Fêlures de vantardise versus brisures de bâtardise

François de Callataÿ,

Acte I

À la Bibliothèque royale de Belgique, section des manuscrits

« Quand on est comme moi, cher Monsieur, férue d’héraldique et assise — si je puis m’exprimer de façon aussi cavalière — sur les précieuses copies d’archives familiales d’une province ayant beaucoup à déplorer la disparition des originaux dans les bombardements de 14, vous pensez bien que je les attrape comme des mouches. Depuis le temps que je les observe, ces généalogistes, je me targue de prévoir leurs pathologies. Car naturellement, ils sont tous cinglés. Folie douce, la plupart du temps (pourquoi me frapperaient-ils ?) mais folie réelle et dangereusement dégénérative, avec pas mal de carbonisations neuronales au final.

Cela commence toujours de la même manière. Et d’abord, cher Monsieur, connaissez-vous le nom de vos arrière-arrière-grands-parents ? Non ? Ne vous désolez pas. Vous êtes comme tout le monde. Enfin presque. C’est pour cela qu’ils viennent. Remonter au-delà de leurs grands-parents. Rien de bien mal à cela. Mais tout bascule très vite, en général la première semaine.

Car de deux choses l’une : ou bien vous vous trouvez bloqué rapidement dans vos recherches, incapables de remonter la rivière à plus de deux ou trois générations ; c’est ce qui arrive à beaucoup. Ou bien vous avez le bonheur de vous arrimer à un filon qui brillotte dans la nuit — un arrière-grand-père vaguement artiste, un grand-père dans un cabinet ministériel suffit parfois.

Soudain, vous remontez deux siècles sans effort, bien arrimé à votre filon productif. Vous ne le lâchez plus : vous voilà parvenu au temps de Napoléon avec la preuve notariale de descendre d’un maréchal d’Empire, sinon de Napoléon lui-même (en tenant compte des supposés bâtards, qui sont ici bien utiles). Naturellement, la tête vous tourne. Et plus vous remontez, plus vos chances augmentent en fonction du principe que chacun d’entre nous possède deux parents, quatre grands-parents et ainsi de suite. Et que donc en comptant trente ans par génération, l’apprenti généalogiste qui se présente à cinquante ans à la bibliothèque où j’officie a mathématiquement au moins soixante-quatre ancêtres en droite ligne en juin 1815, plus de cinquante mille du temps de Charles Quint, plus d’un million en 1400, et plus de trois cents millions, soit la taille estimée de la population mondiale, vers le milieu du xiie siècle. On pourrait calculer ainsi que dans un monde parfaitement brassé, les chances de chacun d’entre nous de ne pas être un enfant de Charlemagne sont inférieures à une sur mille ; quant à ne pas descendre de Jules César, n’y pensons même pas tant il est évident que nous en provenons tous.

Voilà qui devrait nous réjouir et nous faire aimer notre voisin de palier, qui lui aussi en descend fièrement (et avec nous l’escalier tous les matins). Mais non ! Au lieu d’en faire une ode à l’égalité, ils ne cherchent qu’à se prévaloir en remontant leur fichue brindille la plus dorée. C’est bien désolant, d’autant que leur enflure de bourrichon n’impressionne nullement leurs proches, qui évoquent plutôt la démence sénile. Tenez, je leur ai écrit un poème, en cachette. Publiez-le sous un faux nom. Cela me fera plaisir, ma petite fatuité à moi. Dites-leur que je m’appelle Charlotte Vestale, ou Angélique de la Montagne, ou tout ce qui vous plaira. Le voici. »

Le généalogiste

Il est vieux, il s’avance

Bientôt rejoindre son ascendance

L’œil alerte, le bras qui tremble

Le voilà aux portes du temple

Le temple dort

Les lions aussi

De gueule, de sable

Dans les livres assoupis

Tout est couché

Les noms, le papier et même le préposé

Les batailles sont livrées ; les livres sont écrits

L’encre a séché ; il s’agit de manuscrits

Des petits, des grands, des tus et des très montrés

Toute la richesse d’une nation dans des caves à néons

Tant de vie privée de soleil et d’eau

Elle vibrait pourtant, même chez les sots

Étagères de métal, reliures apocryphes

Alignées, comme à la bataille, maréchaux et fifres

L’éclairé voisine avec le sanguinaire

Seule la Bourgogne va solitaire

La Bourgogne, c’est trop loin pour lui

Ypres, au siècle dernier, déjà le ravit

Des siens connaître l’histoire

La faire soi-même, il est trop tard

Fouille ses poches, contrôle sa veste

A-t-il sa carte ? Oui, non, il peste

Il est vieux, il s’avance

Bientôt rejoindre son ascendance

Acte II

À la clinique des Fleurs sauvages, Bruxelles, service des maternités

« Vous me demandez quel est le pourcentage de naissances dont le père présumé n’est pas le père effectif. Ah, la grande affaire que celle-là ! Vous voulez du chiffre, n’est-ce pas ? Du gros chiffre à tartiner en première. Avec une bonne couche d’opprobre pour les femmes, ces pécheresses, ces dissimulatrices qui contrefont l’orgasme quand on les prend et le nom du père quand elles accouchent.

Et bien d’accord, je vais vous en donner, du chiffre. Mais pas à l’emporte-pièce. Du chiffre encadré, qui ne confond pas tout, comme je me désole de le voir sur les blogs de primates qui accompagnent trop souvent le sujet. Vos lecteurs pourront comprendre cela ? Que quand on avance un taux de naissance hors mariage de cinquante pourcents dans les Caraïbes, il ne sert à rien de porter nos lunettes culturellement biaisées d’Européens continentaux et, surtout, que cela n’a rien à voir avec le taux de confusion sur l’identité du père. Qu’une naissance illégitime étant, à strictement parler, rien de plus qu’une naissance hors mariage et que dès lors, pris brut de décoffrage, vingt pourcents de naissances illégitimes ne signifient aucunement que, dans un cas sur cinq, il y a cocu. Que le fantasme de cette incompréhension à vingt pourcents est un serpent de mer qui ressort dans un nombre surprenant de bouches, dont celles — honte à eux — de pas mal d’universitaires. Que les soi-disant études dont la presse fait naturellement ses choux gras indiquant que ce serait tantôt la première naissance, tantôt la troisième qui serait marquée par un pic de cocuage, sentent sacrément le bidon. Que les prétendus recoupements entre les douze pourcents de naissances adultérines — tiens, c’est moins ! — et les estimations avancées par les autorités ecclésiastiques sur la base des confessions fleurent tout autant le pipeau. Etc. Etc. Je me méfie des journalistes !

Cela dit, on a raison de s’inquiéter. Ce sont les Ricains qui ont, les premiers, levé le couvercle du chaudron. À grands coups de prises de sang sur leurs gars engagés autour d’Ypres lors de la Première Guerre mondiale. Un test sanguin, c’est bien mais nettement moins performant que le kit proposé aujourd’hui par le DNA Diagnostics Center basé à Fairfield dans l’Ohio, lequel ne laisse à l’erreur qu’une place riquiqui. On va bientôt tout savoir, sauf que vient à eux un échantillon qui fait forcément exploser le taux de naissances adultérines. Aux États-Unis, à l’heure actuelle, plus de trente pourcents des demandes introduites par des hommes en quête de connaître leur réelle paternité reçoivent des réponses négatives…

Pour chez nous et considérant la totalité de la population, je m’en tenais jusqu’ici à une estimation prudente de quatre pourcents — voilà, vous l’avez votre chiffre ! C’est beaucoup moins que les sept à dix pourcents évoqués naguère par ma collègue, le docteur Salmon qui ajoutait, sûre d’elle : “Le plus souvent, il s’agit de l’aîné.” Je vous souhaite la bonne journée, Monsieur.

Ah oui, encore une chose : vous comprenez sans doute pourquoi tout le personnel accouchant est drillé chez nous, dès que l’enfant paraît, à s’écrier la bouche en cœur : “Mais comme il ressemble à son papa !” »

Acte III

Retour à la rédaction

— Et alors, ta journée ?

— Excellente : bibliophilique et friponne !

— En tout cas, on attend ton papier. Cela a encore bardé en France. Vu d’ici, c’est à n’y rien comprendre : un État qui se dit laïc et progressiste crispé autour de la rengaine pétainiste « famille-patrie ». Faut dire que sur les mœurs, nos amis Français nous paraissent bien rétrogrades, de la naissance jusqu’à la mort, en passant par le mariage. Curieux et vaguement inquiétant. Mais toi donc ?

— Assez perturbant aussi. Laisse-moi te résumer. Ce matin, je me suis rendu à la Bibliothèque royale de Belgique, dans les entrailles de ce lourd vaisseau — je n’ai pas dit Titanic — du patrimoine imprimé. Et voilà qu’Angélique de la Montagne, spécialiste d’héraldique, m’explique désolée qu’elle accueille à longueur de journées des généalogistes qui rêvent de remonter le courant de leurs ascendances, ou plutôt — c’est ce qui la désole — la branche la plus flatteuse de celles-ci. Et voilà que l’après-midi, j’ai rendez-vous avec le chef de service de la maternité des Fleurs sauvages à qui je pose la question du pourcentage de naissances adultérines et que celui-ci a l’amabilité de me répondre.

— Oui. Et alors ?

— Et alors ? Et alors, je butte sur deux estimations qui, si tu me permets cette finesse de circonstance, ne font pas bon ménage. D’un côté, on m’explique que je descends plus que sûrement en droite ligne de César, vu le principe simple de la multiplication par deux du nombre d’ancêtres à chaque génération et que chacun a donc dès le xiie siècle un nombre d’ancêtres directs supérieurs à la taille de la population mondiale de l’époque. Qu’il est donc un peu sot de perdre son temps à tâcher de se prévaloir d’un maître de corporation du xviie siècle si on peut prétendre avec assurance être directement apparenté à Alexandre le Grand et pourquoi pas à Confucius. Mais, de l’autre, on me rappelle qu’il n’est pas certain que mon père soit mon père, et qu’il est même à peu près certain que ceux qui figurent comme mes ancêtres à l’époque napoléonienne ne sont pas mes ancêtres. Tu me suis ?

— J’essaie.

— Tu vois tout de même le paradoxe d’un très lointain certain (tu descends de César) et d’un très proche incertain (tu n’es peut-être pas le fils de qui tu penses) ?

— Moralité ?

— Moralité : je m’en fiche. Père biologique, très bien ; mais père de remplacement s’il le faut, très bien aussi. À la romaine ! Le fils de l’empereur est doué : tant mieux ! C’est un crétin fini : on adoptera et éduquera son cousin ! Là où c’est moche, c’est quand ce n’est pas ton fils et qu’en plus il est pénible. Bon, j’arrête : c’est pas très drôle.

— Mouais : moyennement convaincant. Tiens, regarde ce que j’ai découvert en pensant à toi l’autre jour aux puces : un vieux tiré-à-part d’un certain Albert Visart de Bocarmé au titre émoustillant : « Brisures de bâtardise dans les armoiries » (Revue belge d’archéologie et d’histoire de l’art, 1938). Je l’ai lu avant de te l’offrir : j’en retire qu’on était moins encombré par l’affichage de sa bâtardise autrefois qu’aujourd’hui.

— Tu as raison. Antoine portait officiellement le titre de Grand Bâtard de Bourgogne et était introduit comme tel à son arrivée par l’aboyeur de service : « Le grand… bâtaaard !! » Que j’eus aimé être celui-là. En tout cas, voilà qui va me pousser à refaire un tour du côté de la Royale…

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