La silhouette, puissante et svelte, s’est faufilée à travers la haie qui sépare les deux propriétés, elle rampe en paracommando sur le gazon en pente, traverse les pas japonais qui mènent à une aire dallée, se redresse lentement, prudemment, en s’abritant derrière le mur de la villa.

À l’intérieur, un jeune homme d’une vingtaine d’années lit assis sur le parquet, les jambes croisées. Soudain, son corps se raidit, une sueur glacée le tétanise, il se jette en boule sous le lit, attend, écoute. Le choc, à nouveau. Si proche. Sec. Répété. On frappe à la fenêtre. Sami lève la tête. Un buste apparaît derrière l’encadrement. Qui lui sourit. Un peu cruellement. Il le reconnaît. Nizar ! Un camarade du Centre. Un type d’Alep. Comme lui.

Sami ouvre la porte.

— Qu’est-ce que tu fiches ici ? grommelle-t-il décontenancé.

— Je t’ai suivi, ricane l’autre. Je voulais savoir ce qui te rendait si joyeux.

Sami soupire. « Si joyeux ? »

Il se souvient.

Au début, comme les autres, il flânait en ville. Y diluait tout son temps. Ou presque. Beaucoup s’extasiaient devant un immense magasin à ciel ouvert. Même les filles, ici, sont en vitrine, ironisaient plusieurs. Lui, très vite, il a déserté les artères commerçantes pour errer dans les gares, à la sortie des bureaux, dans les jardins publics. Il a un avantage sur la plupart de ses compagnons d’infortune : il a appris le français, il le maîtrise, il a rêvé d’être traducteur. Jadis. Avant…

Il écoutait, il regardait, il s’étonnait. Ces gens, sur les quais, à une table, sur un banc, qui s’irritaient, gesticulaient virulemment, vociféraient. Parce qu’un train était annoncé avec dix minutes de retard, parce que le prix d’une denrée avait augmenté de vingt centimes, parce que…

De temps à autre, il récupérait des journaux abandonnés. Plongeait là aussi dans la vie des autochtones. Des politiciens placés en garde à vue pour corruption. Un policier mis à pied pour avoir tabassé un mineur. Une vedette de la télévision renvoyée pour propos homophobes. Un porte-parole du gouvernement éconduit pour menaces à l’égard d’un journaliste. Un chenil fermé pour maltraitance animale. Un patron poursuivi pour harcèlement.

Ces informations le fascinaient, plus que d’autres, qui au pays, auraient d’abord capté son attention, les résultats du week-end en football ou des articles culturels, politiques.

« C’est donc possible ! » marmonnait-il parfois à voix haute, englouti par la sidération comme par une tempête, un blizzard.

Il se souvient.

Un jour, il a emprunté un bus. Moins cher qu’un train. Il a longé une forêt très étendue, ce qui l’impressionnait, une forêt en pleine métropole, et il est descendu dans une zone étrange, ni ville ni campagne, découpée en îlots de beauté, de grandes maisons enserrées dans des morceaux de paradis, des gazons méticuleusement soignés, des remparts boisés, des tourelles parfois…

Il voulait en savoir davantage, toujours. Alors il avait osé. S’aventurer à travers les propriétés, comme en Syrie pour échapper aux bombes, aux rafles. Que risquait-il ici sous la caresse d’un doux soleil printanier, bercé par le gazouillis des oiseaux ou le bourdonnement des abeilles ?

Il en avait exploré des villas. Sans jamais rien voler. Voir, comprendre, analyser, deviner, rêver.

Il se souvient.

Comment, un jour, il a découvert cette bâtisse rustique, chaux blanche et clins vert foncé, quasi toujours déserte. Comment, un jour, se risquant dans la chambre de Manon, il a rencontré l’Europe.

L’Europe. Enfin, UNE Europe.

Sur les étagères, il y avait des mannes de livres et il avait été très surpris, ému par la présence de volumineux ouvrages consacrés aux civilisations égyptienne et mésopotamienne. Il y avait des DVD aussi. Des enregistrements à partir d’une chaîne, quasi toujours la même, Arte. Qui consacrait des heures à expliquer la Chine, la genèse de l’Islam, l’histoire des rapports entre les juifs et les musulmans. Ou comment des compagnies pétrolières américaines avaient dessiné l’histoire du Moyen-Orient, comment les puissances européennes avaient détruit les structures africaines, liquidé tout vecteur d’émancipation.

Il se souvient.

Comment il est tombé sur le journal de Manon, ou plutôt cet épais cahier où elle consigne ses notations. Sur des films, des musiques, des romans. Il a frissonné en lisant ses réflexions sur La jeune fille perdue de Pabst, un Allemand des années vingt qui dénonçait les mensonges, l’hypocrisie, la violence d’une bourgeoisie omnipotente, en prenant le parti d’une marginale, trop jolie ou trop délurée.

Il se souvient.

Tous ces incendies en lui. Qui se propagent à l’infini. En appétits. Il donnerait tout pour approfondir les sillons ouverts. Fritz Lang, Ingmar Bergman, Federico Fellini… Camus, Le Clézio… Mozart, les Beatles, Pink Floyd, Barbara… Des créateurs et des œuvres. Qui semblent exprimer le monde, ses besoins et ses malaises, réclamer, dénoncer, se heurter à chaque instant à la dictature du penser droit, qui veut dire selon la note dominante du moment.

Il se souvient.

Lui, eux, au pays, on les enlevait, on les torturait pour les mêmes raisons. Ils avaient cru qu’ils pouvaient régénérer la société, s’opposer, proposer, mais non, pas là-bas, pas encore.

— Je repose ma question. Qu’est-ce qui te rend si joyeux ici ?

Ah oui, Nizar est là.

Il l’a suivi. Sans lui demander son avis.

Une vague d’exaspération s’insinue, qu’il réprime. La liberté.

— Tout ça ! lâche Sami en balayant l’espace des deux mains.

Nizar tourne la tête en tous sens, perplexe, puis il se fige face aux photos de Manon, un sourire remodèle son visage.

— C’est autre chose ! Oh oh !

Il s’agite et commence à ouvrir des tiroirs, fouiner.

— Ne dérange rien ! gronde Sami. On n’est pas des voleurs.

— Non ?

Nizar se retourne et exhibe une petite culotte satinée.

— Toutes des putes ! s’esclaffe-t-il.

— Laisse ça.

— C’est TON territoire ?

— Laisse ou décampe !

Nizar a soupiré mais il obtempère.

— D’accord, acquiesce-t-il, tu es chez TOI. Je vais visiter, simplement, si tu permets.

— Essaie de ne pas rester devant une fenêtre, au moins.

Nizar s’est éloigné et Sami replonge dans le journal. Avec impatience. Car, avant l’irruption de son camarade, les notations critiques avaient cédé la place à des confidences. Il a hâte de retrouver Manon.

Manon. Elle va mal. Elle a mal. Participant à des forums de discussion sur Facebook, elle s’est fait traiter d’antisémite sur l’un d’eux et de sale sioniste sur un autre… au même moment. Elle est dégoûtée. Se demande à quoi ont servi des siècles de construction intellectuelle ou éthique. Elle en a assez. De ses études, où on lui inflige sans cesse des humiliations parce qu’il faut étudier des mathématiques quand elle brille en grec ou en dessin. De ses condisciples, qui ne pensent qu’à boire ou fumer, sortir et tricher, s’étourdir et railler. Qui la traitent de fossile parce qu’elle s’intéresse aux beautés de tous les temps sans égard pour les modes. De ses parents, qui ne paieront ses études qu’à la condition qu’elle choisisse la fac de droit. De ces émissions télévisuelles qui multiplient à l’infini panem et circenses et putréfient l’âme du monde. Qu’il y ait UN auditeur, UN spectateur pour écouter un intervieweur sobre mais intense recevoir un Pierre Rabhi quand il y en aura MILLE devant une Roue de la Fortune ou des animateurs cobayes claquemurés dans un cube de verre. Que la moitié des Français n’aille plus voter. Que des tribuns grimpent sur les podiums à coups de slogans nauséeux. Elle se voit sur un frêle esquif ballotté par les flux déchaînés d’un océan poisseux.

Manon.

Elle n’a plus envie de vivre !

Sami regarde autour de lui et peine d’abord à comprendre.

« Elle a tout… »

Est-ce parce qu’elle n’a pas de crise matérielle à juguler qu’elle s’abandonne aux malheurs du monde ? Qui sont de partout et de tous les temps ?

Sami réfléchit.

Mais soudain un bruit l’alerte. Un grincement. Sinistre.

Une porte qui s’ouvre ? Nizar qui farfouille ?

Sami écoute, les sens aux aguets.

Une voix ! Une voix féminine.

D’autres éclats.

Sami, atterré, traverse plusieurs pièces et déboule dans la salle à manger. Sursaute. Son compatriote ceinture une jeune fille aux longs cheveux blonds, elle se débat, voudrait hurler, n’y parvient pas, une main l’étouffe.

— Nizar ! Arrête !

Sami tremble. Le temps s’est déréglé. Son écoulement. Il voit. Au ralenti. Le visage rubicond. Les yeux affolés. La contraction qui défigure l’agresseur. Qui lui rappelle…

Un gong. Dans la tête. Qui sonne la reprise.

Il s’arrache à la stupeur, fond sur son camarade, le saisit violemment et l’envoie valdinguer contre le mur.

Nizar se relève, hésite. La fille, déjà, s’est emparée de son mobile et pianote.

— Elle va appeler la police ! s’épouvante Nizar. Il faut l’empêcher !

Il se précipite mais Sami s’interpose d’un coup d’épaule.

— Tu es fou ! éructe Nizar. Si la police intervient, on est mûrs pour le retour au pays !

— Tu n’as pas ta place ici ! grince Sami.

— Allons, je suis ton frère, on est syriens, d’Alep tous les deux, on est musulmans, ce n’est qu’une…

— Tout cela est très peu, l’interrompt Sami, si peu. Ce qui nous définit surtout, c’est…

Il secoue la tête. À quoi bon ?

Un spasme a secoué Nizar. S’apprête-t-il à jouer son va-tout et à se jeter sur Sami ?

— File ! déglutit ce dernier. Vite !

Nizar le scrute avec un mélange d’incompréhension, de mépris, de haine. Il tergiverse. Oui, non ? Il se détourne, ouvre la porte et s’enfuit. Une fuite. Encore. Différente d’autres, de bien d’autres.

Sami, effondré, pivote vers la jeune fille. Un visage ovale, légèrement charnu mais délicat, un nez fin, de grands yeux verts expressifs, de petites lèvres rebondies. Elle est hébétée, terrifiée. Il voudrait la serrer dans ses bras pour la rassurer, il devine qu’il doit s’en abstenir, il titube, vaguement étourdi, il se laisse choir sur une chaise.

— Je suis désolé, Manon, désolé, lâche-t-il d’une voix atone. Ce garçon m’a suivi à mon insu. Je… Je voulais juste continuer à lire les aventures de ce philosophe, ce prophète plutôt, qui descend de la montagne pour annoncer que Dieu est mort…

Il se tait. Mesure l’incohérence ou le surréalisme de ses propos.

Elle le dévisage. Le temps se mue en mer sans horizon par grand calme.

— Tu… tu venais lire Nietzsche chez moi ? finit-elle par murmurer.

— Je ne veux pas compter parmi les « derniers hommes », comme il dit, je voudrais…

Il ne parvient pas à en articuler davantage. Il ne s’est jamais senti aussi désemparé, décalé, ridicule.

Manon ferme les yeux, une longue minute, les rouvre.

— Tu sais, avoue-t-elle après s’être éclairci la gorge, je n’ai pas réussi à composer le numéro de la police.

Elle lui tend la main, il la saisit et se lève, elle l’entraîne à travers les pièces, s’arrête devant une étagère.

— Tu dois lire Les identités meurtrières d’Amin Maalouf, glisse-t-elle en happant la tranche d’un mince ouvrage. Libanais et Français. D’hier et de demain, d’aujourd’hui. Passerelle. Il a tout compris, il nous montre la voie.

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