Faits divers, faits d’été

Jacques De Decker,

Tolstoï passant la nuit dans le poste de police où a été recueillie la femme adultère qui, de désespoir, s’est jetée sous un train. Cette contemplation morbide va être à la source de son Anna Karénine. Stendhal se passionnant pour le crime passionnel de ce jeune homme qui a assassiné en pleine église la mère des enfants dont il avait été le précepteur. passé par le prisme de son imagination, ce meurtre fournira la matière du Rouge et le Noir. Flaubert, lassé de s’être confronté aux rigueurs de la fiction historique, est encouragé par ses amis à se focaliser sur le suicide d’une épouse de médecin de campagne. Madame Bovary va en résulter. Trois des plus importants romans jamais écrits sont des décoctions de faits divers. Cela mérite réflexion.

Qu’est-ce, d’abord, qu’un fait divers ? Karine Lanini, dans le Dictionnaire du littéraire (PUF, 2002), en donne une définition qui est opératoire : « Le fait divers, écrit-elle, est un événement quotidien distingué parmi d’autres événements anonymes, que la presse décide de rapporter en raison de son caractère frappant. » Et, de fait, les « modèles » de Tolstoï, de Stendhal, de Flaubert étaient ce qu’on appelle des anonymes, au sens où ils ne se sont distingués que par le fait marquant dont ils ont été les protagonistes. Ce sont des gens très ordinaires qui, brusquement, défrayent la chronique, et qui rappellent qu’il n’y a pas de gens « ordinaires », que chacun est une exception, éminemment singulière, et en ce sens porteuse d’un mystère qui lui est propre, qui est irréductible à tout autre.

Il n’empêche que lorsque la presse, cette « littérature qui se dépêche », comme disait Borges, en parle, c’est le plus souvent à la sauvette ; et sans creuser ce fameux mystère. D’où l’attention des écrivains : tout ce qui a été passé sous silence, ils vont le porter au jour. Sans mener d’enquête, pour autant. En se fiant à cette machine à élucider qu’est l’affabulation. Ils s’injectent une dose d’événementiel pour provoquer une décharge de fictionnel. Une espèce d’hyper-vérité qui est le mentir-vrai du romanesque.

Cet été 2003 ne fut cependant pas fécond en faits divers de ce type. Des choses extraordinaires sont advenues à des gens qui n’étaient pas à proprement parler ordinaire, ou qui n’étaient de toute manière pas anonymes. Ou alors « leur anonymité » passait l’imagination, justement. C’est le cas des milliers de vieillards qui moururent de la canicule sans que personne de leur entourage familial ne vienne les identifier. Peut-être avaient-ils une identité, mais elle était purement administrative. Ils n’existaient plus que sur papier, ils n’étaient plus reliés au monde par le moindre lien humain. Le président français se posa, à leur intention, en père de la nation, ils devenaient tous, dans leur très grand âge, des pupilles de la République.

Un mort des suites d’une poussé anormale de chaleur, cela ne fait pas même la matière d’un entrefilet. Mais lorsque des milliers de vieilles personnes sont frappées, révélant ainsi un gigantesque mal social, cela excède largement la rubrique des chiens écrasés. Elles constituent la vaste meute des humains écrasés par le rouleau compresseur de l’égoïsme généralisés. L’a-t-on suffisamment dénoncé, ce fléau ? En a-t-on véritablement tiré les conséquences, qui auraient dû mener ) un gigantesque examen de conscience ?

Le docteur Kelly, c’est autre chose. Il était un de ces rouages dont use le pouvoir pour accomplir ses desseins, et à qui il n’est pas permis de prendre une initiative qui sorte du rôle qui leur est imparti. Or, il s’est mis hors-jeu. Le fonctionnaire a refusé de fonctionner plus avant. Il a mis fin à ses jours. La thèse du suicide est de toute manière littérairement plus intéressante que celle de la suppression camouflée. Parce qu’elle suppose qu’un cri sans message ait été émis. Un père de famille se taillade les veines dans le plus paisible paysage qui soit, la douceur bucolique de la campagne anglaise, et c’est le sort du monde qui est le véritable cadre de cette immolation. A-t-on, une fois encore, cherché à véritablement creuser la question ? Cela aurait mené trop loin, sans doute, les hypothèses étaient trop périlleuses. Il faut s’attendre pourtant à ce qu’au pays de Graham Greene et de John Le Carré, il s’avérera un jour que le docteur Kelly n’est pas mort pour rien…

Et puis, il y a les exploits des saltimbanques. Le plus musclé d’entre eux s’est emparé d’un siège de gouverneur, sous prétexte qu’il avait eu un devancier que la carrière politique avait mené jusqu’à la Maison Blanche. Mais il n’y a rien de commun entre Schwarzie et Ronny. Reagan était un acteur de second rang dont les piètres prestations cinématographiques n’ont en rien alimenté la popularité politique. Schwarzie, lui, s’est servi du rayonnement fantastique de ses rôles pour se rallier des électeurs. Ici, le processus s’inverse : la fiction envahit la réalité. La société du spectacle est au pinacle. Guy Debord, où es-tu ? On a besoin de tes lumières !

Il y a, enfin et surtout, la tragédie de Vilnius : on verra qu’elle sert d’argument à la plupart des textes qui suivent, et en particulier à la longue ouverture dont Pierre Mertens nous a gratifiés. Ne retardons pas davantage la plongée dans ce cauchemar. Souvenons-nous seulement des réactions de Brel à ceux qui venaient lui dire que Ne me quitte pas était une des plus belles chansons d’amour qui soient : « Il ne s’agit pas d’amour là-dedans, disait-il, mais de lâcheté ! »

Un mot encore. Qui fut le premier à forger l’expression « Fait divers et d’été » ? Alphonse Allais, bien sûr !

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