Gaston Mairette, le peintre

Alain Bertrand,

Frontière linguistique, identité et substrat flamands dans l’œuvre de Gaston Mairette, tel était le titre de ma thèse universitaire. Suis-je assez clair à ce stade de mon questionnement ? Il me semble que je décolle comme un hélicoptère sans rien maîtriser des commandes. Disons que Gaston Mairette était ma sagesse et mon goût artistique ; tout ce qui touchait de près ou de loin au grand homme me touchait aussi. En lui, je saluais l’athlète de la forme et le chirurgien du concept, et j’admirais ses bonds au-dessus de l’abîme, opérés à l’instar des géants de l’art contemporain. Je veux parler de cette déconstruction du monde au profit d’une création inscrite dans un désir dont les pales et autres hélices jettent le soupçon sur l’acte même de peindre ou de sculpter.

Pour être plus précis, au terme de longs mois dans la poussière des bibliothèques, ce qui hantait mes heures d’insomnie et de bavardage au coin du bar, c’était toute cette problématique autour du refus de la peinture au profit du pot de colle.

À ceux qui doutaient du génie de Gaston Mairette, j’assénais des vérités proches du spasme ou du cri primal : « La peinture est morte ! Vive la colle forte ! Intense comme l’orgasme ! Liquide comme le sperme ! Ondulatoire comme le coït quand il est rut ! »

Autour de ma personne, le silence s’élargissait à mesure que mes amis se disputaient les filles, et inversement, en sorte de vérifier par les faits la nature même des hypothèses émises lors de mes soliloques artistiques.

J’en éprouvais moins d’aigreur que de mépris, comme il advient des âmes incomprises, surtout de la chair féminine.

Seul et fier de l’être, j’allumais des cigarettes égyptiennes bout à bout et sifflais de la soupe Campbell en hommage à Andy Warhol.

L’apathie des filles à mon endroit m’incita à m’inventer des poses de critique d’art : c’est une des caractéristiques de la jeunesse que de prendre ses rêves pour des réalités tout en négligeant de se brosser les dents et de prendre sa douche au saut du lit.

Mes airs de dandy durèrent le temps de confier à mon professeur l’objet de ma thèse : rien moins que Gaston Mairette.

Un éloge sifflé du bout des lèvres fit écho à ma demande : le plasticien incarnait la pointe diamantée de l’art moderne.

— Mairette est un grain de sable métaphysique, me confia le professeur van Piep.

— Sorcier de l’art flamand, chaman de l’art wallon, c’est l’incarnation humaine de l’oxymore, crus-je bon de glisser, sans préciser l’origine de mes sources.

— Symbole autant que rupture, son œuvre donne du sens à la démarche critique de toute une génération d’intellectuels et de marchands d’art, confirma mon professeur.

Pour m’en convaincre, en signe de connivence, van Piep écarta la porte de son frigo — dont la malveillance des étudiants ne parlait qu’en termes alcoolémiques — et s’empara d’un œuf qu’il brisa transversalement sur le coin d’un livre de Mario Amaya, avant d’en répandre le contenu évocateur sur son sous-main, et de s’exclamer, telle une voyante pénétrée de Rimbaud, qu’il accomplissait là, sous mes yeux, le geste répété mille fois par Mairette dans sa vidéo de référence, l’ultime avant son trépas : Brisure d’œuf et jaune partout.

J’étais ému, et plus que je ne puis dire, car briser la coquille de l’œuf, c’était briser la distance entre lui, le professeur, et moi, l’étudiant, au bénéfice radical de la modernité.

— Voici le point de départ que je propose à vos travaux d’arpenteur…, me souffla van Piep tout en laissant passer un troupeau d’anges au-dessus de nos têtes en fusion.

— … Glorifié à Londres, célébré à Tokyo, vendu à New York, arrosé à Saint-Pétersbourg, fêté à Shanghai, Gaston Mairette est-il ou non un artiste vraiment flamand ?

— Quel rapport avec le rôle de la colle forte dans son parcours esthétique ?

— Une question de subsides, me précisa mon interlocuteur ; notre université n’a plus un sou, mais le représentant du ministre de la Culture flamand m’a glissé lors d’un cocktail qu’il y aurait tout l’argent nécessaire au cas où un de nos étudiants viderait la bouteille à encre…

— Que voulez-vous dire ?

— La critique historique a ses vérités, mais aussi ses ombres et ses imbroglios ! La Belgique est un confetti déchiré en deux par une ligne horizontale et ondoyante appelée frontière linguistique. Sur le demi-confetti du dessus, en jaune, trônent la région de Bruxelles et la Flandre ; sur l’autre, en rouge, se république la Wallonie. Ces trois régions séparées par un trait noir continu se disputent Gaston Mairette sous microscope — son prestige international, ses errements géographiques, sa lignée généalogique, son héritage astronomique et gastronomique…

— Mais Gaston Mairette avait un pied dans le charbon, l’autre dans le sable, et le troisième, il l’exhibait aussi volontiers que Manneken-pis !

— La vérité des apparences, cher Monsieur, n’est souvent qu’une apparence de vanité : la Belgique ne tient plus que par des bouts de ficelle ! Elle agonise entre un roi bedonnant et des ministres apoplectiques ! L’heure est venue de se retrancher à l’abri, dans la méditation humaniste, et de retrouver ses vraies racines !… De préférence dans une terre riche et grasse… De nature à encourager l’art contemporain…

— L’art authentique n’est jamais assez contemporain…

— Comprenez que votre recherche est celle qu’on refuserait de confier à un géomètre-expert ! Et que vous allez creuser à vous seul un sillon révolutionnaire dans l’œuvre de Gaston Mairette !

— En aurai-je seulement la force ? questionnai-je à deux doigts du vertige.

— Si vous êtes capable de mesurer, d’additionner, de multiplier les surfaces et les monnaies, vous deviendrez un grand critique d’art ! Sinon, je peux vous adjoindre Ferdinand, l’homme à tout faire de la faculté de philosophie et lettres !

Le lendemain, à pied d’œuvre, Ferdinand me fit monter à bord de la camionnette de l’université et me demanda si je m’étais équipé d’une paire de bottes et d’un vêtement de pluie. Lui-même avait chargé tout le matériel de mesure sur le plateau, à l’arrière, et comptait sur mes qualités intellectuelles pour s’orienter à l’aide des cartes d’état-major et selon les préceptes de Gaston Mairette himself.

La campagne ressemblait à la campagne, avec ses grosses pluies et ses champs de betteraves bourdonnant de lignes à haute tension.

Passé Wavre, il fallut déplier la carte dans l’habitacle trop étriqué, identifier aux jumelles les panneaux directionnels, quémander son chemin à un cultivateur qui pointa le doigt en direction d’un carrefour encore plus limoneux que sa terre. Nous étions à peu près à mi-chemin entre Wavre et Overijse, soit sur la frontière linguistique.

Autrement dit, sur un fil plus étroit qu’un dé à coudre.

De l’autre côté du pare-brise, se profilaient les vestiges d’une ruine, incendiée par des nationalistes flamands et revêtues de graffitis par des irréductibles Wallons.

Mon cœur s’emballa de se savoir à pied d’œuvre, sur le seuil de la maison natale de Gaston Mairette.

Ferdinand bougonnait en débarquant le matériel de mesurage, tandis que je battais la semelle sous les cascades venues du ciel. J’aimais que la pluie soulignât l’événement en ruisselant sur mon visage rubicond ; j’appréciais, de surcroît, que l’heure fût d’une gravité dont on n’a pas idée quand on ne s’occupe pas d’art contemporain. Me jugera-t-on sot comme celui qui n’aurait lu ni Sénèque ni Épicure ? Toujours est-il que la question qui se posait à notre sagacité était simple et complexe à la fois : sachant que la frontière linguistique traversait la demeure de part en part, depuis la cuisine jusqu’à la soue à cochons, Gaston Mairette était-il wallon ou flamand ?

Bien que Ferdinand, avec mon aide, eût repris toutes les mesures à la chaîne d’arpenteur, au mètre ruban, à la latte d’écolier, les mathématiques ne nous furent d’aucun secours — ce qui n’étonnera personne.

Le temps de pique-niquer sur le pouce, dans la camionnette sonore, je présentai à mon compère les arguments des uns et des autres.

Le point de vue des francophones reposait sur l’imprécision du tracé frontalier, déplacé comme les clôtures, au gré des intérêts de tel ou tel planteur de betteraves. Le flou artistique régnait ici comme ailleurs, d’autant que le Conseil d’État avait reconnu des erreurs de bornage, selon que l’on mesurât depuis les repères fichés dans la glaise par des manœuvres wallons ou flamands. En outre, s’insurgeaient le Sud du pays, Gaston Mairette avait élu domicile dans une commune à majorité francophone où il avait passé 51 % de son existence.

Ces considérations laissaient les Flamands de marbre : en effet, si Mairette avait vécu à Linkebeek, dans une commune à majorité francophone, il n’en restait pas moins que celle-ci émargeait à la terre flamande depuis la nuit des temps. Qui plus est, la comptabilité truquée par les francophones n’avait pas tenu compte des résidents bilingues d’origine flamande, lesquels renversaient la tendance en faveur du Nord, notamment si on prenait en compte les immigrés contraints à passer des examens de pureté linguistique.

Quant à la durée de vie de Gaston Mairette, elle était contestable, selon que l’on considérât, à l’instar des Wallons, l’instant de sa mise au monde ou, selon les Flamands, l’heureux moment de sa conception. De plus, à tenir la comptabilité du temps passé à l’étranger, on pouvait retourner les chiffres et conclure que Mairette avait vécu plus longtemps à Paris, Londres, New York ou Lanzarote qu’en terre wallonne ou bruxelloise.

Vexés, les Wallons requirent l’avis de Lucette Mairette, muse, égérie et comptable du grand homme.

Vu qu’elle était d’origine liégeoise, les Flamands refusèrent de l’entendre, non sans lui envoyer quelques émissaires de leur obédience, pour la faire pencher du bon côté au gré de restaurants trois étoiles et de boîtes de chocolats.

On raconte qu’un extrémiste tenta même de substituer à sa voyante extralucide wallonne une tireuse de cartes flamande, ce qui eût changé le visage de l’art contemporain.

Malgré les rafales de pluie et le vent amer, Ferdinand et moi, nous établissions des moyennes entre les bornes du Nord et du Sud, traçant des courbes chiffrées et des métrés d’une précision de banquier hollandais. Cela n’empêchait pas les terres flamandes et wallonnes de ruisseler d’un même brun de vieille chaussette, et le vent, ni plus ni moins querelleur sur chaque versant, de siffler comme il le fait dès que la tempête secoue les côtes de la Manche. Au plus près d’une vérité qui se cherchait tout en cherchant à devenir incontournable, je songeais aux travailleurs de la mer, aux mineurs de fond, à la paysannerie décrite par Zola.

Pour l’honneur de la recherche, il fallut empaumer la pioche et enfoncer la pelle dans une terre dont on ne savait plus la nationalité.

En effet, devant son Thermos de soupe verte, Ferdinand m’avait convaincu d’une chose : si la vérité refuse d’affleurer, il faut lui arracher son masque et lui déchirer la peau jusqu’à l’os. Alors que la pluie nous giflait de plus belle, nous creusâmes donc des trous à l’intérieur des ruines. En tâtonnant d’abord, ce qui arracha au passé des maillons de chaîne à cochons et de la vaisselle fracassée, selon la vérité biographique, par la mère du peintre au cours des scènes de jalousie qu’elle jouait contre son mari qui la trompait avec la bonne du curé.

Puis, plus astucieusement, vers l’endroit du buffet où le pauvre enfant se réfugiait, serré en boule, les poings sur les oreilles.

Je creusais avec la ferveur d’un chercheur d’or tandis que Ferdinand dégageait les gravats détrempés à la brouette. La pluie inondait chacun des trous en mesure de contenir des cadavres de chats ou de lapins. Au point que je nous vis en suppliciés, sous l’horizon bouché, Ferdinand incarnant un Sisyphe en bleu de travail, moi-même une version des Danaïdes en imperméable.

Le mythe me brûlait la peau du visage et des mains. J’étais un héros de cette volonté que l’université transforme en intelligence. Même à bout de forces, je refuserais de renoncer. Car il en allait de l’honneur de la recherche et du génie de Gaston Mairette.

À peine eus-je convoqué celui-ci par la pensée que Ferdinand, de son ongle noir et cassé, me désigna à fleur de vase une aspérité blanchâtre. Elle se trouvait à dix bons centimètres, du côté wallon. Tremblant comme la fièvre, je me penchai sur un os. Par un de ces miracles qui font croire à la science, j’étais tombé sur une vertèbre de Jolly Jumper, le berger dont les cabrioles et les coups de langue allégèrent les peines d’enfance de Gaston Mairette.

Lui aussi, au moment des disputes parentales, prenait place dans le buffet sis en terre wallonne, rappelons-le. Il n’était pas rare que l’enfant et l’animal se serrassent l’un contre l’autre lorsque les coups pleuvaient, et les verres à goutte, et les assiettes à soupe, et les fourchettes à dessert, et tout ce qui tombait sous la main de la mère et du père qui ripostait de la gueule.

L’orage passé sur le champ de faïences et de sang, Jolly Jumper entraînait Gaston sous l’immensité du ciel. Ces échappées dans la campagne du Brabant les faisaient passer tour à tour d’un côté puis de l’autre de la frontière linguistique, sans que Gaston sût précisément où il était.

Seuls comptaient le vent, les coquelicots et les courses folles de son grand chien fou.

En quelle langue Gaston parlait-il à Jolly Jumper ? Les biographes l’ignorent — d’autant que le berger portait un nom anglais.

Se promenait-il davantage en territoire flamand ? Nul ne le sait.

Et pourquoi un berger malinois ? « Attirance de l’inconscient pour la Flandre », proclamèrent les Flamands.

Pourquoi cette vertèbre enfouie en terre wallonne ? « Preuve d’enracinement en Wallonie », s’insurgèrent les Wallons.

— Quand on ne sait pas, on ne sait pas, sauf qu’on va mourir un jour et qu’on n’y aura rien vu, déclara Ferdinand que la pluie avait mouillé comme un os dans la soupe.

Et moi de ne rien ajouter que des rafales d’éternuements sur le chemin du retour — douter me suffisait amplement.

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