À Daniele Del Giudice et à S. et R.

Contre la promesse de quelques heures d’un sommeil profond, il avait accepté un emploi de chasseur d’images heureuses. Au milieu de la nuit, avant que le merle moqueur ne commence à siffler, il prenait un filet à papillons, et se mettait en route, à demi somnolent. Les images heureuses le narguaient de loin, puis de plus en plus près. Avec de grands mouvements des bras, il finissait bien par en capturer deux, parfois trois. Mais la tâche était plus risquée que ce qu’il avait imaginé. Furieuses d’être empêtrées dans le filet, les images heureuses sortaient leurs angles droits du papier-carton. Elles s’élançaient contre lui d’un coup de ligne tranchante comme un sabre. Même les plus anciennes à bords dentelés le mordaient. Tant et si bien qu’il se retrouvait en nage, suffoquant, battant des bras dans tous les sens, le ventre ouvert par de grandes entailles. Épuisé, son butin accroché à la peau, il échangeait deux images heureuses pour une heure de mauvais sommeil.

Ensuite, il se levait.

Il s’était donc levé tôt, de toute façon à quatre heures les anxiolytiques cessaient d’agir, aussi précisément qu’un veilleur de nuit descendait de ses remparts après avoir crié une dernière fois « Dormez en paix ». Les images de la télévision se mouvaient les unes après les autres sur l’écran, l’habituel magma informe de cris d’horreur et de couleurs paradisiaques, de catastrophes humanitaires, de faits divers régionaux et de bonheurs en conserve. De la salle de bains il entendit un rythme de djembé, ouvrit la fenêtre et aspira comme il put un peu d’air. Sur l’écran, deux Africains martelaient des tambours de peau, tandis que, sur les injonctions d’un troisième, plusieurs jeunes femmes blanches se déhanchaient en frappant dans leurs mains. L’une d’entre elles, les pieds nus, pantalon de training en sweat gris et débardeur noir, retint un instant son attention, il aimait son énergie violente et perdue, mais on passait déjà à un autre sujet. Sois sage ô ma douleur, murmura-t-il, et il éteignit le téléviseur, puis avala rapidement une tasse de thé. L’avion partait dans trois heures, il ne savait pas comment tuer le temps jusque-là, sa note était réglée, la circulation vers l’aéroport était fluide. Il demanda une place fenêtre et, son billet enregistré, marcha à vide dans le hall encombré de voyageurs.

Une hôtesse lui indiqua sa place, il s’assit. Il essayait de respirer, mais la climatisation distribuait un air aseptisé qui lui desséchait la gorge. Il regarda le tarmac, puis les ailes brillantes de l’avion. En bouclant sa ceinture, ses yeux se posèrent machinalement sur une vis à tête croisée qui s’était insinuée entre le verre épais du hublot et le châssis métallique. Il y porta les doigts, tenta de la retirer du pouce et de l’index, elle résista, il renonça. Les lumières rouges avaient cessé de clignoter, de temps en temps une voix grésillait dans les haut-parleurs annonçant aux passagers qu’ils devaient rattacher leur ceinture, la température au sol était de 15 degrés, le ciel était bleu, on survolait les premiers reliefs montagneux, à une altitude d’autant de pieds, il n’écoutait plus. Son corps engourdi par la fatigue l’encombrait. Il se rassura, il était si haut, il respira donc plus intensément, mais l’air trop sec ne l’atteignait pas. Son voisin de gauche le gênait. Il fit un nouvel effort, modifia l’inclinaison du siège. Il regarda la petite vis en croix qui brillait, allongea la jambe, mobilisa son énergie à se concentrer sur la boîte aux objets qui l’attendait dans une armoire.

À cette altitude au moins pouvait-il décrire sereinement tout ce qu’il y avait dans la boîte de carton, un carreau vert de zellige donné par un écrivain américain de Tanger, le petit totem indien en plâtre et fil de fer à moitié démembré avec lequel, enfant, il jouait sur un tapis devant le poêle à charbon chez sa grand-mère, une photo de la bâtisse de son grand-père – il l’y avait emmenée, il se souvenait encore de son effroi devant un trophée de chasse gisant sur le parquet du petit salon mangé par la mérule, puis du calme de l’étang, ce trouble et cet apaisement au moins n’avaient appartenu qu’à eux –, une double ammonite ramenée de Bretagne, un morceau de tissu au parfum estompé, et des grains de sable de Somalie, beaucoup, le modèle réduit d’une Trabant en métal orange que Katarina lui avait offert, une nuit à Dresde où ils circulaient à vélo, juste après la chute du Mur, sa première paire de lunettes rondes, une étoile de mer, quelques pièces de cent lires italiennes dont l’envers avait été effacé pour une exposition d’art contemporain et qu’avec Elena ils avaient échangées en riant sous cape dans une trattoria de Venise contre de vraies pièces de cent lires, des dizaines de tickets d’expositions, de concerts, de séances de cinéma, de pièces de théâtre ennuyeuses ou légères, de chorégraphies plus ou moins hasardeuses, en fait il voyait très précisément le contenu de la boîte et pouvait en dresser un relevé topographique au millimètre près, mais cette fois il ne savait plus qu’en faire.

De tout cela sa mémoire était depuis toujours la captive, elle avait longtemps et en profondeur travaillé pour lui, mais lui à cette altitude ne travaillait plus, ne savait plus distinguer ce qui appartenait au mouvement de la vie et ce qui, du labyrinthe du passé, venait obscurcir sa vue. Empêtré, empêché, il ne cherchait plus pourquoi. Il savait juste que ça, la douleur, l’empêchait désormais de reposer ses yeux, de laisser flotter ses pupilles sur les nuages, sur la blancheur des neiges qui recouvraient les arêtes grises des montagnes. L’air était toujours aussi sec et froid, il passait, il ne faisait que traverser ses poumons, sans s’arrêter. Il se tassa dans son fauteuil. Une vague d’images le submergea à nouveau, troubla son regard. Il se força à regarder la petite vis en croix, il avait l’impression qu’elle le narguait, elle aussi, toujours coincée entre la vitre et le châssis d’aluminium, mais un peu plus bas qu’auparavant. Oui, elle était vraiment beaucoup plus bas, il le vérifia en posant ses doigts sur le caoutchouc du châssis, sentit un peu d’air lui refroidir les premières phalanges. Mais il n’en pouvait plus, la douleur l’avait à nouveau envahi. Il cessa de regarder le hublot et ferma les yeux.

Il y eut d’abord un sifflement, puis le bruit d’un gros aspirateur que l’on met en marche. Une vibration sourde s’empara de son fauteuil et gagna son corps en quelques secondes. Devant lui trois sièges se trémoussaient curieusement, les lampes rouges clignotaient à nouveau, des journaux, des sacs et des bagages à main partaient dans tous les sens, mais cela ne lui parut pas irréel, le bruit de l’aspirateur était à présent assourdissant et lui vrillait les oreilles, la tête plaquée contre le fauteuil, il eut l’impression qu’une blancheur ouateuse recouvrait l’enveloppe de ses poumons, l’air sec s’engouffra dans l’enveloppe et de toute sa densité le troua de part en part en une fraction de seconde, il eut encore le temps d’entendre son voisin qui hurlait, mais lui ne hurlait pas, il pensait oui oui oui adieu ma douleur enfin la paix enfin, enfin oui c’est fini.

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