À Sira Miori

« Ce sera une histoire de princes et de princesses, dit Vincent, l’instituteur. J’y mettrai tout ce qui a dormi dans ma tête pendant des années. » Les habitués du Diable vert le regardaient, incrédules. Un écrivain parmi eux ! Avec des petits cahiers numérotés, des plans, des fiches qu’il sortait de ses poches en prestidigitateur de casino, les disposant autour de lui sur le marbre comme si le café avait été son cabinet de travail, comme s’il allait y accoucher du Goncourt 2004.

Il y avait bien derrière le comptoir une photo de Ghelderode en compagnie de mannequins à grosses doudounes et un griffonnage – dédicace de Magritte, disait-on – que des spécialistes étaient venus examiner à la loupe. Mais depuis la guerre, le Diable croyait ne plus avoir eu qu’un artiste, cet Anversois à qui la patronne avait permis de faire le portrait de Marie-Jeanne. C’était en été, et on allait vers l’hiver ; personne ne l’appelait autrement que Rubens, ce dont il se vengeait en jurant puissamment chaque fois que la serveuse quittait la pose pour remplir une chope à la pompe.

« Tu y mettras surtout la belle salope du grand escalier », s’exclama Thérèse, levant la tête de son Marie-Claire.

Vincent avait essayé, un samedi après-midi, d’entraîner l’infirmière qui le tyrannisait maternellement à l’exposition Ferrare, ville des ducs d’Este, mais elle lui avait fait une scène folklorique devant la file des visiteurs et il n’avait jamais réussi à la convaincre que la Vénus d’Urbin, « dévoilée », comme disait l’affiche, au fond du hall Horta, ouvrait à un autre parcours. Chaque fois que l’instituteur revenait du Bozart, la litanie reprenait : « Alors, vieux cochon, toujours au turbin ? Avec une esquisse de branlette du meilleur goût. »

Sa seule passion, depuis longtemps, le « pays où fleurit l’oranger » (Tous en chœur après moi !). Il n’y était jamais allé, ayant soigné jusqu’à sa mort récente une épouse dont les allergies multiples les confinaient, lui presque autant qu’elle, dans un appartement aux fenêtres hermétiquement closes. Il faisait les commissions après sa classe, suivait le soir un cours à l’Institut italien de culture, montait jusqu’au Parc Royal les dimanches de beau temps et s’offrait au mois d’août une location de vélo au bois de la Cambre. Pour le reste, les dossiers sur la patrie rêvée constituaient sa distraction de choix, et il avait fini par se persuader que cette connaissance livresque offrait plus de réalité que le présent difficile raconté par la Repubblica. Un sentiment de trop fort, de trop tard et de mieux ainsi retiendrait sans doute dans l’espace étriqué de sa ville nordique quelqu’un dont le sentiment du devoir accompli suffisait à la bonne humeur et à une sage régularité de vie. Mais la publicité de l’Automne aux Beaux-Arts avait jeté dans une excitation de jeune chien l’instituteur qui, jusqu’à la retraite, avait mis toute son énergie à inexister. Il ne se comprenait plus lui-même. Depuis l’inauguration d‘Europalia Italie, pas une journée ne se passait sans qu’il parcoure d’un pas vif les deux kilomètres séparant son logement du puzzle génial conçu par le maître de l’Art nouveau. Et sur le chemin du retour, il rendait compte de ses découvertes aux autres.

Louise arrivait maintenant avant lui. De cette poivrote amarrée au Diable vert personne ne savait rien, sinon ce qu’on voyait : qu’elle s’habillait avec soin pour lever le coude et entourer de tendresse sa maman, pensionnaire d’un home voisin d’où elle la sortait quotidiennement. Elle commandait les rituels laits russes (avec du décaféiné, précisait-elle), y plongeait toutes les dix minutes un spéculoos qu’elle portait à la bouche de la vieille dame et… guettait l’arrivée du voyageur immobile. Elle l’accueillait par cette expression curieusement littéraire qu’il s’était bien méritée : n’avait-il pas proclamé qu’il faisait le voyage de sa vie sans quitter Bruxelles et qu’il emmenait le petit groupe dans sa valise ? Avant même d’avoir enlevé son loden, il disait par exemple : « Le premier Este important a eu un nombre record de gosses. Huit cents peut-être, quarante en tout cas :

Des deux côtés du Pô, tous fils de Niccoló, proverbe local. »

Ou bien :

« Un descendant évincé a réussi à entrer au centre-ville, caché dans un tas de foin sur une barque, son plan a raté, il a eu la tête coupée, mais on l’a ensuite recousue au corps par respect pour la lignée. »

Thérèse avait éclaté : « Les grandes familles ! Un collabo, un résistant, une religieuse, une pute ; et ça se tient toujours. »

Mais depuis l’aveu qu’il leur avait fait il n’allait plus au-delà de quelques généralités et rentrait bien vite en lui-même pour écrire. Au Diable d’abord, chez lui ensuite, où l’infirmière le rejoignait vers minuit quand elle ne s’était pas endormie devant les singeries du petit écran ; Vincent retournait alors vers le mur le portrait de sa femme allergique.

Il annonça une première lecture pour le 11 novembre.

Ce jour-là, Marie-Jeanne, qui n’avait pas réussi à placer son gamin, l’occupait tant bien que mal avec de vieilles bédés ; il trouva vite plus d’intérêt aux retouches de Rubens qui saisissait enfin quelque chose de la saine douceur de son modèle. Thérèse, pour fixer une bougie festive, passait la flamme tremblotante d’une allumette sur la cire rouge.

« Dans ce chapitre, dit l’instituteur, il est question des femmes d’Alphonse Ier, père d’Hercule II et grand-père d’Alphonse II.

— Tous Hercule et Alphonse, intervint Thérèse. Vrai que plus d’un âne s’appelle Martin.

— Ce n’est tout de même pas difficile », s’énerva Vincent ; et, se dirigeant vers l’ardoise suspendue à la droite de Ghelderode, il effaça avec sa manche

PLAT DU JOUR : STOEMP CAROTTE SAUCISSE, pour tracer dans le nuage de craie :

HERCULE I ALPHONSE I (+ Anne Sforza, Ie ép./+ Lucrèce Borgia, 2e ép.)-> HERC II -> ALPH. II

Thérèse ayant allumé la bougie avec une mimique de bouche cousue, il commença :

L’infortune de sa patronne avait été une chance pour la petite esclave. Anna Sforza, délaissée, l’aima comme on aime un animal de compagnie : achetée sur un quai du Levant et revendue à Venise, elle devint pour la duchesse de Ferrare une tendre compagne de lit. Malgré son peu de mots, elle avait fini par tout savoir : l’histoire de l’épouse adolescente qu’un duc avait fait mettre à mort en même temps que son propre fils, ou celle de Lucrèce, la fille du pape Borgia, dont le second mari venait de conclure sous un coussin meurtrier son bref séjour terrestre.

Le jour où Anna fit place à cette jeune femme aussi éprouvée que soumise, la noiraude sans âme, sans nom ni âge, disparut. Les courtisans qui suivaient le cortège broché d’or la virent glisser comme un lézard entre les pieds des badauds. Les trompettes retentissaient au loin ; sans doute plaçait-on dans les torchères de l’escalier, sous la coupole-fleur hissée comme un baldaquin, les flambeaux qui nimberaient d’un velours tremblé la frêle silhouette de la nouvelle duchesse.

Le peintre était resté en suspens dans son geste et Louise avait, d’émotion, tendu son verre de goutte à la vieille dame. Ce fut donc, comme toujours, Thérèse qui parla :

… Cette Lucrèce, moi je la connais, je l’ai vue sur Canal plus dans un film porno.

— Même que pour le banquet du départ, enchaîna Rubens, réveillé par cette évocation, on a fait venir cinquante filles au Vatican. Elles ont dû danser nues, puis ramasser à quatre pattes les châtaignes bouillies qu’on leur lançait, comme à des bêtes. Il y avait un prix pour le convive qui en enfilerait le plus possible à la suite ; mais ils ont sûrement laissé gagner le fils du pape. Te gevaarlijk, César Borgia !

— Ça suffit maintenant, coupa Marie-Jeanne, pensez seulement une fois au petit ! Et toi, le peintre, tu n’en rates jamais une contre la religion. »

Très tard, quand Thérèse fut endormie, l’instituteur se leva précautionneusement et, jusqu’à l’aube, écrivit à la lueur d’une lampe de poche. Malgré son échec auprès des amis, il avait fait le plein d’idées avant même d’arriver à l’exposition. Si deux inspecteurs ne lui avaient passé les menottes, il ne se serait sans doute pas rendu compte qu’il était encadré depuis le trottoir du Ravenstein.

Au Diable on l’attendit, en plaisantant d’abord, dans l’inquiétude ensuite. Avec l’obscurité qui montait du dehors comme une eau crasseuse, Rubens assombrissait la nouvelle version de son œuvre, sans se rendre compte du gâchage qui la menaçait, quand la porte s’ouvrit avec violence. « Tout le monde contre le mur ! » hurlèrent les flics, fouillant sans délicatesse les armoires et le cagibi-cuisine.

La vieille dame et le petit garçon qui, revenu pour son mercredi après-midi, s’ennuyait un peu aux pieds du peintre furent les seuls à trouver l’épisode amusant : ils devaient s’en souvenir comme d’un grand moment de cinéma. Une aubaine pour eux que cette histoire de portrait, mais la descente de police, alors !

L’explication ne vint qu’avec le dernier jité, que chacun regarda de son côté. Au cours de la nuit précédente le portrait de Lucrèce Borgia avait été volé, la police tenait déjà un suspect, on pouvait s’attendre à des développements rapides de l’affaire.

Personne ne dormit cette nuit-là et, quand elles se retrouvèrent, Louise passa discrètement un billet à l’infirmière : « Prête à n’importe quoi pour lui ».

Rubens avait acheté les journaux. La Dernière Heure montrait sur un plan du Palais l’itinéraire que le voleur devait avoir suivi jusqu’à l’une des trois issues possibles. Une princesse, même de petite taille, ne traverse pas huit ou dix salles de musée sans attirer l’attention. Son accompagnateur, muni d’une copie de clé, avait donc agi après l’heure de fermeture. En douceur : ni porte fracturée ni sabotage du système de sécurité. Il ne pouvait s’agir que d’un maniaque ; sachant le tableau difficilement négociable, il l’avait sûrement enfermé dans un coffre qu’il n’ouvrirait que pour une contemplation vicieuse. Quand les gens normaux reverraient-ils Lucrèce ?

La presse italienne de droite se déchaînait. Le Quadrifoglio, cité par Le Soir, avançait l’hypothèse d’un acte politique : « Dans cette capitale livide et factieuse, écrivait-il, un dangereux groupuscule gauchiste a voulu salir l’image du pays qui assume avec maîtrise son semestre de présidence européenne ». Cette feuille, du genre ami qui vous veut du bien, évoquait un visiteur connu du personnel et en appelait à plus de rigueur policière. Thérèse se rappela l’instituteur relatant l’arrivée des Este au pouvoir. Ils avaient habilement utilisé un désir d’ordre et de sécurité : les représentants de la Commune s’étaient retrouvés désarmés en moins de deux. La forteresse, les petits malins ne la construisirent que par frousse, pour se protéger de leur propre peuple, auquel ils venaient de livrer le fonctionnaire des taxes : leur manière de se faire aimer ! Le duc Borso souriait sur les fresques célébrant son bon gouvernement comme, à la RAI, le maître du régime actuel…

Un nouveau soir tombait déjà quand Rubens grommela : « Grosse bagnole, gros salaud ». Une Ferrari s’était arrêtée dans l’étroite ruelle. Le conducteur, baissant la vitre, avait fait un signe impérieux au peintre, qui sortit sur le trottoir : « J’ai une information capitale relative à l’inculpé. » Une minute plus tard, Thérèse et Louise se précipitaient, à la grande colère de la vieille dame qui agitait sa béquille en criant :

« Et moi ? »

On roula vers les faubourgs chics, on glissa sous de hauts buildings, masses sombres dans la nuit, on plongea vers un parking qui obéit à la commande électrique dégainée théâtralement. Les deux femmes furent poussées dans un ascenseur à miroirs étincelants et parois capitonnées.

Le duplex de l’hurluberlu qui se présenta comme un « commissaire européen » était décoré d’emblèmes fascistes. Il les leur expliqua, avec des larmes dans les yeux. Une carte du Pacifique encadrée de bois doré emphatisait une proclamation du Duce que son fidèle traduisit :

Je dis, et vous le sentez, que c’est un privilège de combattre avec les soldats du Soleil Levant. Aujourd’hui, la Tripartite, dans la plénitude de ses moyens moraux et matériels, est le sûr garant de la victoire. Elle sera demain l’artisan et l’organisateur de l’injuste paix entre les peuples.

Italiens et Italiennes ! Encore une fois, debout ! Soyez dignes de cette grande heure. Nous vaincrons.

11 décembre 41

« La vingtième année de l’Ère Fasciste », ajouta-t-il, et nous en sommes à la quatre-vingt-deuxième.

Louise prit le risque de lui répondre : « Il me semble que des changements…

— Le sistema Italia, l’interrompit le haut fonctionnaire, en proie à des secousses qui faisaient exécuter à son bras des rafales de saluts romains, est plus que jamais à l’avant-garde. Je vois l’Europe que nous voulions près de se réaliser. Venez donc me rendre visite l’an prochain à Strasbourg. La petite distraction que je me suis offerte, protégé par les relations de notre nouvel homme d’État et mon immunité, ne doit servir qu’à attirer les regards sur l’arriération de votre pays d’opérette où des socialistes règnent encore. Noble Belgique ! Grenouille, plutôt, qui veut se faire aussi grosse que le bœuf, ne trouvez-vous pas ? Mais je suis bon prince, je vous donne le tableau. »

Il retira la cape qui couvrait un chevalet et Lucrèce apparut, regard de sphinge, blonds cheveux en torsade ruisselant sur des épaules exquises à peine dissimulées par un tulle. « Tout de même, ne put s’empêcher de penser Thérèse, je n’avais pas tout à fait tort. »

La voiture décrivit de grands cercles sur les boulevards déserts. Quand elles en furent descendues avec leur trésor, l’infirmière comprit que Honorevole les avait eues jusqu’au trognon : le prétendu voleur arrêté, ses complices en possession du tableau, tout était nickel pour lui, mieux valait abandonner Lucrèce au plus tôt. « Mais non, la rassura Louise, j’avais un micro-récepteur dans ma poche, toutes les preuves sont à nous. »

Elles déposèrent à l’Amigo l’œuvre et l’enregistrement. Devant la porte du commissariat, Thérèse prit l’amie dans ses bras et avoua sa peur. « Dormir chez toi, dit-elle, une nuit. » Elle perçut un instant d’hésitation chez l’autre qui murmura, comme pour elle-même : « Et tant pis. »

Dans le studio trônait l’image, grandeur nature, de Vincent. « Tu vois ce que la technique permet de réaliser : je l’ai isolé du cliché que j’avais fait de notre groupe. À la Noël, tu te souviens ? »

Les deux femmes se réveillèrent serrées l’une contre l’autre. Avant le départ, Louise montra à l’infirmière le modeste courrier du cœur qui lui permettait de gagner sa vie. « Je dois répondre avant ce soir à une jeune femme dont le compagnon est toujours fatigué et ne sait jamais où l’emmener quand ils ont une heure à eux. »

En arrivant au Diable, elles virent Marie-Jeanne et Rubens qui passaient la porte bras dessus bras dessous. Le téléphone ne tarda pas à sonner. « Pour toi, Thérèse, fit la voix enrouée de la patronne. C’était bien joué, le coup de l’agent secret, brava ! » Vincent allait être libéré, disait l’homme à la Ferrari, mais qu’on ne s’avise pas de raconter quoi que ce soit, sinon c’est en fines lamelles qu’on ramasserait cette andouille un de ces soirs.

Le journal d’une heure annonça la réapparition de Lucrèce. Dans une poubelle, mais sans une égratignure. Plusieurs consommateurs entrèrent encore avant Vincent et partirent fâchés de l’accueil. L’instituteur, quant à lui, sembla ne rien comprendre à l’explosion de joie et aux applaudissements de ses groupies. « Simple erreur, dit-il. Je ne m’en faisais pas : ils m’avaient promis de vous tenir au courant. J’en ai profité pour écrire la suite de mon histoire. Des prédateurs, ces ducs d’Este ! Ils arrêtaient les gens pour se saisir des biens, ils pendaient, faisans noués aux pieds, ceux qui braconnaient sur leurs terres ! » Louise toussota et fit à Thérèse un clin d’œil qui signifiait : ce sera notre secret, mais laisse-le moi de temps en temps.

Le lendemain, le Quadrifoglio titrait :

BRUXELLES,

dove le principesse si ritrovano nelle pattumiere

Il avait eu la riche idée, cet Européen ! Une grande poubelle sous la coquine Lucrèce, ça vous faisait un de ces effets… Véritablement postpostmoderne ! Succès assuré : à quatre heures, la file s’étirait jusqu’à la Place Royale.

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