Fuite en avant

Luc Dellisse,

Dans ce monde perdu, dans cette Flandre inouÏe qui n’avait peur que du feu et de la langue française, la journée commençait dès l’aube par les jérémiades de mon père. Il avait ruminé toute la nuit un affreux sentiment d’échec. Il ouvrait d’un coup de pied la porte de ma chambre. Il avait eu le temps de se mettre en colère. Il criait: Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter une vie pareille ?

Le bon Dieu gardait un mutisme prudent. Sa réponse implicite était d’ailleurs évidente: Mais rien. Je suis très content. Mon père Lui avait sacrifié son fils unique. Oh, pas comme Abraham, d’un couteau levé sur ma nuque. En me mettant à Sa disposition tous les matins aux petites heures. L’ingénieuse idée paternelle, à dater de ma confirmation, était que je serve la messe avant de partir à l’école. Le compliqué de l’affaire est que j’allais à l’école à Bruxelles, et qu’il fallait trouver une messe qui finisse assez tôt pour que je puisse attraper le train de sept heures et quart, seul capable de me faire arriver à temps. Mon père, avec la clairvoyance de la folie, trouva la messe idéale. Elle se donnait à six heures et demie, dans la chapelle attenante au couvent des Clarisses.

Les Clarisses étaient les soeurs d’un ordre cloîtré. De par leurs voeux prononcés à vingt ans, elles ne devaient plus jamais de leur vie revoir le monde extérieur. Une circonstance venait nuancer légèrement cette condamnation à perpétuité: en Belgique le vote est obligatoire. Il est assez aisé de s’en faire dispenser, mais pour cela, il faut, soit être impotent, soit mentir.  Aucune des deux solutions n’était dans la ligne de cet ordre d’élite. Ainsi, tous les cinq ans, vers les huit heures du matin, on pouvait voir dans les rues de Louvain une trentaine de figurines noires à cornette trottiner vers le bureau de vote, sans pouvoir s’empêcher de tourner en tous sens leurs yeux extasiés. Combien le monde change en cinq ans, dans ses moindres aspects, elles seules pouvaient le mesurer. Mais elles en paraissaient plus amusées qu’inquiètes. L’enfouissement, le silence et la prière ne rendent pas moins frivoles que la télévision: mais autrement.

Croiser la petite troupe des Clarisses trébuchant et gloussant, comme éblouies par la clarté des jours, était une des grandes joies de ma mère. Elle partait tôt  pour accomplir son devoir électoral, et nous emmenait avec elle, ma soeur et moi, pour que nous puissions profiter du spectacle. Elle mesurait son bonheur au destin des Clarisses et s’en trouvait réconfortée. Si peu joyeuse que soit sa vie, entre une extrême solitude sociale et un mari aussi tonitruant qu’atrabilaire, c’était quand même mieux que d’être cloîtrée. La fierté d’exercer son droit de vote et le soulagement d’avoir échappé à la cornette, ensoleillaient son dimanche électoral. L’après-midi, il arrivait à ma mère de chantonner.

Pour ma part, voir défiler les Clarisses me procurait le même malaise que d’assister à un de ces horribles documentaires de Frédéric Rossif sur la vie des insectes. Je ne pouvais suivre la caméra à l’intérieur d’une ruche ou d’une termitière sans m’imaginer membre d’une telle collectivité. Et je voyais bien que la lecture n’y avait pas de droit de cité, ni la rêverie, ni les amours héroÏques. Une ruche, c’est la prison, et comment s’enthousiasmer pour un prodige carcéral? Les Clarisses, dans leur parure d’insectes supérieurs, devaient mener une vie assez identique et donc, abominable. Je les plaignais de tout mon coeur. Je ne me doutais pas que durant cinq années, j’allais les fréquenter quotidiennement.

Il y a donc un peu plus de trente ans, j’ai débarqué pour la première fois dans la chapelle du couvent. Le prêtre m’a dit quelques mots assez gentils pour la circonstance, et m’a indiqué o˘ se trouvaient l’aube que je revêtirais, les burettes dont il aurait besoin pour l’eucharistie. Au bout d’un moment nous nous sommes tus et il a regardé sa montre. Soudain il a dit: Bon, on y va. J’ai ouvert la porte de la sacristie pour le laisser passer.

Sur les chaises, se trouvaient déjà dix ou douze fidèles agenouillés: des vieux, bien s˚r. La messe démarrait sur les chapeaux de roue. En flamand. Vatican II, et Mai 68 un peu plus tard, ont eu en Flandre un effet exactement inverse de l’idéal démocratique de leurs zélateurs. On y a interdit plus et mieux qu’auparavant. En tête des interdictions, le français, prohibé en public, réprimé par la loi, frappé de fortes amendes quand il se manifestait dans l’exercice d’une profession. Ce n’était pas mon problème. Tout ça c’était le monde des insectes. Je servais la messe comme un tueur vise la nuque de l’homme qu’il va abattre d’un coup de revolver. On ne peut quand même pas dire qu’il respecte cette nuque. Gr‚ce à elle il va pouvoir tuer proprement, voilà tout.

Oh, tuer, ce terme métaphorique ne désignait pas des hommes à abattre, mais une enfance interminable à réduire grain par grain. J’ai eu à douze ans la certitude absolue d’être un galérien. Je n’ai réussi à rompre mes chaînes: famille, Flandre, école, religion, qu’à 19 ans. Certes une si obstinée souffrance est névrose. Mais pendant sept ans, 2555 jours, je n’ai pensé qu’à ça. Quarante mille heures de veille, et pas un instant d’abandon. Même quand je jouissais sur le visage de Janine Waelravens, j’étais un prisonnier qui jouit, point c’est tout. Ma seule consolation était la promesse que je m’étais faite d’être libre, athée et français pour tout le restant de ma vie. Je n’étais pas tenté de faillir à cette promesse de bonheur. Il me suffisait de sentir l’odeur camphrée du prêtre, ou d’apercevoir, quand je pivotais, l’agglomérat des fidèles recueillis. Personnages qui entretenaient une affreuse similitude avec ces masses végétales et velues qui hantent les poèmes de Ponge: le savon de leurs dents, la pierre ponce de leur front, et leurs éponges de joues. Eux parlaient patois, obéissaient aux ordres et croyaient en Dieu: j’étais contre.

Je parle ici de ma confondante jeunesse. Elle commence à refluer à présent.

Il y avait un moment sublime au moment de la communion, quand pas à pas, glissant sur le tapis lie-de-vin, le prêtre et moi approchions du grillage: un très grand cadre en bois à croisillons sculptés. Derrière s’agitaient les ombres hachurées des trente Clarisses qui suivaient la messe, dérobées au regard des curieux. Je tenais le ciboire. Le prêtre y cueillait une hostie, et l’approchait de la grille. A un mètre trente de la grille (les Clarisses étaient toutes presque naines, je ne sais pas pourquoi), s’ouvrait un petit guichet, de la taille et de la forme d’une boîte aux lettres. Un visage s’y collait. Une langue, blanche ou violette, en jaillissait soudain. Le prêtre y posait l’hostie. Avec un petit glop de déglutition, la langue disparaissait. Une autre prenait la suite. Et ainsi de suite, trente fois. Tout le couvent communiait.

À cause de ce guichet et de ces langues et de cette odeur croupie, surie, d’une chapelle saturée d’encens, je n’ai jamais cessé de tenir l’enfance pour une comédie sans intérêt. Ce qui m’a rendu allergique à toute métaphysique de la personne humaine: elle est un affreux désordre qu’on organise peu à peu. Des malheurs signalés qui rythmèrent la suite de ma vie, je n’ai retenu que des lectures, c’est-à-dire des bonheurs. Mais chaque jour qui commençait par ce rituel d’insecte, et ce moyen-‚ge indécent, ce public de vieillards, ces monstres invisibles (dans une ville que pour faire court j’appelle Louvain) m’ont laissé l’envie d’en fixer les images. Curieuse envie. Moi que l’effacement des choses a toujours rendu heureux (oh ma joie presque folle quand on a démoli la Gare du midi qui m’avait vu passer mille cinq cents fois le cartable à la main), j’aimerais laisser une trace du supplice.

Un film, pourquoi pas ? Rapide, entomologique. Un gamin perdu dans le monde des insectes. Un film d’horreur. Fond de musique religieuse, voulue, concertée, moderne: le Kyrie de Benjamin Britten, par exemple. «a se passait aux environs de mai 68. La société était en poudre. Moi, dans la tremblante aube médiévale, je servais la messe chez les Clarisses. Chacun son style, pour l’éternité.

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