Les Enfants d’Hitler

Liliane Schraûwen,

Il y a un gars, un Français, qui s’est prétendu le fils d’Hitler. Cela fait trente ans qu’il a rejoint dans le néant son présumé géniteur, mais moi, je viens de le découvrir. Je n’avais jamais entendu parler de ce Jean-Marie Loret avant de voir à la télé, tout à fait par hasard, un reportage qui lui était consacré.

J’ai été fasciné. Le visage de cet homme… Ses gestes, son expression. Ses intonations même. Les historiens et autres généticiens peuvent bien dire ce qu’ils veulent, je n’ai quant à moi aucun doute. J’ai aussitôt alerté les autres. Aucun d’entre eux n’avait vu le reportage, nul ne connaissait ce prétendu consanguin. Mais tous, ou presque, après avoir visionné le podcast de l’émission ou quelques extraits sur Youtube, sont arrivés à la même conclusion que moi. De toute évidence, cet homme avait raison. Nous nous sommes donc réunis afin d’évaluer l’impact de ce surprenant cousinage.

— Rien d’étonnant, a dit Abel, à ce que scientifiques et juristes l’aient débouté. Qui aurait envie de voir se lever quelque part, en terre de France ou ailleurs, une descendance à Hitler ? On comprend que les pouvoirs en place aient voulu enterrer l’affaire, avant que d’inhumer à son tour ce pauvre garçon.

— S’ils savaient ! a ricané Arthur.

— Moi, je m’interroge sur les motivations de ce Français, a ajouté Antoine. Que voulait-il ?

— En effet, a fait Aaron. Revendiquer une telle filiation, à la fin du XXe siècle, ce n’était pas vraiment glorieux. Surtout en France.

— Quoique… Là comme dans bien d’autres pays, l’extrême droite reprend du poil de la bête. Avec un peu d’habileté et de chance, il aurait pu réunir, autour de son nom véritable, pas mal de partisans.

Ça, c’était Alex. L’historien de la bande.

— Il a eu un fils, je crois ? a interrogé Auriel. Pensez-vous que…

C’est Avicqdor qui a répondu.

— Mais non. « On » a fait ce qu’il fallait pour le convaincre que son père était un mythomane ou un naïf. Rien à craindre de ce côté.

— … Ou rien à espérer, a repris August avec une pointe de regret dans la voix. J’aurais bien aimé, moi, rencontrer un authentique descendant du Führer.

Je n’ai pu m’empêcher de rire, accompagné dans mon hilarité par Attilius, Armand, Arno, Arwin et quelques autres.

— Tu ne crois pas que des descendants, tu en fréquentes suffisamment ?

August a rougi.

— Bien sûr, tu as raison. Mais un descendant naturel, c’est autre chose.

— Naturel ?

— Je veux dire… Si ce Loret racontait la vérité, il est né d’une relation amoureuse, ou à tout le moins d’une relation sexuelle classique, physique… C’est quand même autre chose.

Il n’avait pas tort. J’ai frissonné. L’image fugitive de deux corps accouplés s’est présentée à mon esprit. Deux corps, dont l’un était celui d’Adolf. L’imaginer en train de… de forniquer, de copuler, comme une bête, couché sur une femme…

Comme souvent, plusieurs de mes frères ont perçu plus ou moins clairement ce que je pensais ; la plupart ont ressenti le même dégoût. Pas tous cependant. Nous sommes toujours sur la même longueur d’onde, comme connectés, mais nos réactions ne sont pas nécessairement semblables.

Arold est intervenu avec ce demi-sourire qui lui est propre.

— Allons, m’a-t-il dit. Allons, Adolphin, l’ancêtre était un homme comme les autres, au moins sur ce plan-là ! Crois-tu donc qu’il n’ait jamais eu de relations avec Eva ? Et avec sa nièce Geli ? Et sans doute aussi avec ces deux petites danseuses dont on a beaucoup parlé ? Et…

J’ai senti monter en moi une vague de colère et de violence dont je connaissais trop bien l’origine. Il m’a fallu faire un très gros effort pour la dominer, pour ne pas me donner en spectacle, pour ne pas m’attaquer à cet Arold qui, d’une certaine manière, n’est rien d’autre qu’un reflet de moi-même. Un avatar moins accompli, moins réussi. Une sorte de brouillon. Comme Abel, Arthur, Antoine, Aaron, Alex, Auriel, Avicqdor, August, Attilius, Armand, Arno, Arwin et tous les autres, qui se taisaient et m’observaient avec la crainte et le respect qu’ils ont à chaque fois que je joue mon rôle de chef, de leader, mon rôle naturel de… führer. J’ai respiré un grand coup, j’ai serré les poings. J’ai fait peser sur eux mon regard si semblable aux leurs, mais tellement plus éloquent, tellement plus convaincant.

— Pourquoi, Arold, ce besoin chez toi, toujours, de te singulariser ?

Il a souri encore, moqueur. Il y avait dans ses yeux une lueur d’ironie, un éclat de contradiction, une pointe d’indépendance que je n’aurais tolérés chez nul autre que chez l’un de nous.

J’ai ressenti le besoin de lui rappeler, de leur rappeler à tous, qui nous sommes, par quels moyens nous sommes nés, et dans quel but. Comme toujours, la même pensée plus ou moins nette a germé derrière le front de plusieurs d’entre nous. Je l’ai perçu tout comme Arold, qui est à la fois le plus proche et le plus éloigné de moi, mon semblable plus que les autres et tellement différent cependant. Le plus intelligent également, juste après moi.

— Je vous avais réunis aujourd’hui pour vous parler de ce Loret et de son fils, lui-même je crois père de deux ou trois enfants, et de ce que cette étonnante fraternité peut signifier. Mais il est temps aussi de prendre des décisions dans d’autres domaines, et ceci peut en être l’occasion. Le moment d’agir est arrivé, me semble-t-il. De nous lancer dans ce pour quoi nous avons été créés. Laissez-moi d’abord rappeler à certains, et révéler aux moins âgés qui peut-être l’ignorent encore, quelle est notre commune origine, et comment nous sommes venus au monde. Tous semblables et distincts à la fois.

Il y a eu des murmures, et des pensées plus ou moins nettes sont venues se heurter aux miennes.

— Bien sûr, la plupart d’entre vous savent, ou croient savoir. Mais je pense être le seul à posséder toutes les cartes, à connaître l’entièreté de l’extraordinaire vérité dont nous sommes les fils. Et puis, il y a les plus jeunes, ceux qui ont à peine dix-huit ans, qu’il est temps d’informer. Car ils seront les derniers.

J’ai donc raconté, une fois de plus, toute l’histoire. Comment Adolf Hitler s’est hissé au pouvoir, démocratiquement. J’ai retracé son parcours, depuis le début. J’ai rappelé les succès et les réalisations du Troisième Reich. J’ai expliqué les causes de son échec et de sa chute, dans un monde qui n’était pas prêt encore… Surtout, j’ai parlé de l’incroyable essor des sciences pendant ses quelques années de conquêtes et de victoires. J’ai rappelé les prix Nobel Philipp Lenard et Johannes Stark, et les Max Planck, Werner Heisenberg, Arnold Sommerfeld, Hans Geiger, Robert Pohl, Walther Gerlach, Walther Bothe, Wilhelm Hanle, Friedrich Hund, Pascual Jordan et même Werner von Braun. J’ai cité les plus connus des mathématiciens, des physiciens, des chimistes, les Adolf Butenandt, Richard Kuhn, Friedrich Bergius, Hans Fischer, Heinrich Otto Wieland, Adolf Windaus, Otto Hahn, Fritz Strassmann et tant d’autres. J’ai mentionné aussi quelques noms de biologistes, de médecins, de généticiens.

— Mais les découvertes les plus extraordinaires, les noms les plus dignes de passer à la postérité, personne ne les connaît, ai-je ajouté. Et pour cause : ces recherches-là devaient rester secrètes. Je puis vous cependant dire que des prouesses scientifiques prodigieuses ont été accomplies dans les domaines de la médecine, de la biologie humaine, de la génétique. Il faut dire que, grâce aux camps, les chercheurs avaient à leur disposition un vivier inépuisable. On connaît les expériences du docteur Mengele, mais elles ne constituent que la partie visible de l’iceberg. Car, dans l’ombre, de remarquables savants s’intéressaient – déjà – à la fécondation in vitro, à la gestation pour autrui, au clonage, à la cryogénisation, aux manipulations génétiques et à bien d’autres disciplines novatrices qu’ils ont eu le génie d’associer entre elles… Ceux-là ont posé les jalons de ce que d’autres ont cru avoir découvert quelque vingt ou trente ans plus tard. Bien sûr, ils n’ont pas pu atteindre les buts qu’on leur avait fixés. Mais leurs balbutiements et leurs ébauches ont fini par se concrétiser, bien des années après la disparition du Reich et après leur propre disparition. C’est grâce à eux que nous sommes là. Car ils avaient eu l’intelligence d’associer leurs efforts, et de faire ce qu’il fallait pour que leurs essais, leurs tentatives, leurs premiers succès, soient conservés dans un état qui devait permettre à leurs successeurs de poursuivre le Grand Projet. Et de réussir.

Il y a eu un murmure qui s’est rapidement mué en brouhaha. J’ai senti planer autour de moi mille pensées confuses.

— Pour ceux qui ne l’auraient pas encore compris ou deviné, il est temps de le dire clairement. Nous sommes tous les enfants d’Hitler.

Les réactions se sont intensifiées. Il y eut des cris de surprise ou de joie, des larmes, des marques d’incrédulité, des railleries, des questions. J’ai croisé le regard d’Arold. Il ne souriait plus, et ses yeux m’ont paru remplis d’ombre.

J’ai levé le bras droit en un geste qui m’était familier, pour rétablir le calme et ramener le silence.

— Regardez-vous donc. Regardez-moi. Nous n’avons pas le même âge, c’est vrai, parce qu’on ne nous a pas appelés à la vie au même moment. Mais nous nous ressemblons tellement. Même stature, même visage, même couleur de cheveux, même ton de voix, même caractère. Quelques variantes, certes, mais minimes. Même manière de penser. Nous sommes tous de sexe masculin. Car la femme doit rester à la place qui lui est naturelle, soumise à l’homme qu’elle est chargée de seconder dans ce qu’il entreprend. Tous nos prénoms commencent par la lettre A, en hommage à Celui que nous avons mission de prolonger. Certains d’entre nous sont dotés de capacités encore inconnues. Moi, par exemple, comme vous le savez, je peux entendre et percevoir les pensées et les sentiments de ceux qui m’entourent. Surtout les vôtres, car vous êtes en quelque sorte, tous, sans distinction, des prolongements de ce que je suis moi-même, comme les membres innombrables d’un même corps. Oui, c’est cela que nous sommes, en vérité : un organisme unique et multiple à la fois. D’une certaine manière, nous sommes LUI, Adolf, tel qu’il aurait pu être si la science, à son époque…

— Et nos mères ?

J’ai perçu le bourdonnement de cette question mille fois répétée. Chez certains, elle était forte et violente. Chez Arold surtout, que je sentais lutter contre une vague de rage et de désespoir.

— Vos mères… Nos noms portent par leur initiale la marque de notre père commun, mais ils ont conservé aussi la mémoire des ventres qui ont nourri ces amas cryogénisés de cellules, toutes issues de la semence paternelle et même, pour ce que j’en sais, d’un unique spermatozoïde sélectionné avec soin. Embryons manipulés, additionnés de cellules­-souches issues de LUI, le Führer, clones et fils à la fois, plantés chacun dans la terre d’un utérus accueillant. Voilà pourquoi il y a parmi nous des Aaron et autres Avicqdor sortis sans aucun doute d’un ventre juif, des Ayoub et Abdalla incubés en chair arabe, des Antonio et Angelo de souche italienne. D’autres ont germé dans un humus français, hollandais… ou nordique, ai-je conclu avec un regard vers Arold, mon double et mon frère, mon jumeau mystérieux, celui que je sentais à la fois le plus semblable à moi et le plus différent.

— Mais ce ne sont pas nos mères, ai-je précisé. Ces femelles n’ont rien été d’autre qu’une sorte d’incubateur. Il est peu probable que les mois passés dans leur chaleur aient pu laisser la moindre trace en nous. C’est d’ailleurs loin d’elles que nous avons grandi, certains dans des familles d’accueil soigneusement sélectionnées, d’autres dans des établissements conçus spécialement dans ce but.

Je me suis tu un instant, afin de laisser descendre en eux toutes ces informations.

— Quant à moi… Il est évident que je suis en quelque sorte le plus abouti parmi tous les avatars du grand Adolf, le plus capable, en tout cas, de reprendre son combat, son Kampf, et de le mener à bien. Voilà pourquoi l’on m’a nommé Adolphin : condensé du prénom Adolf et du mot « dauphin ». Lui-même et son fils, un peu comme Dieu le Père et Dieu le Fils qui, pour les chrétiens, sont un seul en deux personnes distinctes…

— Tu oublies l’Esprit, a murmuré – ou pensé – Arold. Le Père, le Fils et l’Esprit. Cet Esprit qui, dans le christianisme, n’est rien d’autre que l’Amour.

Après cela, je leur ai expliqué le plan.

— Chez chacun des embryons que nous avons été, des facultés spécifiques, latentes chez notre géniteur, ont été amplifiées. C’est ainsi que, complémentaires, nous constituons ensemble un être parfait aux compétences sans limites. Toutes les merveilleuses potentialités de l’ancêtre, toutes ses virtualités, même celles qu’il n’a pas pu développer ou qu’il n’a pas jugé bon de rentabiliser, ont été portées à leur paroxysme chez l’un ou l’autre d’entre nous. Voilà en quoi nous sommes complémentaires et légèrement différents. Ces aptitudes multiples, nous allons maintenant les utiliser pour réaliser son règne éternel dans un monde enfin pacifié, dominé, uniformisé. Il avait rêvé d’un tout-puissant Empire qui vivrait mille ans. Nous ferons mieux, je vous l’affirme. Le Reich que nous édifierons à sa mémoire durera aussi longtemps que la Terre elle-même.

Une fois encore, je me suis tu. Il fallait laisser à chacun le temps d’assimiler la révélation. Je les ai regardés, les uns après les autres. J’ai vu s’allumer dans leurs yeux la force et la fierté. J’ai senti s’éveiller en eux la même exaltation, la même joie sauvage et pure, celle du noble sang aryen qui coulait dans leurs veines et dans les miennes. Tous, comme un seul homme (et jamais expression n’avait été plus exacte) vibraient à l’unisson. Presque tous, devrais-je dire, car Arold avait rompu entre lui et moi toute communication. Il était le seul à baisser la tête, à détourner les yeux. Ce dont il avait hérité, lui, c’était de toute évidence la minuscule étincelle d’anticonformisme, d’originalité et de fraîcheur, de naïveté même et d’innocence, de générosité et d’idéalisme qui avait dû remplir l’âme du petit garçon Adolf, avant de se muer en ce désir de puissance qui a fini par occuper chez lui toute la place.

J’ai repris la parole.

— Tous adultes aujourd’hui et tous marqués du sceau paternel, tous préparés à notre tâche, nous allons la créer, cette race unique et merveilleuse dont il avait rêvé. Nous sommes chargés de nous répandre sur la Terre, et d’ensemencer un maximum de femelles afin de lui donner une descendance innombrable. Certains d’entre nous, en outre, en fonction de nos qualifications spécifiques, noyauteront la société, à tous les niveaux, partout en Europe. Nous occuperons les postes clés : patrons de presse et simples journalistes, directeurs d’entreprises et syndicalistes, leaders dans divers secteurs des médias, avocats, médecins, enseignants, responsables religieux, personnages politiques locaux ou nationaux, scientifiques, militaires, artistes même. Il y aura parmi nous des écrivains, des gens de cinéma et de théâtre, des vedettes du showbiz, des penseurs, des philosophes… Bref, nous serons partout où l’opinion se forme. Partout nous exercerons une influence déterminante, discrète pour certains, très apparente pour d’autres. Jusqu’au moment où l’Europe entière aura levé comme une pâte longtemps travaillée, et où l’idéologie A – car c’est ainsi que nous l’appellerons – régnera sans contestation.

J’ai ajouté que nous n’aurions pas trop de mal à répandre nos idées au cœur d’une société déjà bien engagé sur cette route. J’ai raconté le Front National, j’ai cité les noms de quelques penseurs et autres politiciens qui, déjà, avancent dans la voie qui est la nôtre. J’ai parlé des murs qui s’élèvent un peu partout en Europe pour se protéger de la nuée d’individus aux origines et aux attentes incertaines qui, pour l’envahir, s’agglutinent sur d’invraisemblables rafiots. J’ai montré quelques images des interventions policières, en Hongrie et ailleurs…

Une voix s’est élevée, au fond de la salle.

— Pourquoi en Europe ?

— Parce que l’Europe, en majorité, est blanche. Parce que c’est l’Europe que notre illustre géniteur a voulu conquérir en son temps. Parce que, surtout, l’Europe a dominé, déjà, par le passé, la quasi-totalité de la planète, et que cela a laissé des traces. Nous commencerons donc par elle, mais très vite nos idées se répandront en Amérique où, déjà, elles ont des racines historiques qui ne demandent qu’à faire souche. Songez à l’Argentine qui a accueilli tant des dignitaires de notre père. Songez à la ségrégation raciale, aux États-Unis, jamais vraiment morte… Une fois conquise l’Union européenne, une fois les États-Unis convertis à la même cause, il ne sera pas très difficile d’asservir le reste du monde, d’abord par la pensée, puis par l’économie, avant, peut-être, d’aller plus loin. Car la race des seigneurs, c’est la nôtre, créée pour dominer, diriger et éclairer l’univers…

L’exaltation grandissait. Je la voyais briller dans tous ces regards levés vers moi, je la sentais palpiter dans les cœurs de mes frères, je percevais leur enthousiasme et leurs espoirs dans toutes ces pensées qui s’unissaient à la mienne. Quelque chose au fond de mon cœur, dans ce qui constituait mon essence même, dans ma mémoire génétique, s’est souvenu de Nuremberg en 1933. Dans cette houle de jubilation et d’espoir qui déferlait tout autour de moi, pourtant, j’ai perçu une sorte de désapprobation. Je me suis concentré afin d’isoler la source de cette contradiction, et son auteur m’est aussitôt apparu. Il ne faisait rien d’ailleurs pour se dissimuler. Arold, bien sûr.

Sans que je l’y aie autorisé, il m’a rejoint sur l’estrade d’où je dominais notre étrange fratrie. Il a eu un geste pour apaiser le brouhaha de mots et de pensées qui tourbillonnaient autour de nous, le même geste que moi, de la main droite levée, le même geste que LUI. Comme moi, comme LUI, jadis, il a laissé planer son regard sur la foule qui s’est tue. Puis il a parlé, de la même voix que moi encore, avec la même intonation.

— Allons, mes frères, réfléchissez un instant. Ne vous laissez pas berner ou dominer par l’un d’entre nous. Il ne cherche que le pouvoir, vous le savez bien. Vous ne sentez pas le mépris dans le moindre de ses mots ? Sans doute est-il vrai que nous sommes tous des sortes de clones améliorés d’un ancêtre que, pour ma part, je méprise. Cela n’enlève rien à notre liberté. Si quelques savants fous – ou leur maître lui-même – ont jadis formé pour nous un projet comme celui qu’on vient de vous présenter, ces apprentis sorciers ont omis de prendre en compte ce qui fait de nous des hommes, malgré tout, et non des robots : la liberté de choisir, la liberté de dire NON, la liberté de nous construire par notre propre volonté. Ces talents que nous avons tous, à des titres et à des degrés divers, utilisons-les non pour asservir le reste de l’humanité, mais pour la servir.

Il a souri à son jeu de mots, et je n’ai pu m’empêcher de faire de même.

— Ce fou furieux qui se trouve à la source de notre existence portait un nom aujourd’hui haï de la Terre entière, ou peu s’en faut. C’est par le mal qu’il est devenu illustre. En outre, l’on sait maintenant qu’il souffrait de nombreuses pathologies physiques et mentales, taré comme un cheval à abattre. Psychopathie paranoïaque, phobies diverses, hypocondrie grave, troubles de la sexualité, toxicomanie médicamenteuse avec dépendance, personnalité schizoïde et narcissique, et j’en passe… Autant de signes d’une démence dont sans doute nous portons tous l’un ou l’autre germe. Mais, je vous le répète, nous sommes libres. Le contexte est différent. Notre enfance, notre formation sont différentes. Nos mères, n’en déplaise à Adolphin, sont différentes. Et même si une partie d’entre nous décidaient d’œuvrer dans le sens qu’il préconise, croyez-vous qu’on les laisserait faire ? Il existe aujourd’hui des instances qui n’étaient pas nées aux temps hitlériens, et qui d’ailleurs, pour beaucoup, ont vu le jour à cause d’eux.

J’ai senti se détourner de moi la masse qui tout à l’heure était prête à me porter en triomphe. Arnold parlait bien. Des questions flottaient tout autour de nous, et il les entendait résonner au fond de lui, tout comme moi. Il y avait des sentiments aussi qui s’éveillaient, de honte, de rage, de colère, de peur, de révolte même.

Comme l’ancêtre et comme moi, il avait le don de l’éloquence, et sa force de persuasion était au moins aussi efficace que la mienne. Lui aussi maîtrisait parfaitement l’art d’habilement doser le silence et la parole.

Pendant un moment, il a semblé réfléchir. Abel, Arthur, Antoine, Aaron et tous les autres se taisaient, suspendus à ses lèvres, fascinés.

Quand il a repris la parole, sa voix était moins forte, comme hésitante.

— À moins que… Car je comprends ce que vous ressentez, parce que je le ressens moi-même. Votre angoisse est la mienne. La honte qui est vôtre, et l’appréhension, l’épouvante que je perçois chez quelques-uns, je les ai connues avant vous, dès que j’ai su, dès que j’ai compris. Je vous parle de liberté, mais comme vous, je m’interroge sur la force de l’atavisme. Sommes-nous prédestinés ? Programmés ? Pourrons-nous échapper au mouvement qui, peut-être, nous mène irrémédiablement vers l’abîme ? Comment vivre avec cette menace au-dessus de nous, en nous ? Sommes-nous des monstres ? Pouvons-nous l’accepter ? Voulons-nous, comme l’Autre, établir sur Terre le règne de la mort et de l’horreur ?

Il a soupiré, et tous les autres ont soupiré avec lui. Certains avaient les yeux humides. J’ose à peine l’avouer : moi-même, j’ai senti ma poitrine se gonfler, et mes yeux se mouiller.

— Comment vivre ? a-t-il repris. La réponse est là, sans doute. Car la solution, c’est peut-être cela : ne pas vivre. L’étincelle de liberté qui nous reste, nous pouvons l’utiliser pour torpiller ce projet insensé dans lequel nous ne sommes que des pions, des marionnettes, des outils.

C’est un suicide collectif qu’il nous proposait. Je sais que notre ancêtre s’est suicidé, et que par conséquent cette éventualité faisait partie de nous comme le reste.

Mais là, il y allait fort. Je n’étais pas le seul à le penser. Des rumeurs bruissaient autour de nous, qu’il a comprises.

— Et si nous demandions au sort trancher à notre place ? Ou au destin, ou à Dieu, quel que soit le nom qu’on lui attribue. Nous pourrions lui donner le dernier mot, tout en nous laissant une chance de survie… Tant qu’à vouloir envahir l’Europe, commençons le périple comme ces modernes Ulysse qui n’ont pas le privilège, si j’en crois Adolphin, d’appartenir à la race des vainqueurs. Parmi ceux qui sans doute nous accueilleraient chaleureusement, beaucoup justement les traitent d’envahisseurs. Voyons si nous serons aussi courageux qu’ils le sont. Et si la chance nous sera plus favorable…

Il nous a expliqué sa stupéfiante idée, et nous avons voté.

Et me voilà sur cette plage, à considérer d’un œil inquiet les quelques barques précaires et incertaines qu’il a affrétées je ne sais où, auprès de passeurs véreux. Nous nous y entassons les uns contre les autres, les uns sur les autres même. J’embarquerai parmi les derniers. Je regarde les improbables esquifs déjà parés à appareiller qui tous ressemblent au Radeau de la Méduse, en plus coloré. En plus chargé aussi. La mer est très agitée, le vent souffle fort. De lourds nuages glissent dans le ciel gris, très vite. Des rafales de pluie transpercent nos vêtements. Qui a dit que la Méditerranée est une mer calme et tranquille ?

La tempête paraît prête à se lever. Les barques remplies prennent le large, secouées par des vagues furieuses. Elles s’éloignent lentement en tanguant de plus en plus fort. Ils n’ont aucune chance, voilà ce que je pense. Nous n’avons aucune chance. Le destin a choisi, à ce qu’il semble. Sauf miracle, aucun d’entre nous n’arrivera de l’autre côté.

C’est sans doute mieux ainsi, me dis-je encore, en posant à mon tour le pied sur le pont crasseux de la dernière embarcation. Hitler a laissé sur notre monde suffisamment d’enfants idéologiques qui nous parlent de race blanche et de droit du sang. Nul besoin d’y ajouter une armée de clones génétiques.

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