C’est arrivé un vendredi. Le 24 juin.
C’est la dernière date dont je me souviens.
Elle était inscrite distinctement en rose et gris sur la page gauche d’un livre épais qui semblait s’effeuiller comme un calendrier, placé avec soin sur la table basse, juste à côté de moi. J’attendais, posé comme un œuf fragile dans ce fauteuil « à la Starck » qui ressemblait à un coquetier, que le directeur de la chaîne de magasins de décoration « Quick and Style » me reçoive enfin.
Quelques années plus tôt, mon imaginaire débordant m’avait valu un hiver entier de plaisir béat. Un roman, écrit comme un courant d’air, et qui parlait d’un homme pressé qui vivait plus vite que le temps. L’histoire avait été traduite en plusieurs langues, j’avais voyagé, signé des centaines d’ouvrages pour des inconnus, j’avais même participé à une émission de téléréalité. Puis tout était rentré dans l’ordre des choses. Il y eut encore des romans, mais au triomphe bien plus discret. C’était une évidence, au service de la fiction, ma créativité n’était pas rentable. Alors, j’ai monté une petite boîte de « formations à la fantaisie » pour les entreprises en panne d’idées.
Ça ne marchait pas trop mal. La journée, je démarchais, je présentais, je vendais, je formais. Le soir, j’écrivais, je jouais avec mes garçons. La nuit, je dormais, un peu et je faisais l’amour à Charlotte, parfois. Je la voyais peu, Charlotte, elle dirigeait un supermarché. Quand elle n’en arpentait pas les rayons, elle trottinait à la maison entre la sonnerie de son portable et l’écran de son PC, avec un air agacé. Au début, je trouvais ça sexy, puis son agacement m’a gagné. J’avais bien tenté de lui en parler. Je lui disais : « Charlotte, c’est pas une vie. Il faut qu’on ralentisse, qu’on saute de ce train qui va toujours plus vite et ne nous mène nulle part ». Mais elle m’opposait son argument choc, Charlotte : il fallait vivre avec son temps.
Trente-cinq minutes plus tard, j’attendais toujours. J’avais chaud. Je perdais mon précieux temps. Je consultais mon portable, toutes les trente secondes, anticipant l’arrivée de mails potentiels. Les tocs de Charlotte avaient fini par m’asservir. Je le savais déjà, j’étais foutu. C’était devenu plus fort que moi. Je fis ensuite défiler les nouvelles sur mon Facebook, encore et encore. C’était une journée de grève générale. Les infos étaient moches. Dehors, il faisait moche. La secrétaire du directeur de « Quick and Style » qui parcourait le couloir en me lançant des airs navrés était moche. Aujourd’hui était moche. Demain serait moche. Mes fils avaient grandi dans la même folie pressée. En même temps qu’eux, la joie m’avait quitté. Je n’aurais su dire quand exactement. C’était arrivé, voilà tout. Subrepticement, avec arrogance et efficacité, parfaitement dans l’air du temps.
C’est à cet instant sans doute que mon regard a dû s’attarder sur le gros livre ouvert à la date du jour. J’ai lu :
24 juin. Méditation sur la vie.
La paix dans le monde ne peut passer que par la paix de l’esprit…
La paix de l’esprit. Les mots se répétaient dans ma tête, comme un mantra. Je me suis senti mal. Était-ce l’attente, le stress de manquer la vente de ma formation, la chaleur peut-être ? Puis, mes muscles se sont raidis. Quelques secondes plus tard, je ne pouvais plus bouger ni parler. J’étais comme figé dans le temps.
Alerté par le vagissement aigu de sa secrétaire qui, traversant le couloir pour la trente-sixième fois, me vit à l’état de momie, le directeur finit par m’accorder toute son attention. Il avait déboulé dans le petit sas où je poireautais depuis bientôt une heure, éructant des « mon dieu, mon Dieu, mon Dieu » qui n’arrangeaient rien à la situation.
Comme ils n’arrivaient pas à me déplier, les ambulanciers me déplacèrent dans mon coquetier « Quick and Style ».
Je ne l’ai pas quitté depuis.
Je suis le onzième cas en Belgique de ce nouveau mal qui ronge l’homme moderne. Le burn-out fait doucement place au frozen out, une incapacité brutale à envisager l’avenir tel qu’il se présente. La personne atteinte se fige d’un coup et demeure ainsi, comme gelée dans le temps.
La guérison dépend de la manière dont l’environnement proche répond au blocage du malade.
La seule issue étant de retourner à une situation de vie antérieure où la joie était encore présente.
Ma vie dépend désormais entièrement de Charlotte.
M’aime-t-elle suffisamment pour envisager cette opération marche arrière ?
Posé comme un œuf dans mon coquetier, j’attends, immobile, que le passé vienne me réinventer.