Euro sur tranche : propos et rêveries d’un eurosceptique

Alain Bosquet de Thoran,

En cette fin avril, il fait encore trop froid pour que les hirondelles remontent du Sud : elles suivent l’isotherme de 10°, qui doit se situer pour le moment en dessous de Paris. Se rend-on compte que l’Europe est le lieu de rencontre de centaines d’espèces d’oiseaux migrateurs, venus de l’Afrique, comme les hirondelles, justement, de Sibérie, comme le Pipit farlouse et le Tournepierre à collier, de l’Arctique, comme maints passereaux et le Fuligule morillon, voire des Amériques, comme le Puffin des Anglais et le Macareux moine ? Car le climat y est supportable, la terre nourricière, et il fait bon y voler, y vivre, y nicher, y fonder famille. On sait que pour bien des hommes, venus parfois de bien plus loin, l’Europe est aussi une terre promise. Quant à l’accueil…

J’ouvre le Dictionnaire abrégé de la fable, par P. Chompré, chez Jules Delamain, à Paris, mdcccxlviii, à « EUROPE » : « Fille d’Agenor, roi de Phénicie, et sœur de Cadmus. Cette princesse était si belle, qu’on disait qu’une des compagnes de Junon avait dérobé un petit pot de fard pour le donner à Europe. Elle fut fort aimée par Jupiter, qui prit la figure d’un taureau pour l’enlever, passa la mer en la tenant sur son dos, et l’emporta dans cette partie du monde à laquelle elle donna son nom. »

Le Petit Larousse grand format : « La position de l’Europe dans la zone tempérée, au centre des terres émergées de l’hémisphère boréal, sa profonde pénétration par les mers ont facilité son peuplement, expliquant son ancienneté, sa densité, et sa variété. »

Le Robert quotidien, citations : « Il est vêtu à l’européenne. Il porte le costume en tussor clair des banquiers de Saigon » (Duras). « Le Barbare s’étonne à la vue de cet Européen » (Chateaubriand).

Eurosceptique, adj. et n. (1992) : « Qui doute de l’avenir de l’Europe, en tant qu’unité économique et politique. »

Eurocrate, n. (1962). Souvent péjor. « Fonctionnaire des institutions européennes ».

Il y a deux ans, j’étais en vacances dans un petit port breton. Dans une poissonnerie, je m’étonne des grandes étiquettes piquées sur presque tous les poissons : « Pêché dans l’Atlantique Nord ». Je suis surpris : « N’est-ce pas de la pêche locale ? » « Bien sûr, Monsieur, mais c’est Bruxelles qui nous impose cela ! »

Bruxelles : terme péjoratif, voire injurieux, pour désigner tout excès de zèle planificateur, égalisateur, directif, voire coercitif, né de l’imagination des fonctionnaires qui travaillent dans cette ville.

Bruxelles est aussi au centre d’une fameuse dispute entre les deux Communautés, connue sous le sigle BHV, qui signifie en France « Bazar de l’Hôtel de Ville ».

Je me souviens d’avoir rencontré, il y a environ vingt ans, un fonctionnaire danois, fort aimable, convaincu mais absolument pas convaincant, qui planchait sur l’uniformisation des bouteilles de bière, au temps de l’Europe des douze.

Je ne l’ai plus revu. Peut-être est-il mort de désespoir depuis, après les premiers élargissements, et l’a-t-on mis en bière. Je crois que, selon son souhait, il est devenu président, à titre posthume, de l’Association « Douaniers sans frontières ».

J’ai lu dans le Soir du 28 avril un article de Corinne Gobin, directrice du Graid (Groupe de recherche sur les acteurs internationaux et leurs discours) à l’Institut de sociologie de l’ULB, qui dénonce la Constitution européenne comme une supercherie : … Nous sommes plongés au cœur d’une confrontation pour définir ce qu’est une société et ce qu’est un pouvoir politique. Les réponses apportées par le projet de traité forment un arsenal redoutable pour imposer à l’échelle du continent, pour une durée illimitée, un déni du contrôle démocratique et du suffrage universel, la négation des droits des peuples à l’autodétermination. Ce texte constitue une contre-démocratie… Ce projet est une tentative de restauration de pouvoirs proches de l’Ancien Régime… Et toc !

Il en est pour moi comme pour le problème du port du voile à l’école : je suis en général d’accord avec la dernière argumentation lue.

Dans les temps modernes, pas une puissance, pas un empire en Europe n’a pu demeurer au plus haut, commander au large autour de soi, ni même garder ses conquêtes pendant plus de cinquante ans.

Les plus grands hommes y ont échoué ; même les plus heureux ont conduit leurs nations à la ruine. Charles Quint, Louis XIV, Napoléon, Mettemich, Bismarck, durée moyenne : quarante ans. Point d’exception. (Paul Valéry : Regards sur le monde actuel, 1931). Et si l’Europe, telle que rêvée par ses pères fondateurs (Traité de Rome, mars 1957 : pas même cinquante ans !), implosait et coulait, trop chargée de nouveaux membres ?

Oui, difficile de parler de l’Europe sans faire référence à Valéry.

Ainsi disait-il, dès 1919, dans La crise de l’esprit (Torne 1 de l’édition de la Pléiade) : Partout où l’esprit européen domine, on voit apparaître le maximum de besoins, le maximum de travail, le maximum de capital, le maximum de rendement, le maximum d’ambition, le maximum de puissance, le maximum de modification de la nature extérieure, le maximum de relations et d’échanges. Cet ensemble de maxima est Europe, ou image de l’Europe.

Et l’Amérique ? dites-vous. Mais il écrit aussi : Dans l’ordre de la puissance, et dans Tordre de la connaissance précise, l’Europe pèse encore aujourd’hui beaucoup plus que le reste du globe. Je me trompe, ce n’est pas l’Europe qui l’emporte, c’est l’Esprit européen, dont l’Amérique est une création formidable… Et il termine : Il est remarquable que l’homme d’Europe n’est pas défini par la race, ni par la langue, ni par les coutumes, mais par les désirs et par l’amplitude de la volonté… etc. L’etc. est de lui.

Mon petit-fils de dix ans compte en euros, car il pense en euros.

Il ignore ce que sont nos francs. Alors que les « vieux » comme moi feront toujours la conversion franc-euro (et l’inverse), paraît-il. Ces jeunes seront sans doute de vrais Européens. Du moins peut-on l’espérer, et qu’ils parviendront à abolir les frontières mentales, en même temps que les nationalismes qui ont la vie dure, comme les monnaies nationales.

La bataille (plutôt que le débat) entre le Oui et le Non à la Constitution est exacerbée par la France, qui en fait un référendum que rien ne justifie, qui est même une injure aux députés européens, les siens propres en première ligne. Il faut que le citoyen ait son mot à dire ? Mais n’a-t-il pas délégué ce pouvoir en élisant ses députés ?

Le référendum, en démocratie parlementaire, est une urne à double fond.

Le Monde du 4 mai publie « un appel des mille artistes et intellectuels ».

C’est l’appel des cent, déjà publié dans Le Monde du 8 juin 2004, qui devient donc l’appel des « mille », « pour une Europe fondée sur sa culture ». Il appelle les chefs d’État et de Gouvernement des vingt-cinq États membres à une Constitution européenne qui soit un véritable projet de civilisation fondé sur notre héritage culturel et nos valeurs communes. Or la Constitution dit :

ARTICLE 1-3

Les objectifs de l’Union

§1. « L’Union […] respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen. »

ARTICLE III-280

§1. « L’Union contribue à l’épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l’héritage culturel commun. »

Que vouloir de plus ? « Des sous ! » Un peu plus que les 0,007 % du budget alloué par le Traité de Maastricht (passé entre-temps à… 0,7 %). Même James Bond avait plus.

Les civilisations ne sont pas nées d’un projet comme on sort des lapins d’un chapeau, mais d’une lente maturation de leurs facultés à s’imposer par

leur génie, leur puissance, leur culture, absorbant les plus faibles tout au long de l’Histoire.

Permettez-moi de citer encore Paul Valéry, dans la deuxième lettre de

La crise de l’Esprit : L’idée de culture, d’intelligence, d’œuvres magistrales est pour nous dans une relation très ancienne – tellement ancienne que nous remontons rarement jusqu’à elle – avec l’idée d’Europe. Les autres parties du monde ont eu des civilisations admirables, des poètes de premier ordre, des constructeurs, et même des savants. Mais aucune partie du monde n’a possédé cette singulière propriété physique : le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant.

Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Et il ajoute, comme pris d’un soudain scrupule : Ou presque tout.

Chaque débat, chaque profession de foi, chaque article sur le traité (et ils tombent comme à Gravelotte) me plonge d’abîme en abîme de perplexité. Il y a dix, il y a cent manières de lire ce texte, d’évidence.

Il y en aura combien de l’appliquer ? Et qu’en sera-t-il dans les autres langues ? Il ne parle pas de la laïcité, par exemple, car ce terme, paraît-il, n’est pas traduisible dans d’autres langues. Par contre, on y trouve les mots « banque » (592 fois), « Union » (1381 fois), « membre » (1265 fois), « libertés » (146 fois), « concurrence » (40 fois). « Fraternité » (aucune). (Le Monde du 7 mai, p. 7).

Nous avons tous vu ces images fascinantes provenant du télescope spatial Hubble réalisées en 1994, extraordinaire plongée dans l’univers visible révélant l’existence de plus de dix mille galaxies, dont les plus anciennes ont treize milliards d’années. Notre soleil n’est qu’une étoile parmi des dizaines de milliers d’autres de notre galaxie : la Voie lactée. Et ici-bas, nous discutons de virgules.

Place au vertige, et à la poésie :

Voie lactée ô sœur lumineuse

Des blancs ruisseaux de Chanaan

Et des corps blancs des amoureuses

Nageurs morts suivrons-nous d’ahan

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