L’attrape mœurs

Jean-Pierre Berckmans,

Elle a mis un doigt sur ses lèvres, couleur bonbon à la fraise : « Chuuut » ! Cinq secondes avant, elle avait relevé ses Ray-Ban et caché ses yeux, couleur chocolat au lait, par une paire de lunettes de soleil à 399 euros, prise en vitrine, puis les Ray-Ban avaient repris leur place. La paire « essayée » avait été chouravée vite fait. L’une sur l’autre, avec ces deux verres fumés elle devait voir que dalle dans cette foutue boutique de plage sombre comme un night-club, froide comme la banquise because la clim.

Alors, comment elle a fait pour me repérer ? Voir que j’avais tout pigé.

Là, je m’en tape, je dois lui foutre la honte.

Je la regarde et je passe en mode « Inspecteur Colombo », puis je me dirige d’un pas ferme vers la pouf qui sert de vendeuse. Elle a l’air de s’emmerder à mourir et elle fait la gueule comme toutes les mythos de Saint-Tropez.

La voleuse fonce sur moi, me choppe le bras ; elle me dit « viens ici, toi » à l’oreille et m’entraîne dehors. Elle me secoue un peu :

— Tu allais cafter hein !

Je souris sans la regarder, comme un vrai faux-cul.

— Quel âge as-tu ?

Je me tourne vers ses doubles lunettes.

— Douze ans !

Puis, j’ajoute de mon meilleur ton insolent :

— Et vous ?

Elle est sciée. Un enfant n’a jamais le droit de demander l’âge des adultes alors qu’ils passent leur temps à leur poser constamment cette question nulle en se foutant royalement de la réponse.

— Qu’est ce que ça peut te faire ?

Elle me lâche le bras, je hausse les épaules pour dire que ça n’a pas vraiment d’importance, mais que ce n’est pas non plus « secret défense ».

En fait, pour moi, c’est vachement important parce que les filles maintenant, dire leur âge c’est un truc de ouf. C’est dingue, il y a des nanas de quatorze ans qui en font vingt et des bonnes femmes de quarante qui ont l’air d’aller au lycée. On voit des hippopotames (hippopodames, dirait Gainsbarre) de seize ans et des mamies de cinquante, longues tiges sans popotin, speedées du jogging comme si elles visaient les jeux olympiques.

La voleuse, elle, est « trop stylée ». Elle marche sur des hauts talons en toile, genre « ville à la plage ». Elle déchire : un chouette petit nez et des cheveux bruns bouclés avec les inévitables mèches blondes (décolorées, ajouterait mon coiffeur). Elle a des longues mains et des tout petits pieds. Bref j’ai vraiment l’impression que les hommes la « kiffent grave ». Pour le moment elle a l’air d’une student qui ne sait pas quoi répondre à une question d’exam. Elle finit par me balancer :

— J’ai trente et un ans

— Alors vous pourriez être ma mère (un silence pour savourer la suite) et vous volez dans les magasins !

Parler de son âge en prononçant le mot interdit « mère » (Pourquoi pas mamy ?) la rend dingue.

— Mêle-toi de tes affaires, p’tit con, t’es de la police ?

Je réponds du tac au tac, mais super cool en n’oubliant pas de zapper son look gamine :

— À votre âge, on doit donner l’exemple, on n’insulte pas les gens. (J’ajoute comme un prof de philo à la fin du cours :) En plus, c’est une preuve de faiblesse.

Je l’imite en tirant la langue :

— T’es de la police ?

Elle enlève ses Ray-Ban, range ses lunettes à 399 euros dans son sac informe style Jane Birkin.

— Bon, j’en ai marre, salut !

Elle tourne la tête, je remarque sur son cou un dauphin tatoué. Je parle plus fort.

— Si vous partez sans payer, je vais tout dire à la vendeuse.

Elle me regarde et agite la tête

— Et alors ? On est hors de la boutique, je ne risque plus rien.

— Ah oui ! Et la caméra ?

Elle ricane comme si j’étais un sale gosse de six ans.

— Tu crois que je ne l’ai pas repérée ? Je lui tournais le dos quand j’essayais les lunettes.

Je la fixe, avec mon super-sourire d’ange ironique, comme dirait mon papa Erik avec un K à la fin.

— Si je vais tout raconter, on verra que les lunettes ont disparu (je décide de la tutoyer comme elle le fait), on verra sur les images tes cheveux bouclés et ton tatouage de dauphin.

Là, elle s’énerve vraiment, elle marque ses mots de ses longues mains bronzées.

— T’imprimes pas ? C’est trop tard pour eux, ils n’ont aucune preuve. Je suis sortie, OK ? Disparue, envolée.

Et là, je lui montre que je la connais bien, que je la traque depuis deux, trois jours.

— Ouais, mais ils ne voudront plus que tu entres dans la boutique, ni que tu viennes sur la plage des bambous, et tu kiffes trop la plage des bambous. Ici t’es super-populaire. Tout le monde t’appelle Niki, pas vrai Niki ?

À son regard, je vois qu’elle commence à comprendre qu’elle ne va pas s’en tirer facile.

— Mais qu’est-ce que tu veux à la fin ? Du fric, c’est ça ?

Je prends mon air de diablotin gourmand, comme dirait papa Simon.

— Non, juste un peu d’attention.

Et je rajoute :

— Comme disent les gens !

Ses yeux ont l’air de découvrir une baleine blanche échouée sur la plage.

— Qu’est ce que ça veut dire ?

Et là, je la branche direct.

— Que j’ai envie que tu me montres tes fesses !

Ça n’a pas l’air de la choquer, c’est zarbi mais cool.

— Tu veux me voir à poil, c’est ça ? Comme tous les gamins de merde de ton âge ?

— Et les hommes, alors, ça ne les intéresse pas ?

— Bien sûr, tous les mecs veulent voir les filles à poil.

Là, je sens que je tiens mon effet « trop grave » :

— Tous les mecs sauf mes papas.

Elle est cassée, ses yeux sont deux points d’interrogation.

— Comment ça, tes « papas » ?

— J’ai pas de maman mais j’ai deux papas : papa Erik et papa Simon !

Chaque fois que je dis ça, les gens me regardent comme un ours blanc qui se promène dans un supermarché. C’est sympa, au cinoche, un ours blanc, mais c’est vachement dangereux aussi. Et comme il n’y en a pas des masses, alors pourquoi est-ce que c’est vous qui le rencontrez dans un endroit où il n’a rien à foutre ?

Donc un ours blanc dans un supermarché, ça l’agace. Elle croit que je la vanne.

— Bon ! Mais il y a bien une femme qui t’a mis au monde, non ?

Je fais la moue. Cette question merdique me fout les jetons à chaque fois. Je récite la phrase habituelle :

— Je ne la connais pas et ne l’ai jamais vue !

Elle me tourne autour, ne sait comment me prendre, comme un oursin qu’on trouve sur une plage, qu’on a envie de bouffer sauf que, sans couteau, c’est galère !

— C’était une mère porteuse, c’est ça ?

Je souris, mode Georges Clooney :

— What else ? Paraît que mes papas l’ont payée un max !

En fait, on n’en avait jamais vraiment parlé, mes papas et moi, mais ça me plaisait bien d’imaginer qu’ils avaient dû claquer un paquet de blé pour m’avoir.

Le taf de mon papa Erik, c’est de s’occuper des piscines, (il dit : « Je suis pisciniste ») de toute la presqu’île et même autour. Il drive un 4×4 Humer noir qui en jette (une super occase). Des bouffons jaloux disent qu’il ne balance pas de la poudre blanche seulement dans l’eau des piscines, mais aussi dans les « raves » de Ramatuelle ; mais il n’a pas besoin de ça, il bosse tout le temps l’été. L’hiver, quand le monde est parti, les plus belles piscines sont à nous et papa Simon m’apprend à faire des longueurs sous l’eau comme le foutu dauphin qui se balade sur le cou de Niki. Ouais, on a le genre de vie qui branche toutes les bombasses de la région. C’est trop con que mes papas n’en invitent jamais. Je dois me contenter de meufs de l’école qui crient comme des gorets en se jetant à la flotte…

Maintenant il fallait passer aux choses sérieuses. Je fais :

— Tu préfères que je raconte tout ? Ou bien…

Elle me coupe

— Ou bien je te montre mon cul, petit pervers ?

— Pervers, moi ? Tous les mecs ont envie de voir ton cul, c’est toi qui l’as dit. Et toutes les pisseuses mouillent pour les rock-stars en string, tout le monde veut voir un beau petit cul et des chouettes nénés, mais moi j’en vois jamais. Il n’y a pas de filles sexy chez moi.

Niki soupire. Elle a l’air de se faire une raison. Elle se met à marcher, je la suis, elle porte une sorte de sari qui cache ses formes mais j’ai eu tout le temps de l’observer sur la plage bambou quand elle bronze, vautrée sur son matelas. J’ai même pu voir une pointe de sein quand elle enlevait le haut pour se retourner sur le ventre mais ça n’a duré qu’une demi-seconde, et encore ! J’ai très mal vu parce que je faisais comme si je ne matais pas.

Elle doit être plus ou moins métisse, une peau couleur café crème, des jambes musclées qui doivent démarrer au quart de tour et choper les gamins pour leur foutre une baffe bien placée quand ça lui prend.

— Pourquoi est-ce que tu piques des lunettes solaires, je lui demande, alors que t’as déjà des Ray-Ban mortelles ?

Elle me la joue série télé :

— C’est pas pour moi, commissaire, c’est pour une copine.

Elle redevient normale :

— Elle s’appelle Vanessa. Ce soir, on fête son anniversaire.

Là, ça me paraît jouable, je pourrais l’inviter avec la copine Vanessa (quel nom à la con, ses parents devaient regarder des séries françaises toutes pourries) pour faire la teuf autour de la super-piscine à débordement avec vue sur la Corse quand on nage (j’exagère à peine). Le proprio n’est pas là et papa Erik surveille la villa aux murs de verre en chronométrant les longueurs de papa Simon (il est prof de natation l’été et prof de voile l’hiver). Elles apporteront du rosé et papa Simon roulera des pétards. Si papa Erik se décide à allumer le « barbecue-de-la-mort-qui-tue » (au gaz avec tous les gadgets), on pourra manger des entrecôtes pour nous et des grandes salades pour les filles, et moi je me sentirai vachement détendu parce qu’il y aura de jolies meufs à la maison et peut-être même que Niki me demandera si j’ai déjà une petite copine, ce genre de choses qui n’intéressent pas les mecs. Après on pourra tirer un feu d’artifice en disant Ooooh et Waouaah, comme quand j’étais petit.

On s’approche des cabines de plage et là, j’ai trop la trouille de me retrouver avec Niki dans un endroit aussi chelou, tous les deux serrés comme des sardines, tout près de sa peau qui doit sentir le Chanel n° 666 (le chiffre du diable, cf. Harry Potter). Mais il faut que je voie ses fesses ! Papa Erik m’a dit que ce qu’il regarde en premier c’est la « fermeté des fesses ». Je sais qu’il ne parle pas des femmes mais si je veux avoir une petite chance… Il faut aussi qu’elle ait de belles épaules musclées, c’est ce qui plaît à mon papa Simon, et un long cou aussi parce que j’aime donner plein de bisous mouillés, là, dans le creux mais avec les copines de mon bahut et mes huit cents « amies » de Facebook, ça ne se fait pas, elles trouvent ça dégueu !

Maintenant, ça y est, on entre dans une cabine libre et elle referme la porte derrière mes mollets qui tremblotent. Il fait sombre et ça sent la peinture et le sapin pourrave. Je ferme les yeux, je compte jusqu’à cinq et quand je les ouvre, la lumière est plus forte et je vois à mes pieds le tissu indien jaune et mauve, et Niki toute bronzée (papa Simon dit que les gens bronzés n’ont jamais l’air malades, que personne ne croit en leur cancer, même pas eux. Ils se sentent immortels tant qu’ils ne blanchissent pas), à dix centimètres de moi, en bikini vert tellement fluo que je referme tout de suite les yeux. Elle murmure :

— Comment tu t’appelles ?

Je garde les yeux fermés.

— Noah, avec un h à la fin.

— Et qu’est-ce que tu veux voir exactement, Noah avec un h à la fin ?

Je sens qu’elle va se foutre de ma gueule, alors, je deviens vachement sérieux et je réponds de ma voix Schwarzenegger comme celle de mon papa Erik.

— Je réfléchis !

Je m’aperçois que je murmure aussi, comme dans une église.

— Et si tu réfléchissais les yeux ouverts ?

Ça me tue ! Les gens qui disent « ouvre les yeux » me font vraiment chier. Ça veut dire quoi « ouvre les yeux » ? Regarder en face les merdes du monde, voir les gosses qui meurent de faim ? Les gros connards qui s’en mettent plein les poches ? Les enfoirés de profs qui n’ont pas changé leur cours depuis Napoléon ? Les filles qui pouffent de rire, même sur leur portable (LOL ϑ) quand elles parlent de vous ? Les pères qui ne rêvent qu’à leur bagnole et à leur look ? Les mères qui ne rêvent qu’à leurs nouveaux seins ? Moi, j’aime fermer les yeux et rêver à tout ce qui me ferait plaisir. Par exemple, à quelqu’un qui me prendrait dans ses bras, qui me dirait que je ne dois pas m’en faire et qu’on sera toujours là pour moi, et qu’on m’aimera toujours même si je deviens un serial-killer ou un putain de fou de Dieu qui fait péter des bus. Mais peut-être que Niki veut que j’arrête de me faire des plans dans la tête et que j’entre à fond la caisse dans la réalité ?

Je rouvre les yeux et c’est vachement réel ! Je suis pile à la hauteur de ses seins qui poussent en avant le soutif fluo, comme un smiley. Je regarde ses pieds, c’est dingue ce qu’ils sont petits, pour une grande.

Il faut que je sois clair et précis, alors je lui balance comme un putain de coach :

— Enlève tout et prend une douche.

Elle me fait son air « ni pute ni coincée du cul ».

— OK, mais toi aussi tu te désapes, je ne me déshabille pas devant un petit mec qui reste là à me zyeuter.

Qu’elle me traite de mec, c’est cool, même s’il y a « petit » devant. Un mec, c’est quelqu’un, ça peut jouer dans la cour des grands, comme dit mon papa Erik. J’aime mieux ça que « type bien », par exemple, parce que chaque fois qu’on me parle d’un « type bien » je me rends compte en dix minutes que c’est un vrai trouduc.

Bref, sans discuter, je commence à enlever mes Nike. Elle descend de ses talons en liège de dix centimètres. Elle passe les mains dans son dos et ses nichons jaillissent hors du maillot ; ils ne sont pas aussi gros que j’imaginais, mais je suis bluffé par les pointes brunes et les bouts bien durs. J’ai peur de bander comme un gamin de quatrième qui voit sa première femme à poil dans Playboy mais il faut dire que, pour moi, c’est un sacré flash : des vrais seins nus d’aussi près. Je pourrais même les toucher si le « petit mec » n’avait pas la trouille de prendre une claque dans sa tronche de cake, comme disent mes potes.

J’ai enlevé mon t-shirt Spiderman, elle attend les mains sur l’élastique de son slip de bain.

— Tous les deux ensemble ! elle ordonne.

Speedée, comme si elle donnait le départ d’un de ces 400 mètres de débiles que mon papa Simon m’oblige à faire le dimanche. C’est vrai qu’en natation je suis une bête mais quand je finis quatrième d’une compét, mes deux papas me font la gueule toute la journée. Rien à faire à ça, les pères vous mettent toujours la pression. J’aimerais trop lire un bon bouquin peinard, près de la foutue piscine, mais non, il faut toujours que je sois dedans à m’entraîner comme un enfoiré de champion du monde.

Nous nous retrouvons à oilpé. Elle est de dos. Je m’accroupis, je vois ses super-fesses bien lisses et son trou du cul comme l’étoile noire de Star Wars, avec ses dizaines de petits plis. C’est con mais il me fait penser à un engin dans lequel on enfonce un crayon tout rond comme un bras amputé et qui ressort avec une pointe de ouf. Ouais, je pense à un putain de taille-crayon. OK, c’est pas classe, et alors ?

On est dans la douche. L’eau se met à couler et elle se retourne vers moi, ses mains dans les cheveux et j’aperçois enfin ce que, entre potes, au collège, on appelle la zézette, le minou, la chatte, sauf qu’il n’y a pas de poils ; ni là, ni sous les bras, ni nulle part ! Alors, pourquoi on dit « une fille à poil » ? La chatte de Niki est brune et mauve avec un peu de rose comme ces gros coquillages qu’on colle sur l’oreille pour écouter la mer, mais ce serait idiot de coller mon oreille sur sa chatte. Rien que d’y penser je me mets à bander et j’ai peur que Niki se foute de ma petite quéquette, qu’elle me dise, comme la pétasse de la télé : « Mais j’hallucine, tu bandes, allôôô quoi ! T’as douze ans, tu prends une douche et tu bandes, allôôô ! » Alors j’arrête de regarder les détails, j’abandonne « la partie pour le tout », comme on dit dans les manuels de poésie emmerdants comme la pluie.

Sous la douche, elle brille comme un glaçon dans un jus de fruit, tout son corps semble éclairé de l’intérieur comme ces personnages de jeux vidéo en 3D, sauf qu’ici dans cette cabine, c’est pas des images, c’est du direct-life, « it’s the real thing », ce n’est plus Angelina Jolie qu’on regarde en se secouant la tige. C’est Niki en relief qu’on peut voir sans ces foutues lunettes « actives » qui déconnent toutes les cinq minutes. C’est Niki, si près de moi qu’elle m’éclabousse, qu’elle me frôle. Si près que je ne sais plus si les gouttes d’eaux giclent de ma peau sur la sienne ou de sa peau sur la mienne.

Et c’est trop fort, c’est plus fort que moi, je me mets à pleurer comme un con, comme un bébé, mes larmes coulent sur mes joues, sur mon menton, sur mon torse comme une autre douche qui vient du fond de mon cœur. Je dis à Niki, si près de moi, si belle pour moi, « prends-moi dans tes bras maman, laisse-moi t’embrasser dans le cou maman, ne me repousse pas maman ». Alors elle me serre contre ses nénés et elle pleure aussi. Nous sommes nus dans les bras l’un de l’autre et nous pleurons tous les deux comme si elle venait de me pousser hors de son ventre. Je mets ma tête dans le creux de son épaule et je lui fais de gros bisous dans le cou, et l’eau qui coule toujours sur nous se mêle aux larmes de la maman et de son petit garçon, comme au début du monde, au début de tout.

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