L’Europe que nous sommes

Rose-Marie François,

Cette façon que nous avons de nous sentir chez nous en Écosse, en Sicile, en Finlande, à Vienne, à Dax, à Uppsala, dans les Alpes, en Hollande, sur l’île de Bréhat. En mangeant le pain noir des ours, la focaccia, le knàckebrôd, les frites, la tortilla, l’apfelstrudl, le plum-pudding, le panettone, le hareng saur, le borchtch, le haggis, les suppli al telefono, les kôttbullar et fiskeboller, les bêtises de Cambrai, les baisers de Malmedy… À penser au Danube en regardant la Meuse – ay ! rio Guadalquivir. À glisser de la Haine à l’Escaut, prendre la mer, la Hanse jusqu’à la baie de Riga. Y entendre les coqs se répondre en Live, en picard, en gallois. Voir couler la Venta par la fenêtre du train qui mène à Craiova, où surgit le perron liégeois, les pigeons de San Marco, les ponts de Prague, le beffroi de Mons, les fjords du Finnmark, les forêts aux flancs des Karawanken. Revivre l’angoisse du Bois du Cazier au fond d’une mine appelée Sztâlinvâros. Cueillir les myrtilles d’Awenne, les noisettes d’Ouogrè, les chanterelles de Müllheim. À la pointe de Sâo Vicente, au large des émigrations, jouer du carillon, l’écho de Cork. Aimer la bruyère mauve sous le ciel plombé, les blés de la Beauce, les orangers neigeux au pied de l’Etna, les chevaux de la Puszta, le granit multicolore d’Iona, les arcs-en-ciel sur les frontières… Lire tous les prénoms des îles de l’Égée, comme scandés par l’aède aveugle. Entendre, sous un trémolo de mandoline, les lamentations de la blanche Solvei. Jouer Grétry sur la koklè. Appeler au secours de la sœur de sœur Anne l’intrépide princesse qui trancha la tête de Sire Halewijn. Du haut de la falaise, contempler la fin du monde au Cap Nord, où rougeoient les chœurs du palais de Cnossos. Parlez-vous basque, yiddish, arménien, albanais ? Laisser gonfler son cœur au plaisir des jonquilles, pleurer l’exil au Pont-Euxin. Foncer sur l’Afsluitdijk, apercevoir au fond de l’eau la bonne femme de Stavoren, la belle lande et Kriekeput, le mystère des nuraghi, les géants de l’Atlantide. Faire sauter les fuseaux horaires, dentelle de Bruges, de Valenciennes ou de Bratislava. Épargner l’horrible araignée, racheter Arachnè, l’infortunée, Ariane abandonnée sur son rocher. Caresser un saule, larmes d’Ophélie, Desdémone, Marguerite. Cueillir des coquelicots en Ukraine, des bluets en Latgalie, des myosotis en Corse. Patiner sur le Ladoga en attendant le prince charmant, l’étrange Cavalier que peint Rembrandt ou l’homme de la Manche à l’assaut des moulins. Valser à Dublin, danser la gigue à Salzbourg, le quadrille à Kautokeino. Marcher pendant des mois, des ans, des siècles, user le sol des palimpsestes : Picardie, Courlande, Kurdistan… Entendre la voix de Cassandre. Avoir découvert le revers de Weimar, de Cracovie… Avoir parcouru les mers, s’être cramponné aux neiges éternelles, avoir survécu…

À notre ciel, toujours plus d’étoiles pour chanter Vasks, Verdi, Verlaine ; les vacances, la varappe, les vergers de plein vent ; Valéry, Vézelay, Venise ; la vis d’Archimède, les vases communicants ; Van Eyck, Vasarely, Vésale, Vasalis, Varsovie ; Vélasquez, la Valachie ; le vol-au-vent, l’art du vitrail, la Vierge Marie ; Vaison-la-Romaine, Vladimir Vidritch, la vieille ville de Varna ; Vulcain, Vénus, Vondel, Virgile ; le violoncelle, Pauline Viardot ; l’in vino veritas, vidrecome de Veltliner ; la faute à Voltaire ; les amants de Vérone, Vahan le Grand, Léonard de Vinci ; Hugo Van der Goes, le Vésuve, Visconti ; Verne, Vermeer, Verhaeren, Vivaldi…

Et dans la plus totale amnésie, savoir situer l’Europe, la ravie, la violentée, la revenante : là, au fond de nous, depuis toujours, l’encre qui coule dans nos rêves, nos conquêtes menacées – justice sociale, services publics, air pur et eau limpide, silence de nos paysages, profond azur ou soleils mouillés –, notre soif de voyages sans visa et sans armes.

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