La découverte de l’Amazone

Silviano Santiago,

Y a-t-il de la saveur dans le blanc d’un œuf ?

Livre de Job

Autour du visage, il y avait la rumeur des syllabes que suscitait dans l’imagination le susurrement distant des arbres dans la forêt et le lointain bouillonnement des eaux. A-ma-zo-ne. L’enfant sortait de la maison par les oreilles et prenait pied dans le monde inconnu. Ses yeux songeurs percevaient à peine la dimension restreinte de la chambre et de la salle où il était transporté par la femme de ménage, une matrone noire, et la dimension limitée du jardin et du verger aux arbres fruitiers. Ses oreilles se portaient au-delà des fenêtres et des portes, au-delà du portail fermé de la maison pour voyager pendant des kilomètres et des kilomètres. Elles percevaient la résonance végétale et aquatique de l’Amazone qui, dépourvue d’image régulatrice, s’échappait de ses mains sales, comme la poignée de terre émiettée avec laquelle il jouait sous les yeux de sa nounou, ou s’écoulait de ses mains à nouveau propres, comme de l’eau qui se précipite toute savonneuse dans le siphon du lavabo. L’enfant grandissait dans chaque syllabe répétée de la formule « amazone ». Elles réjouissaient son esprit itinérant et rusé sans lui donner le droit d’acquérir un billet d’entrée dans cet espace dont, pourtant, le père chantait les louanges comme grenier de l’humanité.

La rumeur des syllabes formant « amazone » glissait vers celle d’un autre mot, magique, lequel parmi tant d’autres lui était entré bien au fond de l’oreille et s’était distingué dans sa capacité à démolir des murailles. Ce nouveau mot avait gagné en force et en poids : sé-sa-me-ou-vre-toi. Serait-il à même de déboutonner le chemisier de la formule « amazone », de la montrer toute nue, révélant dans sa nudité ce qui était gardé à triple tour au loin, si loin de son esprit curieux ? Quand il basculait dans le sommeil, l’enfant proférait « sésame ouvre-toi », répétant les syllabes selon la cadence de la voix maternelle assise au bord du lit. Le trousseau de clés dorées lui était remis par le calife, un portail ouvragé en argent massif et orné de pierres précieuses s’ouvrait tout en lumières et couleurs pour que les quarante voleurs et lui-même, tous à cheval, s’engouffrent tumultueusement jusqu’aux fins fonds de l’Amazone. Une fois envahie la cache du grenier de l’humanité, ses mille et une richesses seraient à la disposition de l’enfant conduit par son fauteuil roulant. Debout dans son imagination, il papillotait des yeux, néanmoins, à l’entrée du portail de l’Amazone, tout comme papillotait le mot sésame-ouvre-toi.

L’enfant affrontait avec sagacité l’enfer de ses jambes qui, n’ayant pas reçu de Dieu les forces nécessaires pour avancer de leur propre chef, marquaient le pas dans les pièces de la maison à l’instar de celles, uniformisées, des soldats de plomb en rang d’oignons sur le plancher de la chambre.

L’enfant grandissait dans ses bras qui se prolongeaient en doigts agiles et courageux. Ils tenaient bien ce qu’ils agrippaient et ouvraient — avec les jambes comme appui — la page de l’atlas annoncée par l’institutrice, qui venait frapper à la porte de la maison un matin sur deux.

« L’Amazone est là, sur cette page. »

Il parcourait l’immensité de la carte imprimée dans le rectangle exigu de la feuille de papier. Des lignes de couleurs diverses s’harmonisaient et s’entrelaçaient à toujours plus de mots inconnus, disposés en tous sens de tous côtés. Sur la page ouverte de l’atlas, l’Amazone était présenté et dessiné d’une façon si complète et si méticuleuse qu’il prit peur de se perdre dans l’enchevêtrement de la forêt sans savoir s’il pourrait trouver le chemin de sortie avant l’heure où on l’emporterait dans la salle à manger. Dans les eaux étales du mystère éclairci, sa curiosité perdait ses forces. Effrayé par le galimatias de lignes et de lettres que la carte étalait devant lui, il fixait ses yeux sur les espaces blancs et ne les en retirait plus, comme s’il se protégeait d’un ennemi à l’aide d’une armure médiévale. Il se laissait bercer par le silence profond du blanc sur la feuille de papier. Sa tête se libérait de ses nuages devant l’inexorable.

Il prend courage. Il passe par-dessus la légende inscrite en bas de la page et de l’amas excessif de noms épars. Il se risque à coller les yeux sur le tronc de la ligne bleue prédominante et, de l’index, à l’accompagner de gauche à droite jusqu’à l’espace infini de l’océan. De ce robuste tronc fluvial il voit que vont germinant mille et une grosses racines et autres racines plus fines, elles aussi bleues, lesquelles, de chaque côté, cramponnent l’Amazone sur la terre, comme un mille-pattes. Les cours d’eau affluents le poussent à s’étendre sur tous les coins de la page, plus encore que les arbres fruitiers dans le verger. Il ne manque pas de racines aux arbres, aux mille-pattes, à l’enfant et à l’Amazone. Il leur manque le vol fluide, léger et céleste des mouches, des papillons et des petits oiseaux, qui nie le chemin pré-dessiné sur le sol par le fauteuil roulant. Ce dernier revient par où il est passé. Il n’y a pas d’échappatoire.

Comment le chemin du majestueux tronc bleu pourrait-il n’être qu’un aller-retour à jamais confiné dans le même lit ?

Les racines, l’enfant y pensait comme si elles étaient une cage pour piéger les petits oiseaux.

À l’image du mot amazone et de l’anaconda géant que la femme de ménage lui avait montré à la télévision, le tronc bleu du fleuve reste allongé sur le dos, tout tranquille, silencieux ; étendu et somnolent dans le berceau blanc de l’atlas. L’anaconda s’enroule autour du bœuf, lui brise tous les os et l’avale d’une seule bouchée. Paisible, il rumine le corps de l’animal sans le mâcher. « Anaconda-avaleur-d’hommes, c’est comme ça qu’on l’appelle », lui dit son accompagnatrice. « Il s’enroule autour du pêcheur et l’avale d’un seul coup, comme une cuillerée de sorbet. Ses dents se trouvent sur les muscles de son ventre. »

À la fenêtre de la chambre surgit la tête noire à lèvres rouges du jardinier. Il est en train de grimper sur le manguier et, muni d’une scie, il coupe les branches de l’arbre qui veulent pénétrer dans la maison à la façon d’un serpent venimeux. Enlacé au tronc, le jardinier manie la scie en va-et-vient, élaguant ce qui lui semble dangereux car prêt à envahir la chambre sans y être invité. Chtaaaac, l’enfant entend la voix des branches dans leur voyage à la rencontre du sol.

Le jardinier, c’est un portrait qui parle. Son sourire de victoire arrive encadré par le rectangle de la fenêtre et rehaussé par les rideaux ouverts. « Tu les veux ? » Il montre deux branches plus petites qu’il a sciées et lui demande s’il en veut pour jouer dans sa chambre. Assis sur son fauteuil roulant, il dit que oui. Il dit que non. Et remercie. Le jardinier insiste. « Tu ne les veux pas, tu es sûr ? » Il lui demande alors s’il a un canif. Comme l’autre dit que non, il lui demande alors s’il ne veut pas en avoir un pour fabriquer des jouets avec ce bois. « Je te donne un canif en cadeau, sa lame est bien aiguisée. » Il répond qu’il ne veut pas du canif. Et remercie. En se retirant de la fenêtre, la tête noire du jardinier laisse l’enfant avec une teinte verte dans les yeux, teinte aussi impalpable que le bleu torrentiel qui avance pas à pas à travers la carte dans la direction du bleu pâle de l’océan. Son imagination veut s’échapper de la carte de l’atlas, mais elle est pendue au regard qui ne se lasse pas d’examiner la carte. Qui est déjà dans sa mémoire trait pour trait.

L’enfant grandissait dans des accès répétés de toux qui inondaient son corps de sueur et peuplaient de fièvre et de cauchemars la nuit profonde de son sommeil. Il toussait, et toussait plus encore, il grouinait plus fort qu’un cochon, et sa mère, assise à côté du lit, lui épongeait le front d’un gant humecté d’alcool et de camphre dilués dans de l’eau chaude. Il ne savait pas qu’elle était à côté, si loin qu’il était à aller et venir dans son fauteuil roulant à travers la forêt amazonienne. Il attendait l’anaconda avaleur d’hommes.

Comme l’anaconda n’arrive pas, il se lève du fauteuil et marche jusqu’au bord du fleuve. Il s’immerge dans les eaux limpides et tourbillonnantes qui l’enveloppent de froid jusqu’au cou. Il plonge son corps tout entier dans le fleuve, et alors poissons-tigres, sardines d’eau douce, perches, pakous et arapaïmas de le frôler, de lui farfouiller le nez, les oreilles et la bouche, de s’entortiller dans ses cheveux, ses bras et ses jambes, comme pour saluer l’intrus tant désiré. Ses yeux clignent de clignements causés par l’eau et sa toux étonne les poissons puis attire l’attention du dauphin rose, qui venait de dire au revoir à l’eau, prêt à s’ébaubir à la fête villageoise de la Saint-Jean. Une fois sur terre, le dauphin cache son museau avantageux, en le protégeant sous le rebord abaissé de son chapeau de paille.

L’enfant sort des eaux et s’avance derrière le dauphin rose, lequel, entre les troncs des gommiers, évolue rapide et audacieux, suivant un sillon dont il ne sait où il le mènera. L’enfant sent sur sa face les gouttelettes de rosée. Tout son corps humide tremble de sueur, et ses pas sont de plus en plus lents. Épuisé, il est peu à peu semé par le dauphin, tout seul, perdu au milieu de la forêt, sans âme qui vive en vue, sans personne à qui crier « au secours ! » Le dauphin avance au loin alerte et primesautier, et sa marche sautillante est déjà orientée par la musique séductrice de la vielle, de la guitare et du tambour, et bercée par les ordres donnés par le maestro qui ordonne les figures du quadrille. Promenade des amoureux ; en arrière ; galop ; on s’effleure ; oh le train, il bouge plus ; oh la pluie, elle est passée ; oh le serpent, pfuit !…

L’anaconda géant s’immobilise devant l’enfant et lui barre le chemin. Il ne peut poursuivre son voyage sans l’affronter, sans lui passer par-dessus.

« Vous avez une raison et de l’argent pour poursuivre votre chemin ? », lui demande l’anaconda.

« Je pense qu’il vaut mieux avancer que rester ici à l’arrêt au milieu de la brousse », déclare l’enfant.

« Sol piétiné ne fait pas d’herbe » — c’est le conseil de l’anaconda.

« Ce serait folie que d’attendre la tombée de la nuit pour faire l’éloge de la beauté du jour » — c’est la réplique de l’enfant.

« Pourquoi serait-ce folie si tout le monde attend la venue de la mort pour faire l’éloge du miracle qu’est la vie ? », rétorque l’anaconda.

« Je jouis moi aussi tout comme vous d’entendement : je ne me considère ni inférieur ni plus faible », proteste l’enfant.

« Mais qui possède selon vous le pouvoir sur la forêt et sur les eaux ? », lui demande l’anaconda.

« Celui qui me fera marcher comme le dauphin rose, les pieds nus », lui répond l’enfant.

L’anaconda géant ne titube pas. Enfant malin et rebelle, il va me tuer, pense-t-il, et il décide. Il l’avale d’une seule bouchée.

Bouleversé, l’enfant se réveillait chez lui. Ses yeux tâtonnent le visage fatigué de sa mère et essuient, dans l’ouverture de la fenêtre, les paupières ouvertes de l’aurore.

Traduit du portugais par Patrick Quillier

Partager