Aux amis de Georges Simenon

Depuis que la NASA a lancé sur le marché la machine à remonter le temps, la vie terrestre – dois-je le rappeler ? – a changé de fond en comble. Tout le monde veut remonter le temps. Tout le monde veut entreprendre au moins un voyage dans le passé, et tout le monde a d’excellentes raisons de le faire, d’être projeté à telle ou telle époque, proche ou lointaine, de l’histoire de l’humanité. Le slogan commercial de la NASA est bougrement malin : « Voyager dans le temps, c’est retrouver le bon vieux temps. »

J’en connais qui sont allés voir Jésus-Christ en Palestine, Vercingétorix à Alésia, Léonard de Vinci à Rome, Molière à Versailles, Wolfgang Amadeus Mozart à Salzbourg, Napoléon à Sainte-Hélène, Georges Sand à Nohant, Richard Wagner à Bayreuth, James Ensor à Ostende, Adolphe Hitler à Berlin (un énorme succès, d’après ce qu’on raconte), Jorge Luis Borges à Buenos Aires, Jacques Brel aux Marquises, Michael Jackson à Los Angeles, Nicole Kidman à Sydney, Amélie Nothomb à Habay-la-Neuve… Et je ne parle pas de tous ceux qui ont rendu visite à leurs ancêtres. Ce sont, paraît-il, les plus nombreux. Peut-être parce que la plupart des gens ont besoin de sacraliser leurs origines.

En ce qui me concerne, je suis remonté au 20 mai 1960 et me suis retrouvé à la treizième édition du Festival de Cannes, lors de la proclamation du palmarès. Cette année-là, il y avait en compétition une bonne dizaine de films de qualité dus presque tous à des cinéastes prestigieux. Par exemple La Jeune Fille de Luis Buñuel, Le Trou de Jacques Becker, Les Dents du diable de Nicholas Ray, Jamais le dimanche de Jules Dassin, L’Avventura de Michelangelo Antonioni, Celui par qui le scandale arrive de Vincente Minelli, La Source d’Ingmar Bergman, Les Voyous de Carlos Saura ou encore La Dolce Vita de Federico Fellini. C’est cette dernière réalisation qui a obtenu la Palme d’or à l’unanimité des membres du jury, que présidait Georges Simenon et parmi lesquels figuraient Simone Renant, Marc Allégret et Henry Miller.

Bien entendu, je n’ai pas choisi cette date par hasard. Je l’ai choisie afin de voir Georges Simenon en chair et en os, mon idole, mon Dieu en littérature, et de pouvoir bavarder un petit moment avec lui.

Mon idée était de lui poser des questions sur Colette, étant donné qu’il a toujours prétendu qu’elle lui avait donné une foule de bons conseils d’écriture quand, en 1923 à Paris, il rédigeait ses premiers contes et qu’il souhaitait les publier au quotidien Le Matin, dont elle était la puissante et imperturbable directrice littéraire. J’avais toujours eu des doutes sur la vraisemblance de cette histoire, et je voulais en avoir le cœur net.

Hélas, je n’ai pas eu l’occasion d’approcher le père de Maigret. J’avais cru que le service d’ordre était moins strict en 1960 qu’en cette année 2042, mais non, ce n’était pas le cas. Georges Simenon était toujours entouré de gardes du corps, d’effrayantes armoires à glace, et je n’ai pas même réussi à croiser son regard. D’ailleurs, personne ne m’a prêté attention.

En revanche, j’ai vu de visu Mélina Mercouri, Jeanne Moreau, Alain Cluny, Jack Cardiff, Eleanor Parker, Robert Mitchum, Catherine Spaak, Marguerite Duras, Max von Sydow, Michel Constantin, et beaucoup d’autres. Et j’ai assisté sur la croisette à un électrisant récital de Dario Moreno.

Ou plus exactement à une partie de ce récital car j’avais pris un voyage dans le temps limité à trois heures, compte tenu de mes moyens.

La NASA gagne des milliards de dollars avec ses machines à remonter le temps, et les réservations sont hors de prix. J’ai dû débourser trente mille dollars pour aller le 20 mai 1960 à Cannes, sur le coup de dix-neuf heures trente. Trois heures plus tard, le voyage a brusquement cessé et, la mort dans l’âme, j’ai été contraint de m’extirper de la machine que j’avais louée, au trente-neuvième étage de la tour du Palais, cette laideur de béton et de verre qu’on a construite en 2030 en plein cœur du parc de Bruxelles, pour célébrer le deux centième anniversaire de l’indépendance de la Belgique. La NASA a tout financé. Tout. Une goutte d’eau dans l’océan de ses recettes.

Il y a trois mois, j’ai touché dix mille dollars (la vente de toute une série d’éditions originales de Georges Simenon que j’avais mis des années à réunir) et je me suis empressé de me réserver un nouveau voyage dans le temps.

Dix mille dollars.

Donc un voyage d’une heure à peine.

Cette fois, j’ai choisi d’aller voir Colette elle-même, au siège du Matin, au 6 boulevard Poissonnière, dans le Xe arrondissement à Paris, en 1923. J’avais lu quelque part qu’elle recevait ses visiteurs le mardi et le jeudi après-midi, entre seize heures et dix-huit heures.

Impossible, il va sans dire, de prendre rendez-vous. Aucune garantie que je la rencontre bel et bien. Un coup de dé. Lequel, ainsi que Stéphane Mallarmé s’en est aperçu, n’abolira jamais le hasard.

J’ai atterri dans le bureau de Colette le 29 avril 1923 à 17 heures tapantes. Je n’aurais jamais imaginé que son accent bourguignon était si tonitruant. Elle était en grande discussion avec un James Joyce qui, lui, avait fort accent dublinois et qui, d’après ce que j’ai compris, avait pondu une bafouille évoquant la guerre civile irlandaise, dont on venait d’annoncer la fin. Il ne tarissait pas d’éloge sur Éamon de Valera.

Il m’a fallu une trentaine de secondes pour comprendre que Colette n’avait pas remarqué ma présence et ensuite une longue minute pour me rendre compte que j’étais invisible à ses yeux.

Je l’ai interpellée à haute voix à plusieurs reprises, mais elle n’a pas réagi.

Je n’existais pas. Je n’étais qu’un pur esprit venu du futur pour assister à son entretien avec James Joyce. Je n’étais qu’un spectateur passif et impalpable, qu’une créature atomique. Je voyais parfaitement Colette et James Joyce, je les entendais, mais eux, ils ne me voyaient pas et ne m’entendaient pas.

J’ai ragé. J’ai pesté contre la NASA et contre sa foutue et onéreuse machine à remonter le temps, qui ne me procurait pas le moyen pratique de m’adresser aux gloires littéraires du passé et de leur poser des questions.

Les chercheurs de la NASA sont, paraît-il, conscients de cette carence et sont en train de tout faire pour y remédier. Ils prétendent que d’ici 2050, les vivants et les morts pourront enfin communiquer entre eux et dialoguer ensemble à bâtons rompus.

C’est dans l’espoir de repartir un jour vers le bon vieux temps que j’ai d’ores et déjà commencé à mettre de l’argent de côté. Mais je n’ai pas encore choisi mon interlocuteur. Peut-être Jean-Baptiste Baronian, dont tout le monde s’arrache aujourd’hui les livres.

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