« Attraper un chat noir dans l’obscurité est la chose la plus difficile qui soit. Surtout s’il n’est pas là ». À l’inverse de tout ce que nous consommons (sauf les kiwis, bien sûr, qui viennent du sud de la France), les proverbes chinois ne peuvent pas porter le label « made in China ». Souvent. À peu près tous les peuples de la terre ont inventé des proverbes chinois qui ont l’air presque chinois. Je ne connais pas l’origine de celui-ci, mais admettons qu’il remonte à Lao-Tseu, prodigieusement disert depuis son décès, six siècles avant l’ère commune.

Il se fait que je suis l’heureux compagnon d’un chat noir – on ne dit pas « propriétaire », les amateurs de félins me comprendront. Félix, son nom. J’ai voulu vérifier la pertinence de la maxime susmentionnée, d’autant plus qu’en plein jour Félix s’entend comme pas deux pour fuir les effusions et les tentatives de l’attraper.

Inutile de vous faire languir : Lao-Tseu avait raison. Il se situait même en deçà de la réalité. Au cœur du salon, hermétiquement privé de lumière, je me suis mis en quête de Félix. Le chat noir dans le noir épiloguait sur la condition animale. Allongé sur le sol.

J’ai buté contre lui. Surprise. A bondi dans mes jambes. M’a fait chuter. En une nanoseconde et dans une opacité de charbonnage abandonné, j’ai pu reconstituer, aidé par diverses parties de mon corps, l’emplacement des meubles, de la radio, du lecteur de CD et du modem, ainsi que la hauteur exacte des tableaux accrochés aux murs. Le crâne a situé le buffet qui, distrait dans sa réflexion sur la condition mobilière, m’a violemment repoussé sur la bibliothèque. Qui eut la délicatesse d’attendre que je sois tombé au sol (situant ainsi, et de l’épaule droite, la table basse en fer forgé) pour libérer une littérature encaquée.

Se faire masser le dos, la nuque et la tête par l’intégrale de Camus, les œuvres croisées d’Aragon et d’Elsa Triolet, l’ensemble des volumes des « Thibault » et tout Hemingway dans La Pléiade : cela ne manque pas d’allure. Et vous permet de confirmer que l’histoire des étoiles et des 36 chandelles tournoyant entre plafond et tapis d’Orient est l’invention d’un sage chinois dont j’ai oublié le nom.

Alors que je me tortillais péniblement pour m’allonger sur le dos et après avoir reçu une volée de gifles décochées par la moitié des œuvres complètes de Mario Vargas-Llosa, des ptérodactyles bleu marine ont commencé à virevolter dans la pièce. Par moments, ils fendaient ce qui me restait de cervelle. C’est très impressionnant, des ptérodactyles bleu marine. Cela vous passe par la tête, cela change de forme à tout moment et cela crisse comme une cannette de Coca-Cola mal engagée dans un broyeur de métaux légers.

Le plus étrange reste le chien qui apparaît, une vingtaine de centimètres au-dessus de votre poitrine. De grands yeux émerveillés, une envie de vous lécher le visage à grand renfort de langue râpeuse. Une robe blanche et amarante, truffe noire, le profil d’un basset hound. En peluche. Et qui vous interpelle : « Monsieur ! Monsieur ! C’est beau, n’est-ce pas ? Ah, que la vie est belle ! ».

Cet épisode domestique me revient souvent en mémoire. Enfin, souvent… Au moins à chaque fois que me taquine l’ongle incarné à l’orteil du pied droit, depuis une collision avec une table en fer forgé. Ou le souvenir de l’avalanche de bouquins sur des os désormais trop vieux pour se sentir défendus par des muscles bien replets et entretenant, très vivace, le souvenir des coups reçus.

À propos d’avalanches… Qu’est-ce qu’il en déboule dans le journal, et plusieurs fois par page ! « Tsunami », « invasion », « déferlement » hérissent dorénavant notre vocabulaire pourtant peu avare de grands mots. « Choc des civilisations », « Islam contre chrétienté », « Croisade contre le Mal », disent-ils. Et de fustiger les « tièdes », ceux qui ne montrent pas assez de fougue dans le combat digne d’une épopée céleste contre la Bête.

« Et le comble, c’est que nous ne soutenons même pas ceux qui combattent sur place l’État Islamique, s’indignait une de mes connaissances. Tu sais, les Yikédis, là… ».

« Tu peux aussi les appeler Youkaïdi, si tu trouves cela plus joli. Tout est dans la clé de décryptage. Dès qu’il sera établi que tes Youkaïdis sont des Yézidis et non pas des Aztèques ou des Hmongs des hauts plateaux du Guizhou, tout deviendra clair chaque fois que tu nous parleras de ce peuple venu du fond des âges. C’est d’une évidence biblique ».

Mais cet ami avait raison. Qui, en Occident, avait eu vent de l’existence des Yézidis, en dépit de leurs six millénaires d’existence, et qui s’en souvient après le feu follet que braquèrent sur eux les spots de l’actualité ? L’éviction de Julien Lepers, privé d’animation de « Questions pour un Champion », oubliée dès demain, aura éclipsé un show climatique échauffant un orage électoral à haut risque, devenu le paravent d’autres disputes, guerrières celles-là, fatales aux Yézidis, alors que la moitié des gens familiers de ces trois syllabes exotiques pensaient qu’elles désignaient une peuplade birmane ou une espèce de perroquets amazoniens fuyant un tsunami de boues acides. Et tout ça, en un peu plus de 48 heures !

C’est notre manière à nous d’ergoter sur le sexe des anges, tandis que se bousculent les barbares à nos portes. Byzance contre les ottomans – chute de Constantinople, 29 mai 1453, vous voyez ? Et en ce moment, des ottomans qui réclament trois milliards d’euros pour empêcher, au choix, un tsunami, une invasion, un déferlement de, au choix, réfugiés, migrants, djihadistes à l’assaut des splendeurs de Rome.

En 251, Trébonien Galle offrit un véritable trésor aux Goths pour les faire renoncer à l’invasion de l’empire romain. Il s’abaissa jusqu’à leur abandonner les prisonniers de son propre camp. Cela ruina les finances de l’État ; les barbares s’empressèrent d’oublier leurs promesses, sitôt le butin engrangé. Moins de deux ans plus tard, les Goths effectuaient leur retour et un centurion romain assassinait l’empereur Trébonien Galle.

Gangrené par le christianisme qui a malmené ses antiques références, Rome n’avait plus rien à opposer aux envahisseurs. À part des armes, mais elle en a fourni par milliers à ses ennemis comme part du tribut versé. L’aigle, comme la croix deux mille ans plus tard, ne mobilise plus les énergies. L’amour du sol, pulvérisé en mètres carrés, a remplacé le droit du sang. Patrie, sacrifice, don de soi, héroïsme, valeurs communes… Tant de (fausses ?) certitudes condamnées sous la poussière de l’ennui, de l’indifférence, du dénigrement.

Le vide spirituel ne mène jamais au néant. Nous avons déboulonné les charlatans, prometteurs de paradis en l’air, nous avons dénoncé les fausses réputations. La porte ouverte pour en venir à nier notre Histoire. Le passé, notre passé, n’est plus référencé. L’alchimie des mots a déserté nos discours flasques et désossés. Nos guerres n’ont plus rien de chevaleresque, réduites à des clones de jeux vidéo platement pervers. Nos vénérables clairs de lune ont mal aux dents.

Qu’avons-nous à proposer d’autre qu’une rage de consommation aveugle et autosatisfaite, un miroir sans image, un mirobolant emballage d’illusions séduisantes, bulles aux reflets mordorés sous perfusion de Bancontact ?

La jeunesse déteste cela. Elle a besoin d’un fourvoiement nommé « idéal ». Par deux fois, en un siècle, elle l’a trouvé. C’était à Petrograd et à Munich. Un Janus aux visages nommés communisme et nazisme. At last ! Place aux religions sans dieux ! Foin des futures vies ennuagées et aléatoires ! Hourrah, le paradis s’appelle maintenant !

Et puis, les longues marches de la jeunesse ont pris la couleur blafarde de la rose des pas perdus. Et ses chants par-delà les lendemains renouvelés se sont éteints au pied des barbelés d’Auschwitz et des goulags.

Il a bien fallu trouver autre chose. Une religion redivinisée a garni les brocs désemplis d’une civilisation décevante à force de mourir sempiternellement. Des jeunes redécouvrant le goût de la violence, de la guerre, des imprécations, des anathèmes, des massacres, des justes causes maquillées en causes justes. Un immense désir de purification. Mises à bas, les antiques statues dans lesquelles la décevante civilisation croyait puiser ses origines.

Une appétence de grand retour aux années barbares. Départ vers les terres lointaines. Xbox One à l’épreuve des réalités. Pour certains, restés au pays et cependant étrangers à la cause sauvage, l’hypnose d’un monde nouveau, quel qu’en soit le prix. Cortège de compromissions, d’accommodements dits raisonnables, de trahisons.

Lasse des intrigues devenues l’armature de l’empire agonisant, et sottement soucieuse de sauvegarder son pouvoir, l’impératrice Licinia Eudoxia livra Rome aux Vandales de Genséric. C’était en 455. Elle fut emportée par un monde nouveau, provisoirement incontrôlé. Elle clôturait, vingt et un ans plus tard, l’odyssée de Romulus et Remus et l’offrait aux annales engourdies de l’Histoire.

Aux siècles suivants, des princes et des aventuriers entretinrent la fiction de l’empire romain – ce n’était plus qu’un label. Comme si on avait affiché « démocratie » au fronton d’un califat.

À quoi ça tient, une civilisation…

Imaginons que la madeleine de Proust ait été un baulus. La recherche du temps perdu aurait pris une tout autre direction. D’abord, les noms des personnages. « Vous reprendrez bien un baulus, mon cher Charlus ? » : l’éditeur le plus complaisant ne laisserait jamais passer ça.

A fortiori un éditeur bruxellois, puisque le baulus est une pâtisserie typiquement belge – elle doit bien avoir des équivalents sur les hauts plateaux du Guizhou ou chez les Aztèques, mais ne nous égarons pas : ces temps perdus là ne nous concernent pas ici.

Au cas où le baulus s’était vu préféré à la madeleine, il faudrait en conclure qu’« À la Recherche du Temps perdu », œuvre d’un auteur belge, aurait eu pour cadre Boitsfort, la plage de Mariakerke, les rives de l’Escaut et le pittoresque serpentin du Ninglinspo.

L’esprit s’affole rien qu’à la perspective des ravages causés par le sucre caramélisé du baulus sur des doigts raffinés, plus habitués à la tendre texture de la madeleine. Plus que les geignements inspirés par les minauderies efféminées de Proust, l’effet roboratif de la friandise aux raisins de Corinthe généreusement ajoutés à une pâte bien grasse n’aurait pas manqué d’amplifier les ardeurs guerrières des militaires français, avec pour résultat une victoire sur les Allemands, dès le mois de septembre 1914.

Pas difficile d’entrevoir les suites d’un pareil coup de théâtre : le nombre de monuments aux morts divisé par mille ; Alain-Fournier, en panne d’imagination, inventant la marque Meaulnes (« Le Retour du Grand Meaulnes », « La Jeunesse d’Yvonne de Galais », sans compter le parfum « Soir de Sologne ») ; le mouvement Dada étouffé dans l’œuf ; oubliée, la Révolution d’Octobre 1917 ; pas plus de Staline que d’Hitler ; un empire ottoman toujours vivant, bien qu’en perpétuelle déliquescence ; pas d’Irak, pas de Syrie ; les descendants du roi Farouk, solidement assis sur le trône de Cléopâtre ; pas de Pearl Harbour, pas de nine-eleven ; et j’en dirais.

Il faudra un jour faire le procès de la madeleine évinçant le baulus avec un mépris aux conséquences hadales, abondamment commentées dans les manuels d’Histoire.

À quoi ça tient, une civilisation.

Mais après tout, qu’est-ce que j’en ai à fiche de la civilisation ? Tant qu’elle me verse ma pension mensuelle, c’est bien la preuve qu’elle subsiste – quels qu’en soient ses maîtres. On ne voudrait tout de même pas que je monte au créneau, que je me terre dans les courtines, que je monte la garde au creux de l’échauguette, que tapi à l’abri d’une barbacane je prépare l’huile bouillante à déverser sur les ennemis franchissant la poterne ? Pour défendre quoi, une civilisation peut-être ?

Mais cette civilisation nous a proprement enseigné que tout est marchandise et que le négoce ronronne, tel le moteur de nos existences ! Nos émotions, nos indignations, nos attendrissements, nos révoltes, nos soupirs, nos sourires, nos déstabilisations, nos doutes, nos angoisses, nos chagrins, nos repentirs, nos exaltations, nos affections, nos attachements, nos compassions, nos détestations, nos élans, nos amours et désamours ne durent que le temps d’une averse, de la récolte d’aumônes – comme autrefois à l’église, on s’assurait l’éternité en glissant une piécette ou un bouton de culotte dans la bourse de quête – et de l’effet d’une pilule.

La carte de crédit règle indistinctement un plein d’essence ou l’arrêt de diffusion d’images dérangeantes (ah, ces enfants crevant de faim pour les besoins de l’audimat…) venues de Haïti, d’Afrique, d’Orient, des pentes de l’Himalaya. À chaque fois, nous achetons le droit d’oublier et l’attente du prochain désarroi. Le désert des Tartares et le désert des barbares proposés en un pack avantageux, le second avec une remise de 50 %.

Enfin ! Le feu passe au vert. J’allais me demander s’il était passé sous le contrôle des cheminots en grève. Et vroum ! Je démarre, je laisse les autres sur place. On ne dira jamais assez la supériorité de la boîte automatique sur les poussifs changements de vitesse manuels.

« Monsieur ! Monsieur ! »

Le chien en peluche, sur le siège du passager. De grands yeux émerveillés. Robe blanche et amarante, truffe noire, le profil d’un basset hound.

« C’est beau, n’est-ce pas ? »

Il a raison. Fin d’après-midi, un jour d’hiver. Bientôt Noël (ne pas oublier d’acheter le pull pour la cousine), guirlandes, Père Noël grimpant aux façades, etc. On en oublie Daesh, son saint tremblement et le reste à nos portes.

« Ah, que la vie est belle ! »

Formidable, oui !

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