Une nuit sur les Monts des Moineaux

André Delcourt,

Tolia Dorogoï,

Tu ne me connais sans doute pas, mais peu importe. Ton ami A., qui est aussi le mien depuis que j’ai fait sa connaissance en 1968 à l’Université de Moscou, m’a récemment envoyé de Belgique un colis contenant ton dernier livre, ainsi d’ailleurs que le numéro de Marginales consacré à la Wallonie, et même un hebdomadaire belge paru récemment. Quelle respiration de lire tous ces beaux textes surgis de loin dans le vent des collines dominant Moscou.

Tes Léopold tout d’abord. J’avoue qu’à force de les rencontrer au détour des pages ils ont commencé à me devenir sympathiques. Bien sûr je m’y perds parfois dans tous leurs numéros, car c’est un peu comme si ici nous en étions à Vladimir XXXIII ou même, à supposer que nos tsars se fussent soudain tous mis à dévisser dans les rochers, à Oleg LXXVIII ! Mais je regrette que ton silence annoncé me prive désormais de ce divertissement (ne m’en veuille pas pour cette expression, que je puis me permettre depuis que j’ai découvert en toi un simple bouffon d’un de ces Léopold). Nous n’aurons donc pas la joie de lire ta version du faire-part de naissance d’un Léopold VIII… Dommage. Cela commençait à ressembler à nos matriochkas de bois si bien emboîtées les unes dans les autres, dont tant de touristes occidentaux raffolent.

Je suppose qu’à l’extinction programmée de cette dynastie succédera l’avènement d’une nouvelle lignée, wallonne celle-là. Comment les numéroteront-ils ? Ou plutôt comment se numéroteront-ils ? Chacun ne voudra-t-il pas être le premier ? Quant au prénom lui-même, nul doute, je le sais depuis ma rencontre avec A. en 1968 : cela ne peut être que « Wallon », puisqu’il disait lui-même être venu d’un pays où « Flamands et Wallons ne sont que des prénoms… ». Ainsi donc, va pour Wallon Ier, Wallon II, Wallon III, etc. Dis, Tolia, qui nous en racontera les hauts faits et gestes ? Laisseras-tu ce soin à ton ami Loyola ?

Le Marginales de Wallonie ensuite. Vu et lu des Monts des Moineaux (tu sais, les ex-monts Lénine, près de l’Université), un peu tristounette et un peu passéiste toute cette nostalgie. C’est vrai que la mer est loin en Wallonie. Mais il faudrait quand même que le vent du large gonfle un peu leurs voiles. Et si ce vent vient à manquer, qu’ils prennent donc leurs rames ! Sans doute n’ont-ils pas encore mis sur pied le Ministère nécessaire ? Pourquoi ne deviendrais-tu pas ce ministre des voiles et des rames, maintenant que se termine ta carrière de bouffon ? Dans tes discours (demande à L.S., qui écrit dans la même revue, comment les commencer), tu pourrais leur apprendre que la monotonie des déserts et des plaines s’unit au rêve des nuages, leur faire entendre l’ironie qui se joue dans l’idée de patrie, leur montrer l’agonie qui les menace dans un monde absolument profane.

A. me dit que tu es le seul paysan flamand qui a lu Marx. Tu comprendras donc ma position sur la question de l’identité : Moscovie ou Patagonie, Wallonie ou Baronnies, je n’ai pas de pays, mon pays c’est la Terre, je n’ai pas de drapeau, le ciel est bien assez haut. Bien sûr en 1968 nous rêvions ensemble d’internationalisme prolétarien. Rêve déçu peut-être, mais pas déchu, car la moitié s’en est déjà réalisée : ne sommes-nous pas tous désormais plus ou moins prolétaires ? Quant à l’internationalisme, ce sont les vrais maîtres du monde qui l’ont adopté, en sorte que, croyant sauver une identité, on est tous obligés, de Moscou à Namur ou de Leningrad à Liège, de boire le même coca-cola, de manger les mêmes hamburgers, de croire aux mêmes mensonges et de s’incliner devant les mêmes diktats de la Rue de la Muraille, celle où règne Bill des Portes, le seul Bill, le vrai Bill, celui qui succède de facto au petit Bill qui s’en va.

Quant à moi, sans doute le seul lecteur moscovite de Marginales, tu comprends maintenant que j’aime le vent et les étoiles. Je capte avec avidité tout ce qui vient du large. J’aime la vie campée en plein univers. Je recherche l’assimilation aux croisements d’appartenances diverses. Et j’attends de lire une Wallonie qui rime avec Araucanie, l’Araucanie du grand Neruda, celle qu’au temps du grand Salvador il a si bien racontée depuis les commencements, depuis la terre et le ciel, depuis les oiseaux et les héros, jusqu’à la Ford Motors, la Coca-Cola Inc., y otras entidades, y otras entidades

L’hebdomadaire belge enfin. Quelle merveille d’y découvrir que ton pays (si c’est le tien…) compte six gouvernements. J’ai imaginé qu’avec cette constitution (tu sais, cette chose dont notre peuple a autrefois acclamé « l’avènement » comme une nouvelle tsarine) la Russie actuelle ne totaliserait pas moins de… 1 145 gouvernements, et l’Union soviétique d’hier en aurait compté plus de 1 800 ! Mais ce sont des soviets de villages, ça ! C’est à en pleurer (il me reste heureusement pour essuyer mes larmes mon premier foulard rouge de pionnier) !

Allez, de Léopold en Vladimir, de soviets en gouvernements, assez de mathématiques pour cette nuit. Ce monde renferme assez de chiffres déjà. Je ne regrette qu’une chose, c’est de n’avoir pas pu t’envoyer cette lettre depuis Komsomolsk-sur-l’Amour. Le nom de cette ville n’est-il pas tout un programme en soi ? Il faudra qu’on pense à la jumeler avec Ben-Ahin ou Bas-Oha…

L’aube point, je te quitte, j’ai un rendez-vous sur la Place Rouge.

A.K., Moscou, 7 novembre 2000

P.-S. Comme j’ignore ton adresse actuelle (si tu en as une…), je t’envoie cette lettre « Aux étoiles, Poste restante ». Les ombres des ancêtres oubliés te la feront suivre…

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