Et si rien n’était vrai

Isabelle Bary,

Charowski quitta son appartement vers neuf heures quinze, ce matin-là. Il avait pris l’habitude de se lever tôt ces derniers temps, six heures moins le quart, de vaquer à ses occupations courantes, puis d’errer dans les rues de Paris. Il y cherchait l’inspiration qui marquerait la frontière entre la réalité qui scandait son travail et le rêve qui guiderait son premier roman. Écrire, bien sûr, il savait y faire puisqu’il était journaliste. Mais il ne parvenait pas à s’évader, à se distancier de cette sacro-sainte vérité que réclamait sa plume de reporter. Il avait beau essayer, rien ne l’emportait vraiment. Ce matin-là encore, il s’attela à observer la réalité pour qu’elle amorce son imaginaire. Mais, alors qu’il dévisageait avidement cette jolie femme en tailleur qui courait sur des talons hauts, la seule image qui lui vint à l’esprit fut celle de la dictature du bikini qui sévissait en ces premiers jours de printemps sur les couvertures des magazines féminins et pour lesquels il avait fini par accepter d’écrire quelques articles « fashion preppy chic ». Il fallait bien payer le loyer, surtout depuis que Julie les avait quittés, lui et son appartement. Le présent semblait donc bien décidé à n’ouvrir aucune brèche sur sa flânerie intérieure. Pourtant, dans la rue qui s’offrait devant lui, il s’obstina à chercher des âmes complices. Improbables muses. Il faut dire que l’aube, cette fois, l’avait occupé avec un sujet plus grave que les culottes Playtex : l’Europe. Il avait achevé un article qui balançait de droite à gauche les velléités de chacun à sauver la Grèce ou non de son désarroi financier. Ne fallait-il pas être solidaires puisque nous ne formions qu’un ? Oui, mais fallait-il aider ceux qui n’étaient pas à la hauteur de faire partie de la grande famille ? Et lui, Charowski, qu’en pensait-il ? Sa tête charriait des mots : union, standardisation, performance. Ceci n’arrangeait rien à ses troubles de fiction urbaine : l’homme en cravate marchant au pas de course ne lui suggéra que le mot « burn-out » et l’enfant joyeux qui venait de traverser devant lui, l’adjectif « hyperactif », triomphes du Prozac et de la Ritaline. À cet instant, Charowski aurait tout donné pour un peu de rêve, un peu d’amour, une contre-vérité. Charowski eut un sourire : il venait d’apercevoir le café où se terminait, comme à l’accoutumée, sa course stérile. Il en poussa la porte et se sentit soudain soulagé. Il vérifia d’un bref coup d’œil que tout était en place : le patron derrière son comptoir, sa femme qui fumait à l’entrée des cuisines, le petit groupe de septuagénaires qui l’appelaient « le Russe », lui qui n’avait jamais cherché à connaître l’origine de son nom. Puis cet homme sans âge, taciturne, coincé seul sur une banquette pour quatre, derrière un verre de lait grenadine. Les « vieux » le surnommaient « le fou ». Tout était là. Il pouvait s’installer à sa table, commander le premier de ses cafés, noirs, bien serrés. Et se mettre à griffonner sur son cahier. Les « vieux », comme d’habitude, interrompraient leur conversation, lui lanceraient un regard perplexe et ébaucheraient un sourire, persuadés que Charowski n’était qu’un jeune original de plus, prenant des airs de grand écrivain pour faire l’intéressant. Ils se trompaient. Et ils se trompaient encore lorsqu’ils s’imaginaient que cette matinée au bistrot ressemblerait à toutes les autres.

Mais c’était ici, Charowski en était persuadé, qu’il finirait par trouver « l’idée ».

Et il s’était déjà plongé dans son bloc de feuilles blanches lorsqu’un hurlement vint le troubler :

— N’importe quoi !

Charowski tendit l’oreille. Les « vieux », non seulement parlaient de l’Europe, mais en plus, ils n’étaient pas d’accord ! Ce qui intéressait surtout Charowski, c’était que leur passé était bien plus long que le sien. Cinquante ans les séparaient, une guerre aussi dont ils causaient à loisir et qui lui paraissait bien lointaine, aussi peu intime, en tout cas, qu’un livre d’histoire. Une période cruciale, bien sûr, mais vague et floue parce qu’étrangère à son quotidien personnel. Que pouvaient-ils bien penser de l’Europe, eux qui avaient vu les Allemands envahir leur pays ? Une utopie pandémique, une sorte de vaste blague, là où lui, Charowski, voyait un immense marché financier, un échange interculturel et le développement commun de nouvelles technologies ? Auraient-ils le pouvoir de sortir Charowski de sa réalité ? Enfin !

— Les Allemands ont raison, affirma l’un d’eux.

— On n’a pas le droit de dire des trucs pareils !

— Ce ne sont pas des trucs, c’est une évidence.

— Une évidence, et moi je suis le pape !

— Un pape idiot !

— Peut-être, mais humain…

Et Charowski n’entendait là qu’une querelle banale de plus où chacun, rigide et convaincu, campait sur ses positions. Une fois encore, il resta sur terre. Déçu, la curiosité lasse, il s’apprêta à régler ses cafés quand une voix nouvelle tinta derrière un lait grenadine : « Voyons, mes amis, ne vous fâchez pas pour quelque chose qui n’existe pas. L’Europe est un leurre, une histoire inventée de toutes pièces ! »

L’assemblée, d’un coup, se cantonna dans un silence étonné.

— Pardon ? osa Charowski titillé par un nouvel espoir d’inspiration.

— Vous m’avez bien compris jeune homme, l’Europe n’existe pas. C’est une idée avancée par les chefs d’État pour tenter de nous donner une nouvelle identité. À nous, le peuple. Une impression d’appartenance à un vaste projet. Un espoir si vous préférez, une simple raison de vivre. Mais cette fois, ils s’y sont mal pris : la force de leurs valeurs communes n’est pas assez puissante, pas assez porteuse de rêve pour qu’on adhère sans rechigner à cette supercherie.

— Cette fois ? Il y aurait eu d’autres fois ? interrogea Charowski subjugué, alors que les vieux faisaient toujours silence.

— Bien sûr ! Les autres fois, l’utopie a mieux tenu la route, c’est tout.

— Mais quelle utopie ? ricana l’un des grisonnants du bar.

— C’est très simple, depuis la nuit des temps, les rois, les chefs, les empereurs et toutes les autres formes de dirigeants ont bien compris que la force d’un peuple venait de son identité, de ce qu’il pensait et créait en commun. Et depuis la nuit des temps, ils se sont acharnés à inventer des racines à leur nation. Des fictions qui ont des airs de vérité, afin de les rassembler.

— Par exemple ? renchérit le plus renfrogné de la petite troupe.

— Jules César. Oui, Jules César est un bel exemple. Vous ne pensez tout de même pas que vous descendez des Gaulois, n’est-ce pas ?

— Parce qu’ils n’ont jamais existé, eux non plus ? s’esclaffa le troisième ancien.

— Tout juste. Ils n’ont jamais existé. Ils sont une invention de Rome pour désigner un peuple belliqueux et brave qui, une fois écrasé par l’empereur le rendrait plus glorieux encore et son peuple plus fier, plus uni, plus vivant. Jules César s’est emparé de la « Gaule » comme un bambin de sa première sucette ! Il n’y avait là que quelques villages épars qui se bagarraient entre eux. Des communautés assez tranquilles, très divisées et qui n’avaient rien de particulièrement courageux, ni barbare.

— Et Vercingétorix ? interrompit Charowski amusé.

— Un simple héros de manuel d’histoire, distribué dans les écoles pour forger chez l’enfant ce même sentiment d’identité. Lui inventer les racines dont il a besoin pour bien grandir et servir son pays. Mais là, là, voyez-vous, il y avait une véritable force mythique et les hommes y ont cru. Parce que l’union était belle : un homme qui rassemble les Gaulois pour vaincre l’envahisseur. Imaginez le potentiel de rêve, et d’espoir. Mais l’Europe, ce sont juste des rigolos qui assemblent des morceaux de puzzles différents en espérant qu’ils s’accrochent. Ça ne ressemble à rien. C’est fondé sur du vide. Voilà pourquoi ça ne marchera jamais. Qu’est-ce qui fait vibrer le cœur des hommes pour qu’ils croient à cette union-là ? Entre le Grec et moi, il n’y a pas plus de points communs qu’entre un Zoulou et un Mongol. Si on veut nous rapprocher dans une idéologie commune, il faut frapper beaucoup plus fort.

Charowski décollait :

— Fort comment ?

— Comme de l’acier trempé ! Mais pour ça il faut de l’imagination, mon garçon, beaucoup d’imagination. Et le malheur c’est que nos hommes d’État en sont dénués, d’imagination. Notre siècle en est dénué.

J’en suis dénué, pensa Charowski. Et si rien n’était vrai ? se demanda-t-il alors. Ni Vercingétorix, ni l’Europe, ni même lui, Charowski ? S’il n’était pas vraiment journaliste, mais écrivain. Comment verrait-il l’Europe ? Comment la vendrait-il à ses lecteurs ?

Lorsque Charowski revint à la réalité, le fou avait disparu. Les « vieux » qui venaient de commander leur repas s’amusaient du divertissement inattendu.

Charowski quitta le café en frissonnant.

Peut-être tenait-il là une idée…

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