Clément arriva sur le tournage en début de soirée, alors que la grande manifestation venait de s’achever. Il faisait encore chaud, une chaleur lumineuse, pleine de senteurs, et dans le ciel qui commençait doucement à pâlir s’élevaient des milliers, des dizaines de milliers de ballons rouges et blancs. Clément avait en poche une lettre recommandée dont il avait accusé réception le matin même et qu’il n’avait pas décachetée. Comme il sortait de sa voiture, il y repensa. L’ennui, se força-t-il à prononcer, c’est que je n’aime pas boire.

Il trouva les lieux quasi déserts. Ne restaient sur le plateau qu’une poignée de machinistes occupés à démonter une cabine téléphonique, deux ou trois électriciens qui rembobinaient des câbles sur leurs dévidoirs, et, les observant paupières mi-closes, à la main une cigarette qu’il portait à ses lèvres pour la téter longuement, voluptueusement, le régisseur.

Un grand silence régnait. On se serait cru dans un autre monde. Une sorte d’annexe de la ville, de quartier secondaire, où les explosions intermittentes, les sirènes des ambulances et des cars de police ne pénétraient qu’en fraude, pour maintenir un semblant de contact, coûte que coûte.

Clément traversa la rue. Il sentait ses jambes alourdies par la canicule et le voyage, par sa nuit blanche aussi, la cuisse gauche lui tirait un peu, une sale petite douleur de fil de fer. En posant le pied sur la place, il songea que c’était bien sa chance, allons, se reprit-il, ça va passer, tu es là pour t’amuser. Pour le reste, sa tête était vide, elle s’était allégée au fil des kilomètres, la fatigue et les embarras de circulation avaient évacué le peu qui l’encombrait encore.

Il s’arrêta, à deux pas d’une série de repères à la craie à demi effacés. Ses yeux parcoururent négligemment la place, s’attardèrent un instant sur le bassin, sur un chien roux qui somnolait dans l’ombre projetée par le camion de la régie. Guère de monde, de simples silhouettes prises dans la lumière dorée.

Son regard croisa celui du régisseur. L’homme – comment s’appelait-il déjà ? – s’accorda une dernière bouffée, interminable, puis d’une chiquenaude se débarrassa de son mégot, et ils marchèrent l’un vers l’autre. Ils se serrèrent la main ; celle du régisseur était moite et sans nerf, à l’image de son visage huileux, à chaque rencontre plus empâté.

— On vous attendait plus tôt.

Clément haussa les épaules. Il invoqua l’entrée difficile dans la ville, les rues barrées, les embouteillages à n’en plus finir, la fermeture des tunnels, des grands boulevards.

  • Ñ Ce pays s’effondre, dit le régisseur.

Un type qui passait par là s’approcha d’eux.

— Ou est en train de renaître !

Doigt levé, il désignait le ciel où les ballons étaient maintenant si haut qu’ils semblaient faire du surplace.

L’inconnu ajouta :

  • Ñ Blanc la paix, rouge la colère.

Il leur sourit d’un air entendu puis s’éloigna.

Tous deux demeurèrent un moment pensifs, Clément s’étonnant de ne rien éprouver. De la lassitude, mais c’était tout. Comme anesthésié. Il respira très fort et s’emplit les poumons d’air tiède. Le jour déclinait lentement. Le soleil flamboyait encore ici et là, il faisait miroiter les vitres des fenêtres, l’eau étale du bassin.

— Le tournage, ça se passe bien ? finit-il par demander.

— Un peu tendu. Surtout entre Gallo et Varenne. Mais eux… ajouta le régisseur avec un sourire d’intelligence. À part ça, il paraît que les rushes sont très bons.

— Et Monsieur Casquette, pas encore décoiffé ?

Clément faisait allusion à Fontenelle, le réalisateur, qui ne se séparait jamais de sa casquette. Avant chaque prise de vues, il la touchait du bout des doigts, par superstition. Le jeu consistait à la lui enlever au moins une fois par film.

— Ha ha ! Pas encore, mais il n’y échappera pas. Oh là, attention !

Un des machinos venait de laisser tomber un élément de la cabine téléphonique dans un fracas de ferraille et de verre brisé. La mine contrariée, le régisseur alla évaluer les dégâts, cependant que l’équipe s’empressait de ramasser les débris. Lorsqu’il revint, le pli amer de ses lèvres s’était évanoui, ses yeux pétillaient de connivence, et il dit d’un ton assuré :

— Vous serez de la fête, ce soir ?

— Quelle fête ?

— La fête des filles.

— Ah oui, la fête des filles ! s’exclama Clément en émettant un petit rire au souvenir de soirées, de nuits mémorables.

Il se mit à questionner, excité par la perspective de revivre une telle aventure. Comment allait Tania, la scripte ? Cela faisait si longtemps Et les maquilleuses, les habilleuses ? Et les comédiennes, avaient-elles mis la main à la pâte pour préparer les réjouissances ? Même Varenne ? Tout en écoutant les réponses, il approuvait de la tête, rêveusement, imaginant les conciliabules, les regards de complicité, les visites à l’épicerie du coin entre deux prises. Combien de fois, sur d’autres tournages, n’avait-il pas suivi leur manège d’un œil réjoui ?

— Alors, vous viendrez ?

Clément soupira.

— Je ne sais pas. Si je ne suis pas trop crevé.

Le régisseur fit une mimique de compréhension, griffonna une adresse sur un bout de papier, tenez, c’est ici, à partir de dix heures, et tant que j’y suis, voici la feuille de tournage pour demain. Sans rien ajouter, il se dirigea vers le plan d’eau, de sa démarche d’homme lourd. Clément bâilla, plia les documents qu’il fourra dans une poche, puis le rattrapa.

— Vous boitez ? constata le régisseur.

Un court silence.

— Non, je fais semblant.

— C’est comme moi : je fais semblant d’être gros.

— Très réussi.

Clément accorda un regard de sympathie à son compagnon qui était entré dans son jeu sans rien laisser paraître, ni par la voix ni par la physionomie. Le chien roux les avait rejoints et cheminait à leurs côtés en poussant de temps à autre un bref aboiement plaintif. Parfois il s’attardait pour renifler le sol, repartait, les dépassait.

Soudain Clément revit Bert dans son fauteuil. Il sut alors que tout était déjà fichu, son voyage, ces quelques jours de répit, Bert, supplia-t-il, laisse-moi tranquille, va-t’en.

— Il va neiger, dit-il.

— Pardon ?

— Il va neiger, répéta Clément d’une voix sourde.

— Pas de doute, ricana le régisseur qui s’essuyait la face à l’aide d’un mouchoir. Dans six mois.

L’instant d’après, il trempait une main potelée et blanche dans l’eau du bassin et s’aspergeait les bras, le cou, le visage, envoyait en riant une gerbe fraîche en direction de Clément, qui protestait pour la forme puis riait à son tour, par politesse, tout à ses pensées. La chaleur restait pesante, elle exaltait une odeur marine en provenance des restaurants de poissons qui bordaient la place.

Lorsqu’ils firent demi-tour, les machinos avaient terminé leur travail. Ne subsistait aucune trace du tournage, hormis les traits à la craie que le passage ou la pluie achèverait d’effacer.

Ils s’immobilisèrent, comme d’un commun accord. Toujours à ses préoccupations, Clément s’accrochait à une image du passé. Son fils, sa femme et lui, au retour d’une promenade, des années et des années auparavant. Il faisait nuit et la neige tombait, tombait, on avait l’impression d’un feu d’artifice à l’envers. C’était féerique.

Pourquoi, entre toutes, cette image l’aidait-elle à vivre ?

Des groupes de manifestants débouchaient maintenant des rues transversales, ils traversaient bruyamment la place, s’asseyaient aux terrasses ombrées des restaurants.

Le régisseur épongea une fois de plus son front, ses joues où coulaient de grosses rigoles de sueur. Il considéra avec hostilité son mouchoir tout mouillé.

— Comment peut-il faire si chaud dans un pays de pluie ? grogna-t-il. Tout est détraqué ici, même le temps.

Clément se taisait. Il songeait à Bert, à la lettre recommandée, aux mille et une bonnes raisons qu’il aurait de se soûler.

— Je n’ai jamais aimé boire, énonça-t-il à haute voix.

— Pourquoi me dites-vous ça ?

D’un geste amical, il toucha le bras du régisseur.

— Comme ça. Pour rigoler. Je dis des tas de bêtises aujourd’hui. Excusez-moi, j’ai même oublié votre nom. Arthur ? Nestor ?

— Marc. Eh bien, vous avez l’air en forme !

Clément éclata d’un rire nerveux.

— Vous, vous avez l’œil.

Un coup de klaxon. Ce qui restait de l’équipe s’était engouffré dans un 4×4 de couleur noire, toutes vitres baissées. Le chauffeur klaxonna à nouveau, jetant un regard impatient dans leur direction. Déjà le camion de la régie s’ébranlait, poussivement.

En quelques enjambées comiques, le régisseur rejoignit le véhicule qui l’attendait. Une fois à l’intérieur, il lança :

— À tout à l’heure, peut-être ?

— J’essayerai, je ne promets rien.

Comme son hôtel se trouvait dans le quartier, et qu’il craignait les problèmes de circulation. Clément préféra s’y rendre à pied, malgré sa jambe qui lançait. Il alla prendre son sac dans sa vieille Peugeot puis se mit en route. Les rues grouillaient de monde, s’animaient de plus en plus. Parfois la pagaille, parfois un semblant d’ordre, comme si toutes les règles avaient volé en éclats. De loin en loin, la plainte d’une sirène.

— Ça chauffe, dit-il à son arrivée après avoir décliné son nom, alors que derrière lui d’autres clients allaient et venaient dans le hall, commentant les derniers événements.

Le réceptionniste balaya des yeux le râtelier à clés, en retira une, pivota sur ses talons et la lui tendit.

— En effet, Monsieur. Ça chauffe.

Clément lui adressa un sourire inexpressif et se dirigea vers l’ascenseur.

Dans sa chambre, il se déshabilla, jetant ses vêtements pêle-mêle sur le lit, et gagna la salle de bains. Le miroir le photographia à l’improviste. En un éclair il se vit tel que ces derniers mois l’avaient façonné : des traits hâves, crispés, une mauvaise fièvre dans le regard, un air de jeunesse pourtant, de jeunesse qui s’entêtait tant bien que mal, moins par conviction que par une sorte d’habitude distraite.

Il prit une douche.

En se rhabillant, il observa avec curiosité la foule qui défilait sous sa fenêtre, trois étages plus bas. Elle envahissait tout, rue, trottoirs, terrasses. Des cris fusaient ainsi que des rires, quelques voix ébréchées entonnaient un refrain, certains lançaient des pétards, d’autres des fumigènes qui dégageaient des nuages rouges ou blancs. Beaucoup, cependant, restaient silencieux, peut-être étaient-ils, comme lui, fatigués, insomniaques depuis des semaines, des mois ?

Il descendit et se mêla à eux, à la recherche d’une pharmacie. Si sa mémoire ne le trahissait pas, tout à l’heure il en avait repéré une de l’autre côté du boulevard, près des cinémas, d’ailleurs on apercevait sa croix verte qui clignotait. Une légère brise adoucissait la chaleur mais, à chaque mètre parcouru, se frayer un chemin devenait de plus en plus pénible. Une ambulance roulait au ralenti, suivie d’un car repartant pour la province. Au carrefour, des chevaux de frise déviaient la circulation.

Bousculé à tout bout de champ, Clément progressait à grand-peine. Il passa devant une escouade de gendarmes qui, visière relevée et bouclier au poing, surveillaient le flux des manifestants. La plupart des boutiques étaient déjà fermées. Il atteignit enfin l’officine. En sortant, un sentiment d’irréalité le saisit ; la fatigue, le dépaysement, les troubles, tout le jetait dans un univers improbable. Au-dessus de lui, l’immensité bleue virait insensiblement au blanchâtre, avec de longs filaments roses à ses confins.

— La trente-quatre, s’il vous plaît.

Couché sur son lit, il alluma la télé. Sur toutes les chaînes, il n’était question que de la grande manifestation. Et du séisme qui frappait ce pays autrefois réputé de cocagne. Partout les mêmes images prises d’hélicoptère montraient la marée humaine en marche, trois cent cinquante mille personnes, de tous âges, de toutes conditions, chacun avec son ballon qui, au moment du lâcher, s’en irait rejoindre le ciel où se trouvaient déjà les enfants assassinés.

Clément éteignit le poste. Il serra les dents. Est-ce qu’il manifestait, lui ? Est-ce qu’on manifestait pour Bert ?

Il tendit le bras vers la table de chevet, se saisit du combiné et tapota sur le clavier, dans l’attente de quel miracle ? Ainsi qu’il l’espérait, c’était la voix de Bert, la voix de son fils, mais sa voix d’avant. Un message d’accueil enregistré des années plus tôt, quand tout allait bien, du moins en apparence. Nous vous rappellerons aussi vite que

— Allô ?

Une autre voix venait de prendre le relais, une voix de maintenant, moins jeune, un peu voilée, celle d’Éliane. C’est moi, dit-il bêtement. Il s’engouffra dans un flot de paroles, la canicule, les manifestants, tu les entends ? cette sciatique qui s’était rappelée à son souvenir. Un silence. Il ne put s’empêcher de demander :

— Et Bert ?

Un soupir lui répondit. Mais c’était plus fort que lui, plus fort que toutes ses bonnes résolutions, il revint à la charge :

— Et Bert ?

— Je t’en prie, murmura sa femme.

— Tu crois qu’il écoute ?

— Comment veux-tu que je sache ?

Ta mère a raison, Bert. Comment savoir si tu écoutes ? Et même, si tu penses encore ?

— Il va neiger, dit Clément, la gorge nouée.

— Il va neiger, répéta Éliane et ils raccrochèrent en même temps.

Machinalement, il ralluma la télévision dont il amplifia le son, à cause du tumulte qui ne cessait de croître sur le boulevard. Les parents des victimes affirmaient à tour de rôle qu’ils n’abandonneraient pas le combat tant que ne seraient pas établies toutes les responsabilités. Les enquêtes ont été mal menées, disait l’un d’eux. Nos petits ont été kidnappés, violés, tués après une longue captivité, alors qu’il aurait été possible de les retrouver en quelques jours.

D’un geste vif, Clément appuya sur le bouton rouge de la télécommande. L’image se réduisit à une étoile filante, comme l’avait été son espoir, une dizaine de minutes plus tôt, lorsqu’il avait collé l’écouteur du téléphone contre son oreille.

Et il se mit sur le côté, jambes repliées, pour apaiser sa douleur.

(Extrait de Fin de tournage, roman à paraître en janvier 2001 aux Éditions du Rocher)

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