L’Eurasie vous regarde de ses petits yeux mongols

André Delcourt,

Vous êtes des millions — nous sommes des multitudes et des multitudes de multitudes. Essayez, venez trous affronter ! Oui, nous sommes les Scythes ! Oui, nous sommes les Asiates aux petits yeux louches et avides !

Alexandre A. Blok (1880-1921), Les Scythes

« À l’Ouest, toutes ! » s’écria Tchinguiz en crachant le noyau de cerise par la fenêtre du vingt-septième étage. Il éclata de rire et se retourna sur nous qui dans son dos terminions à pleines mains l’immense platée de plov qu’avait préparée Alik.

C’était il y a près de quatre cents lunes. Tchinguiz, le quarante et unième du nom depuis son grand ancêtre qui avait été proclamé « maître de tous les peuples qui vivent sous les tentes de feutre », était venu à Moscou pour y étudier l’influence du système verbal de l’ancien kyzylkalpak sur l’évolution des langues agglutinantes et oxydantes, et s’était retrouvé inscrit à la Faculté de menuiserie linguistique. En ce temps des cerises, il rédigeait les conclusions de sa thèse prophétique « Sur le glissement lent et inévitable des langues de bois vers l’ouest ».

Il est vrai qu’à l’époque nous ne savions pas grand-chose de ces pays de l’Ouest, mais nous savions que nous ignorions. Eux, de l’autre côté, persuadés de tout connaître à notre sujet – de tout savoir en général –, nous méprisaient. Ils ne vibraient qu’aux « grosses pointures » en tous genres. Nous, nous n’avions pas de pointures, pas de chaussures. Va-nu-pieds de toujours. Nous, nous avions chacun dans le cœur un petit cheval.

Nous étions quelques-uns à nous réunir de temps en temps le soir : c’était notre « cercle des conquérants désenchantés », et l’on y refaisait le monde. Un monde coloré et odorant, savoureux et mélodieux. Ma langue maternelle chantait dans leurs bouches comme toutes les musiques de la terre. L’alphabet cyrillique prenait des accents imprévus au détour des discussions, et le monde futur s’en trouvait tout embelli.

Ce soir-là nous étions cinq et c’était le tour d’Alik de cuisiner. Alik le Tadjik. Le roi du plov dans toute l’Université. Le prince des épices secrètes. Un ami arrivé le matin même des confins du Kara Koum lui avait apporté un morceau de mouton presque frais emballé dans une paillasse de serpolet. Le raisin venait d’Ukraine. J’avais fait une heure de file à la rue Gorki pour acheter une (ou deux ?) bouteille de Tsinandali. L’autre André – dit le Flamand – avait apporté de vieux 78 tours du temps de Staline. Oleg récitait Verhaeren en français. Et Tchinguiz le Bouriate avait ouvert la fenêtre donnant sur le soleil couchant pour lancer ses imprécations : « De vos herbicides, insecticides et omnicides vous voudriez chasser de nos steppes les âmes de nos ancêtres disparus ! Mais l’herbe et la canneberge de nos steppes odorantes et venteuses, nous la sèmerons bientôt chez vous pour regarnir vos petits pays dévastés. Nous vous donnerons nos petits chevaux pour vous apprendre à connaître le reste du vaste monde. Osez venir, jamais vous n’effacerez Antarès du ciel de nos nuits ! Antarès ! »

La soirée se poursuivait joyeusement. Une boulette de plov après l’autre, nous nous pourléchions les doigts. Cardamome et girofle, poivre et coriandre, plus trois condiments mystérieux, mariaient leurs saveurs dans le riz dégoulinant de graisse de mouton. Et le plein sac de cerises au bout de la table diminuait peu à peu. Selon une tradition vieille de trois jours déjà, nous en crachions les noyaux par la fenêtre en lançant invectives et élucubrations à la face du monde. Ce soir-là, c’est à l’Occident que nous nous en prenions. Oleg, jeune rescapé du grand tremblement de terre de Tachkent, mi-étudiant mi-mouchard qui ne perdait rien de nos propos, envoya trois noyaux d’un seul coup dans les parterres fleuris des jardins de l’université : « Tolède l’étincelante armurière, nous te rebaptiserons Angelsk – à la rigueur Angelopolis – en souvenir du petit-fils d’Ulysse qui vint garnir ton ciel de ses séraphins et de ses chérubins aux ailes déployées. Ainsi se perpétuera la mémoire de Domenikos Theotokopoulos, puisque celle d’Ulysse lui-même, sans doute trop oriental ou trop méditerranéen, t’est désormais méconnue. Ignorante ! »

Un vieux disque, illustré en son centre du portrait moustachu et grisâtre d’un austère chef d’orchestre, traînait une vieille rengaine peu révolutionnaire des années trente. Une balalaïka, un accordéon, un baïan, et des crachotements. Les musiciens jouaient de leur mieux, mais les sillons avaient été labourés par plusieurs générations d’auditeurs. Après quelques gorgées salées de Borjomi – et quelques noyaux de plus envoyés dans le ciel de Moscou –, l’autre André, lui aussi pourvu sans doute d’une âme russe, y alla de sa propre incantation : « La tempête ! Bientôt la tempête ! Qu’elle éclate, toujours plus forte ! Et nous offrirons Swissair aux fauconniers de Tchinguiz, et Sabena aux oiseleurs d’Alik. Ne voleront plus que les faucons et les pétrels. Et peut-être les oies sœurs des flèches. Ainsi le ciel sera-t-il nettoyé après la tempête. Car jamais les nuages ne voileront le soleil. D’ailleurs, à propos du ciel, leur grand chaman de Rome, nous lui signifierons – avec tous les égards dus à son rang et à son âge vénérable – que son temps est fini, conformément aux prophéties répandues en Occident même à son sujet. Que son royaume prétentieux, qui a privé tant de peuples de leurs vraies racines, algonquines ou celtiques, kua ou himba, éburones ou araucanes, est caduc. Caduc. Et Péroun et Tengri étendront leur protection désintéressée au ciel tout entier… Péroun et Tengri ! »

Tchinguiz, ignorant le cadeau empoisonné qui venait de tomber dans son escarcelle treize lignes plus haut, semblait plongé dans ses réflexions : visiblement, il méditait sa première imprécation. « À l’Ouest, ruminait-il, à l’Ouest, ils y sont allés eux-mêmes, et ils ont tout pris aux Indiens. Ensuite il leur a fallu le Sud, et ils ont tout pris aux nègres. Le Nord les enrhumerait, aussi ont-ils préféré le faire fondre. Il ne leur reste donc que l’Est, persuadés sont-ils que derrière le mur il n’y a rien, qu’un vaste champ abandonné prêt à recevoir leur graine de malheur. Aveugles, ils ne voient pas et ne peuvent pas voir nos petits chevaux… Mais sont-ils capables de manger dans le vent, de dormir dans la rosée ? » Un, deux, trois… sept noyaux de cerises plus tard, il explosait : « Et aux carrefours nous édifierons comme dans le passé des pyramides de crânes. Malheur à ceux qui utilisent mal – pire, qui n’utilisent pas – leur tête, car ils comprendront alors trop tard qu’un autre monde est possible et inéluctable. Inéluctable ! » Pour un peu, pour nous mettre à l’abri des présumés envahisseurs, il aurait déplacé l’Oural de la Carélie à la Corne d’Or…

Alik nous regardait de ses petits yeux pétillants, sachant qu’une fois de plus il avait fait l’unanimité autour de son plov. Il se permit quant à lui de jeter une pleine poignée de queues de cerises aux choucas qui avaient repéré notre manège : « Bonne conscience de l’Occident, tu arrives toujours en retard ou en cachant une arme derrière le dos. Les vrais amis sont là quand il le faut. Soudain généreuse, tu te préoccupes de notre avenir, mais seul nous importe notre devenir. Tu étales tes richesses aux yeux des sauvages. De tes industries tu voudrais nous empoisonner. Mais nous te ferons boire notre koumis pour te rendre ton âme. Et pour empoisonner tes bureaucrates qui s’en étrangleront, tes voleurs officiels et officieux, tes emmerdeurs et tes serviteurs, ta pseudo-intelligentsia manipulatrice et tous les autres menteurs. Moi, je ne fais confiance qu’à mon ONG personnelle, discrète et désintéressée. Et souriante. J’ai dit. »

Tous me regardaient. N’étais-je pas le seul à me taire ? Peut-être leurs propos me heurtaient-ils ? C’est que j’étais agité de deux préoccupations. D’abord, du Tsinandali ne restait pas la moindre goutte. Mais cela ne pourrait me chagriner longtemps, car une bouteille de vodka apparaîtrait sûrement dans les minutes suivantes. On n’était pas pour rien à l’Université de Moscou, pardi ! Surtout, je pensais à la censure. Celle dont nous souffrions à l’époque. Semi-opaque, elle ne m’avait pas empêché de savoir que le jeune prophète de Kisangani avait déjà goûté à l’exil. J’ignorais bien entendu ce que seraient ses prophéties à venir, mais je pressentais la venue de ce tremblement de terre qui déjà grondait à l’horizon, et j’entendais sa voix rauque criant dans le désert de la pensée qui peu à peu asséchait l’Occident. Oui, je voyais leur prophète aux pieds nus à son tour privé de papier et d’encre, et je décidai de conter un jour son voyage au cœur des ténèbres dans mon « Cahier des steppes et des savanes ». Un jour.

Tous me regardaient, mais je me tus.

Alors, crachant le dernier noyau de cerise par la fenêtre toujours ouverte sur le vide, Tchinguiz déclara solennellement face au soleil couchant : « L’Eurasie vous regarde de ses petits yeux mongols… ».

P.-S. 1. Dispersé, le « cercle des conquérants désenchantés » existe toujours : il tire sa cohésion éternelle de fils ténus et plus invisibles que ceux que suivaient les caravanes de la Route de la Soie.

P.-S. 2. Une cerisaie a poussé sous les fenêtres côté ouest du bloc D de l’Université de Moscou. Ah, si Anton Pavlovitch voyait ça…

P.-S. 3. La prochaine fois, ce sera mon tour. Je préparerai mon célèbre bortch accompagné de pirojki. Et nous referons le monde.

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