Autant le dire d’emblée : je ne suis guère fier de l’épisode qui va suivre. D’aucuns y verront une faute professionnelle d’une gravité inqualifiable. Je ne puis leur donner tort. Ce qui me pousse à en faire ici ce récit ? Le dessein de me libérer d’un poids qui depuis deux ans m’accable. Une confession, en quelque sorte.

Le tournoi de Roland-Garros : juin 2001. Kim Clijsters et Justine Henin s’apprêtent à s’affronter en demi-finales. Une première pour le tennis belge : la certitude d’accéder à la finale d’un tournoi du grand chelem. Le match est programmé à treize heures, une aubaine. Je rentrerai chez moi déjeuner devant la télé et avec un peu de chance, je serai de retour au bureau à 14 h 30 pour recevoir M. Kimamoto, rédacteur en chef de la revue Les voix littéraires de l’Orient. Ce rendez-vous est prévu de longue date. M. Kimamoto m’a écrit pour me faire part de son projet de consacrer un numéro spécial de sa revue à la littérature de Belgique à peu près inconnue au Japon.

Treize heures, le soleil illumine la terre rouge de Roland-Garros. Je pense avec nostalgie à Adrar, oasis du Sud algérien. Le sable du désert y a exactement la même couleur, un terrain de tennis sans fin où pourraient se tenir simultanément tous les tournois de Roland-Garros passés et à venir. J’imagine les noms de Cochet, Lacoste, Borg, Lendl, Wilander, Kuerten, Lenglen, Evert, Graf, Seles, Sanchez, vainqueurs au moins à trois reprises, dessinés en lettres gigantesques à même le sable saharien. Mais voilà que Kim et Justine font leur entrée sur le court, souriantes mais crispées par l’enjeu. Le public lui est déjà prêt à vibrer. Moi aussi d’ailleurs dont l’estomac se noue. Dès réchauffement, on reconnaît les styles opposés des deux joueuses : celui de Kim, déterminé, plutôt en force, revers à deux mains, celui de Justine, fluide, revers à une main, coups droits croisés… Alors qu’elle n’est pas favorite, Justine s’impose dès les premiers jeux. Une fois de plus m’impressionne le décalage entre ce corps d’apparence fragile et la force qui s’en dégage, baladant l’adversaire de gauche à droite, assénant des revers somptueux le long des lignes, croisant et décroisant des coups droits sur des balles prises au sommet du rebond. Justine est souveraine. Elle emporte le premier set 6-2, celle que le commentateur s’évertue à appeler la petite Rochefortoise. Il est à peine 13 h 30. Pas de problème pour mon rendez-vous avec M. Kimamoto. Le Japonais ne badine pas avec la ponctualité. Je l’imagine songeant lui aussi à la perspective de notre rencontre assis dans le hall de son hôtel ou dans le taxi de l’aéroport, Dieu sait où il peut bien être à présent. Comme si elle était informée de mon agenda professionnel, Justine semble décidée à ne pas laisser traîner les choses. Elle mène 4-2 dans le second set avec une balle de 5-2. Il est à peine 13 h 50. Une petite erreur, bien excusable, et Kim revient à 4-3. Allez Justine, c’est le moment de conclure. Mais Kim dont le mental est d’acier, ne s’en laisse pas compter. Elle ne commet plus d’erreur. Elle est à l’intérieur du court. Elle est sur toutes les balles, glissant sur la terre battue jusqu’au grand écart. Ses coups fusent. Ceux de Justine se dérèglent. Comme toute mécanique de précision, il suffit d’un rien pour que les balles qui, jusqu’ici, léchaient la ligne de fond, filent loin derrière. Elle perd le deuxième sept 7-5. Il est 14 h 30. Je suis effondré. Je téléphone au bureau. Oui, M. Kimamoto vient d’arriver. Je prétexte d’une réunion qui s’achève. Je ne vais pas tarder. Qu’on serve du café à M. Kimamoto. La suite du match s’annonce comme une guerre des nerfs. Justine s’accroche dans les premiers jeux du troisième sept. Je retéléphone au bureau. M. Kimamoto assis dans son fauteuil semble montrer quelques signes d’impatience, me dit la secrétaire. Il a un avion à prendre pour Tokyo et le taxi est déjà commandé. Tant pis, je saute dans ma voiture, démarre en trombe, brûle l’un ou l’autre feu rouge et c’est en nage que je me présente enfin face à M. Kimamoto qui se lève et me salue avec une légère inclinaison. Trente minutes de retard, une éternité pour un Japonais. Je me répands en excuses. Chez nous, lui dis-je, les réunions capitales sont souvent interminables. Il me remet sa carte de visite ainsi qu’un exemplaire des Voix littéraires de l’Orient avec ses idéogrammes mystérieux. L’idée me traverse que si c’était une revue de tennis, je serais incapable de voir la différence. Je l’introduis dans mon bureau tout en le remerciant pour l’honneur qu’il nous fait de consacrer un numéro spécial de sa prestigieuse revue à notre littérature. Ma nervosité n’est hélas pas retombée. Pendant qu’il m’expose le sommaire de son dossier, évoquant les liens entre nos deux peuples et jonglant avec les noms des écrivains belges comme s’il les lisait déjà au berceau, je branche mon ordinateur et n’ai aucune peine à trouver le site officiel de Roland-Garros où les résultats s’affichent en direct. Justine perd 4-2 dans le set décisif. Pourvu qu’elle se ressaisisse. Il me semble ne pas avoir entendu le nom d’Amélie Nothomb prononcé par M. Kimamoto. Je m’en étonne auprès de lui. Ne s’agit-il pas, lui dis-je, de l’écrivain belge le plus connu au Japon ? J’ai droit de sa part à un léger rictus qui m’invite à changer de sujet. Tout en jetant un œil discret sur l’écran de l’ordinateur (le match tourne à la bérézina pour Justine), je demande à M. Kimamoto si sa revue souhaite un soutien financier de la part de notre organisme pour la publication de son numéro spécial. Il me remercie aussitôt de ma proposition. Ce dossier s’annonce, en effet, particulièrement coûteux. S’agissant de la réputation de sa revue, il ne veut rien laisser au hasard. Son intention est de confier la rédaction des articles à une équipe de professionnels. Kim mène 5-3 alors que j’interroge mon interlocuteur sur le montant de l’aide souhaitée. Après un regard inspiré en direction du plafond, il me cite un chiffre en yens. Je le prie de m’excuser de ne pas connaître la valeur du yen. Il me donne aussitôt le taux de change du yen par rapport au dollar. Je fais une brève conversion mentale, étonné par la modicité de la somme sollicitée : cent mille francs belges. Je lui annonce tout de go que notre organisme se fera un plaisir d’octroyer l’aide nécessaire à son illustre revue. Les yeux de M. Kimamoto s’illuminent. Il est aux anges. Je le laisse un instant à sa lévitation pour constater que Justine a perdu le troisième set 6-3. J’imagine sa désillusion.

Je suis désespéré mais en même temps soulagé que ce calvaire ait pris fin. Pour elle comme pour moi. Nous devisons encore un moment sur la littérature japonaise. Juste retour des choses, j’égrène les noms de Kawabata, Mishima, Oe Kenzaburo, Abe Kobo, Kaiko Takeshi et surtout Tanizaki. Je tiens, en effet, La confession impudique pour un authentique chef-d’œuvre. Cela ne vaut pas Pelléas et Mélisande, me répond-il sur le ton de l’extrême courtoisie. Alors que M. Kimamoto se lève pour prendre son taxi qui l’attend, je lui demande, afin que les choses soient sans équivoque, de me rappeler le montant de l’aide sollicitée. Il répète distinctement le chiffre en yens. Mais au moment de convertir le yen en francs belges par l’intermédiaire du dollar, je me rends compte avec stupéfaction de ma méprise : la somme est à multiplier par dix. Je retiens M. Kimamoto par le bras en le priant de m’excuser. J’ai fait une erreur de conversion et j’en suis désolé. À son visage défait, je mesure qu’il prendra le montant initialement envisagé pour un véritable camouflet, une aumône indigne de l’Empire du Soleil levant. Je lui avoue que vingt-cinq mille dollars est une somme sans commune mesure avec le budget de notre organisme. Je m’engage toutefois à écumer mécènes et sponsors en tout genre pour lui trouver la moitié de l’aide sollicitée. Je scrute son regard. M. Kimamoto a l’air satisfait de ma proposition. Quitte, dit-il, à réduire quelque peu le tirage, à diminuer le nombre de photos, à préférer le noir et blanc à la quadrichromie… Je vous laisse juge, vous connaissez vos lecteurs, lui dis-je en le reconduisant à son taxi.

Le lendemain, ouvrant mon ordinateur, impatient de suivre en direct les résultats des demi-finales hommes, je trouve un message électronique de M. Kimamoto. Il se dit enchanté par la perspective de ce numéro spécial des Voix littéraires de l’Orient. Mon accueil, dont il me remercie vivement, a été à la hauteur de ce projet grandiose.

Deux jours plus tard, M. Kimamoto me gratifie d’un nouveau message. A-t-il revu ses calculs à la hausse ? Non, il vient de suivre, à six heures du matin, heure locale, la finale palpitante de Roland-Garros qui a opposé Jennifer Capriati et Kim Clijsters, Il se dit profondément désolé pour notre compatriote qui s’est inclinée au troisième set sur le score historique de 12-10.

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