Dans la Ville Lumière, un fauve efflanqué suit l’ombre de son dos voûté que le soleil de l’après-midi projette sur le trottoir.
Il a quarante-six ans. Il en paraît soixante. Il appartient au genre humain.
Il s’appelle Paul.
À l’heure des repas, sa silhouette maigre sillonne les rayons des grands magasins. Il observe les gardiens, les faux clients, les vendeurs, les détectives. Les autres fauves aussi. Ses congénères. Ceux-là ont franchi la lisière qui longe le gouffre. Celle que lui, Paul, parcourt depuis un an. Depuis que l’entreprise Voyages Ducasse l’a licencié. Il n’a pas compris les raisons de son licenciement. « Compétitivité », « Business plan », « courbes de croissance du secteur du tourisme urbain »…
On lui en a donné, des raisons. Quand il a quitté le bureau du « DRH », à qui il a refusé de serrer la main, l’usine à voyages ronronnait dans l’opulence : rutilante, vrombissante, toute de béton propre et de technologie, tuyaux de plastique rouge et vert sillonnant les plafonds, écrans d’ordinateurs cadençant les itinéraires des autocars qui sillonnaient Paris, la France, l’Europe. Mais, il n’y avait pas de place pour tout le monde.
« Vous comprenez… Les actionnaires… »
Bien sûr, Paul comprenait.
Son destin n’aurait pas dû être celui-là. Il avait étudié. Il avait appris un métier.
En 1981, Paul avait décidé de quitter le pavillon de banlieue qu’il partageait avec son père dans la périphérie de Dunkerque et de « monter », diplôme en poche, à Paris. Paris ! le rêve pour ce jeune homme fourbu de l’étroitesse du Nord. Il avait été convoqué dans une des entreprises de voyagistes à laquelle il avait envoyé un curriculum vitæ. Il allait y passer dix ans de sa vie. Dix ans à trimballer des touristes.
C’était en 1981. L’année des espoirs. L’année de la Rose, du Panthéon, de la fin d’Elkabach.
Vingt-six ans plus tard, William vit dans la rue. Il appartient à la catégorie des errants. Ceux qui n’ont pas encore sombré. Il s’agit d’hommes, en général. De leur débâcle personnelle, ils ont conservé quelques vestiges : un costume, des sous-vêtements, un ou deux livres, la copie d’un diplôme, un permis de conduire, une facture de téléphone…
Au moment de partir, la valise est très lourde.
Paul quitte l’appartement, dépose les clés dans la boîte à lettres de la concierge, franchit la porte du hall qui se referme sur lui, entend le cliquet de la serrure. Il est dehors.
Il a réservé une chambre dans un hôtel. Le bas de gamme. Catégorie « Une étoile ». Ce qui veut dire : sordide, sale, laid, triste.
Mais cela veut dire aussi : « Je ne suis pas à la rue. Enfin, pas encore. »
Il a encore un peu d’argent. Dans la chambre de ce premier hôtel, le papier peint verdâtre évoque des marais enlisés. L’odeur de vase et la lumière au néon complètent ce tableau dévasté de la nuit des solitaires.
La valise est si lourde lorsqu’il la soulève et dépose sur le lit.
« Une chambre “single” ? » a demandé la standardiste quand Paul a réservé.
Comme s’il était jamais arrivé qu’un couple aimant vienne ici prendre une chambre double !
« Oui, “single”. »
Silence.
« S’il vous plaît… »
Silence
« Ce sera pour quelques jours seulement. »
Il aurait aimé développer le mensonge qu’il a préparé, expliqué pourquoi il se résigne ainsi à louer une chambre dans un hôtel dont les fenêtres donnent sur le vacarme incessant des convois ferroviaires. Personne ne loge ici, hormis des représentants de commerce, des clients tristes de prostituées et des fauves, comme lui et comme tous ceux qui l’ont précédé dans cette chambre, celle aux nénuphars qui se noient dans l’étang vertical des murs, ou dans la chambre voisine, tout en jaune, ou dans celle-là, plus loin, la plus triste, celle aux murs-miroirs.
« Je suis de passage, je viens pour une conférence, un congrès, un meeting. »
La standardiste le coupe.
« Chaque nuit est payable à l’avance. »
Et vient la première de ces nuits payables à l’avance. Celle où les fauves se disent encore qu’ils vont s’en sortir. Mais, le lendemain matin, au moment où la fatigue et la tristesse enfin allaient le faire sombrer dans un peu de sommeil, il faut se lever. Il faut « nettoyer » la chambre, décrète une femme de ménage qui a ouvert la porte sans frapper. Cette femme armée de balais, de torchons, de seaux le congédie. Elle prive l’homme seul de ces quelques instants où le sommeil s’apprêtait à l’engloutir, à ce moment précis elle crie, à travers la porte, « C’est l’heure ! J’ouvre », et surprends le pauvre homme endolori et seul que le jour éclaire d’une lueur de frigo de boucherie.
Les errants ne se révoltent pas. Ils se lèvent. Ils emplissent la valise de tout ce qu’ils ont éparpillé. Et ils se débarrassent de tout ce qui ne fait qu’encombrer et peser. Les livres, les photos, les bibelots, les souvenirs.
Paul a conservé de ses séjours en chambre d’hôtel, qu’il ne peut plus s’offrir aujourd’hui, un chiche bagage : un costume, deux chemises bleu clair passe-partout, une cravate ornée de motifs « Tintin ». Le costume commence à lustrer, luire d’usure et de gras, aux manches, à hauteur des coudes, au col, aux revers. Le lustre : c’est le premier signe, comme une tache sur la peau du lépreux, indélébile, inodore, insensible, irrémédiable. Le pantalon est fripé.
À l’observer plus attentivement, on peut voir les taches et les trous qui ornent le tissu. Les chaussures, au cuir griffé et usé, terminent le tableau que cet homme offre à voir, dans les métros, dans les bus, dans les trams. Malgré une chemise déboutonnée au col, il porte encore une cravate. Au plus celle-ci sera dénouée, au plus proche sera la déchéance de l’homme qui marche dans la nuit des villes…
Quand la faim le tenaille, il se met en chasse.
« Eh ! Vous ! oui ! Vous là… Ou peut vous aider ! »
Les vigiles interpellent Paul dès qu’ils croisent son chemin. Ils crient d’emblée, comme si élever la voix grandissait leur autorité.
Et puis cette injonction paradoxale :
« Ou peut vous aider ? »
Cent fois entendue, cette formule est dénuée de sens…
« Aider » : voici le mot vidé de toute signification.
Aider à quoi ?
À commettre l’irréparable ?
Aider à s’enfoncer un peu plus…
Paul ne répond pas.
Il détourne son chemin. Il s’éloigne. Il attendra que la ronde amène un nouveau gardien à l’entrée du grand magasin.
Il reprend sa déambulation faussement nonchalante dans le parking, où le ballet incessant des voitures et le stress des visiteurs lui laissent parfois l’aubaine d’une pièce, quelques centimes qu’il glisse dans la poche de son veston lorsqu’il s’empare d’un chariot pour le ranger sous un abri, au pied de l’immense enseigne qui annonce les promotions de la semaine : « 2 = 3 ».
Arithmétique du leurre et de l’appât qui désarçonne les chalands : en achetant deux bouteilles de vin, vous en acquérez trois… deux téléviseurs, deux blancs de poulet, deux casiers de bière…
Paul a renoncé à boire.
L’instinct du fauve l’éloigne de l’alcool. Ne jamais s’affaiblir, il ne boit que de l’eau.
Une pulsion de même ordre que l’instinct de survie incite Paul à faire sa toilette chaque matin, à ne commencer aucun jour sans être rasé de près et propre.
Il fait sa toilette dans les hôtels. Un hôtel différent chaque jour, avec un roulement régulier né de l’expérience : le Métropole, le Mercure, le Hilton, le Novotel, et les autres grands hôtels de Paris et de la proche périphérie, dans l’axe qui conduit à Charles de Gaulle, reçoivent sa visite à intervalles réguliers.
« Bonjour, Monsieur Paul » saluent les portiers avec civilité.
Il incline la tête et se dirige, au fond du hall, vers la porte marquée d’un Toilettes-Hommes. Tous les hôtels proposent un service de toilettes dans le hall d’entrée. Au fond. Dans l’axe de la porte d’entrée. Au-delà du comptoir de la réception qu’il suffit de frôler, l’air déterminé. Ou préoccupé par le nœud de la cravate que l’on rectifie, ou un cheveu sur le col que l’on fait disparaître d’un mouvement de la main.
Une fois la porte franchie, il procède à ses ablutions. Jamais il n’y a renoncé. Même les nuits où il lui arrive de ne pas trouver de gîte ou de repas, William se débrouille toujours pour se rafraîchir et se raser. Les palaces que fréquente William mettent à disposition tous les ustensiles nécessaires pour se laver et se raser. Parfois, mais ce sont là des jours fastes et rares, William parvient à entrer dans les salles de douche ou, même, dans un hammam. Il se réserve cet hôtel-là pour les dimanches. Il lui est arrivé de passer plusieurs heures dans la senteur chaude de la menthe et des fleurs d’oranger, effleurant les corps cannelle de femmes alanguies.
Le Hilton ouvre de grands espaces de marbre aux étincelants lavabos, suffisamment vastes pour la grande toilette et le shampoing. La tranquillité n’y est jamais assurée. Paul s’est déjà fait surprendre en pleine toilette. Étonnement de l’intrus d’apercevoir dans un hôtel de cette classe un client torse nu en train de se raser, comme un camionneur sur une aire d’autoroute.
L’hôtel Europa 2000 offre des plages horaires idéales pour William. Le premier sous-sol est entièrement occupé par des salles de réunion dont les portes donnent sur un grand hall. Dès que les différents groupes d’experts et de congressistes ouvrent leurs travaux, vers dix heures le matin, quinze heures l’après-midi, William dispose de périodes de quatre-vingt-dix minutes pour se déshabiller complètement et faire sa toilette. Il dispose également des buffets préparés par les garçons pendant le déroulement des réunions : biscuits et café chaud pour les pauses, croissants au petit-déjeuner, salades, viandes et volailles froides le midi…
Le savon parfumé, les serviettes de coton chauffées sur les radiateurs, la lumière douce des plafonniers, une température toujours excédentaire le bercent de l’illusion qu’il appartient encore au monde humain et qu’il n’a pas encore rejoint celui des clochards. L’illusion est de courte durée. Chaque jour, il faut reprendre la chasse.
Dans le hall de l’hôtel, s’entendent les premiers cliquetis des couverts que l’on dresse sur les nappes blanches, les premières colères en cuisine aussi, d’où commencent à s’exhaler les arômes du déjeuner.
Paul referme son nécessaire de toilette : un rasoir, quelques lames, rangées dans une trousse en cuir souple, souvenir d’un séjour à Londres.
Comme les fauves dans les forêts et les savanes, dans les fleuves et les montagnes, dans les jungles ou dans les insondables océans, il ne peut se permettre aucune faiblesse. Il faut se fondre dans la tribu civilisée de la ville. Il faut manger. Il faut dormir. Il faut rester digne. Il faut rester propre.
Sa survie dépend de son odeur, de son costume, de son apparence.
S’il ne prenait garde à ces coquetteries, le cimetière aviné de ses congénères l’aspirerait dans le hall de la Gare du Nord et le réduirait à attendre la mort par mépris, la mort par trop de froid dans le cœur, la mort par puanteur, la mort par la honte.
Cette honte qui enfle comme une outre jusqu’à ce qu’elle fasse éclater le cœur et la tête des errants, honte de mendier, honte de ne pas recevoir, honte d’irradier la honte, honte de l’odeur pestilentielle qui monte des vêtements souillés, des traces confondues depuis longtemps d’urine et de vin, les doigts sales serrés autour du vieux gobelet du McDo.
Ainsi se rythme la vie de Paul qui se rase de frais dans les palaces, se nourrit dans les grandes surfaces et s’enferme dans les magasins d’ameublement pour dormir dans les lits d’exposition.
Un jour, un garde le surprendra. Ce sera un vigile en uniforme. Un homme ou une femme. Il le mènera au poste de police. Et ce sera la fin. Il deviendra alors clochard, revêtu des oripeaux de la nuit des sans-abri, de la nuit de toutes les misères. Il ne devra plus nouer sa cravate. Se préoccuper du pli de son pantalon. S’inquiéter de l’odeur d’urine.
*
Ce jour arriva. C’était un dimanche de mai. Toute la ville avait semblé aux aguets, comme si elle attendait un signal pour épancher sa fièvre. À vingt heures, ce fut comme un feu d’artifice. Les passants se mirent à danser, à sauter, à s’embrasser. Paul se trouvait dans le hall de l’hôtel Europa. Il longeait la table d’un buffet plantureux.
Un gros homme aviné, jovial et riant, heureux de toutes les aubaines qu’il avait absorbées et de la fête qui s’était déclenchée dans les cœurs s’approcha de Paul, qu’il prit pour un autre. Au moment où il étendait les bras pour lui donner l’accolade, le gros homme trébucha et renversa son verre de vin et l’assiette de viande saucée sur le veston, la chemise, la cravate de Paul.
Un garçon s’empressa.
« Voulez-vous notre service de nettoyage à sec ? Quel est le numéro de votre chambre… ? Je vous envoie le room service dès que vous y serez… »
À ce moment-là, Paul sut que le gouffre s’était ouvert. Il avait franchi la lisière. Il glissait dans l’abîme.
Il dit :
« Merci. Non. Pas de nettoyage. »
Il s’éloigna vers la sortie.
Des fêtards l’entraînèrent dans leur sarabande jusqu’à la place de la Concorde. La foule scandait « On a gagné ! on a gagné ! »
La pluie se mit à tomber. Une averse d’été qui noya la tache de gras, de sauce et de vin, qui s’étendit sur William comme un linceul sur une vie finie.