1968 : tout se bouscule dans ma tête, et c’est comme si je revoyais en même temps une bonne douzaine de films dont les images, les plans, les séquences, les acteurs, les actrices, les dialogues et les musiques n’arrêtaient pas de se mélanger.

Je revois Jean-Claude Killy et Martin Luther King. Ils sont ensemble quelque part. Sur les pentes glacées d’une montagne, du côté de Grenoble, ou sur une place publique, lors d’un meeting à Memphis, Tennessee ?

Soudain, une balle siffle et celui qui s’écrase sur le sol est Bob Beamon.

Robert Kennedy s’élance à toute vitesse sur le sautoir de Nanterre et Charles de Gaulle se met brusquement à hurler à Mexico.

Daniel Cohn-Bendit nargue les autos pompes qui ont envahi les rues de Leuven.

Et me voilà soudain à Forest.

Je commence à reprendre mes esprits, à mieux photographier le passé.

On est le dimanche 30 juin et il y a deux demi-étapes au Tour de France. Deux victoires belges. Le matin, Herman Van Springel qui gagne le contre-la-montre de vingt-deux kilomètres et s’empare sous mes yeux du maillot jaune. L’après-midi, Walter Godefroot qui gagne l’étape en ligne de cent douze kilomètres au vélodrome de Roubaix.

La vieille Belgique jubile.

D’autant plus que cette année-là, les Belges raflent tout, ou presque.

À l’arrivée de la cinquième demi-étape, à Bagnoles-de-l’Orne, le nouveau maillot jaune est le sprinter Georges Vandenberghe. Le gars est un costaud : douze jours durant, il gardera sa « précieuse tunique ».

Dans les étapes des Alpes, la Belgique continue de jubiler. Les Flamands et les Wallons se mettent à croire au miracle, au bouquet final, à l’apothéose, les premiers grâce à Herman Van Springel, décidément intraitable, les seconds grâce à Ferdinand Bracke dont l’allure sur une bicyclette fait merveille.

Le 18 juillet, à Sallanches, le royaume est bel et bien en état d’ébullition : Herman Van Springel a repris de haute lutte le maillot jaune.

Plus que trois jours.

Trois jours seulement pour effacer trente ans de désolation et de disette.

Qui pourrait le battre ?

Ferdinand Bracke, le frère ennemi ? Roger Pingeon, déjà vainqueur l’année précédente ? Lucien Aimar ? Gregorio San Miguel ?

Ou alors ce Batave à lunettes dont le nom sonne comme une funèbre onomatopée, Jan Janssen ?

Le dimanche 21 juillet, avec mes frères, je suis suspendu à mon transistor, à la voix familière de Luc Varenne.

Il ne reste qu’un contre-la-montre de cinquante-cinq kilomètres deux cent et le Tour sera bouclé. De Melun à la piste municipale de Vincennes que tous les connaisseurs appellent la Cipale, un des lieux mythiques du vélo.

Bien entendu, le dernier à partir est Herman Van Springel.

Une voie royale.

Le feu d’artifice de la Fête nationale.

Les minutes passent. Elles sont terribles, terribles…

De pointage en pointage, mon cœur vacille.

Je me mets à douter, à douter de plus en plus.

Et mon doute se transforme en cauchemar quand j’apprends, annihilé, abasourdi, que Jan Janssen a gagné le cinquante-cinquième Tour de France pour trente-huit secondes à peine.

1968 : tout à coup, plus rien ne se bouscule dans ma tête.

Martin Luther King est assassiné à Memphis, Bob Beamon bat le record du monde du saut en hauteur à Mexico, Daniel Cohn-Bendit occupe la faculté de Nanterre et moi, pauvre de moi, je pleure toutes les larmes de Herman Van Springel.

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