personnes selon leur perceived gender identity plutôt que leur sexe de naissance). Et les toilettes unisexes y sont un lieu de rencontre et de détente !

— Je suis désolée, mais pour une femme, avoir ses collègues masculins, voire son patron, qui attendent derrière la porte et qui entendent, ce n’est pas de la détente… Et puis, et ceci me paraît plus fondamental (et étant la seule femme ici, je me dois de le souligner), ce dispositif pourrait considérablement augmenter le risque de harcèlement sexuel. La bienséance exige que les femmes puissent éviter que la concupiscence des hommes ne vienne les troubler jusque dans ce moment intime.

— Si je comprends bien, pour vous les hommes sont tous des goujats qui cherchent à assaillir les pauvres femmes dans les w.-c. !

— Soyez réaliste, Monsieur Henrikson ! Le passe-temps favori des garçons, dans les écoles, n’est-il pas d’épier les filles dans les toilettes pour surprendre leur intimité ?

— Mais qu’est-ce que c’est que cette remarque ? Dans quelques minutes, vous allez nous dire que le mur qui sépare les toilettes hommes et les toilettes femmes est une ceinture de chasteté collective !

— Il y a peut-être un peu de cela… D’ailleurs, quand on y réfléchit bien…

— Oui, Madame Alvega ? Que voulez-vous ajouter ?

— Quand on y réfléchit bien, c’est plus une question d’orientation sexuelle que de différence de sexes…

— Quelle est votre idée ?

— Eh bien oui ! En voulant éviter d’embarrasser les femmes avec des hommes qui les regardent dans les toilettes, on néglige peut-être d’autres dangers : ainsi protégées des hommes, il se pourrait bien que les femmes (hétérosexuelles) soient harcelées par des lesbiennes ! Et il se pourrait bien que les hommes (hétérosexuels) qui voudraient harceler les femmes soient eux-mêmes harcelés par des gays. On n’a rien prévu pour empêcher cet inconvénient majeur ! Il faudrait dès lors aménager quatre espaces : un pour les femmes hétérosexuelles, un pour les femmes lesbiennes, un pour les gays et un autre pour les hommes hétérosexuels. Ah oui, mais il faudrait encore prévoir des toilettes spécifiques pour les bisexuels hommes et femmes, et pour les trans, qui peuvent être hommes, femmes, homo, bi ou hétérosexuels… Évidemment, ça ne va pas être simple ! Et puis, finalement, il y a fort à parier qu’il n’y aura plus personne dans les espaces réservés aux hétérosexuels… ça doit être pour ça en définitive qu’on se contente de proposer des toilettes pour hommes et des toilettes pour femmes !

— Bon, Monsieur le président, nous allons vous laisser réfléchir tranquillement à tout cela. Nous devons vous quitter : nous avons la visite officielle du musée Magritte dans trente minutes !

Le titre de cette nouvelle est librement inspiré par « Les toilettes publiques sont très hétérosexuelles », Observatoire de l’hétérosexualité, La norme dominante décryptée par Louis-Georges Tin et Ariel Marin Pérez,
9 décembre 2008, heterosexualite.blogs.liberation.fr/tin/2008/12/lhtrosexualit-d.html.

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