Gloria et les nombres, journal inachevé

Jean-Pierre Orban,

30. Je ne sais ce qui m’a poussé à entamer ce journal ce matin. Peut-être l’ennui. Six semaines déjà – pour autant que je veuille accorder la moindre importance au compte des jours – que nous restons inactifs. Et rien ne sert de s’en demander la raison. Notre engagement était exactement soumis à cela : ne pas s’interroger sur les raisons. Sur la raison. C’est même pour cela que j’ai accepté : pour faire l’impasse sur celle-ci, cette roulure. Une longue fatigue a précédé ma rencontre avec Mademoiselle. Une fatigue qui a, j’en ai l’impression, duré toute ma vie jusqu’alors. Et l’a peut-être devancée. Voire engendrée. La fatigue de se poser des questions et surtout celle-ci : de la moindre chose, le pourquoi.

Mon voisin anumérique (il nous est interdit de donner un nombre, encore moins un nom bien sûr, à un anumérique : nous le désignons donc par sa position au moment où l’on parle de lui : « l’en face », « l’au bout » ou « le derrière moi ») dit que notre entrée ici a été une forme de suicide. Dans mon cas, je pense qu’il n’a pas tort. Mais pour les autres ? Quel malheur, impasse ou désespérance les a conduits ici ? Comme il nous est aussi interdit d’échanger nos expériences passées, je ne le saurai jamais. Mais est-ce que je le regrette vraiment ? Je ne pense pas. Être un nouvel être et effacer le passé : c’est ce que j’ai voulu en adoptant cette vie sans réfléchir. On peut donc tout aussi bien dire qu’il s’agit du contraire d’un suicide : une renaissance.

Une renaissance qui dépasse nos individualités. Jamais on ne s’est en effet interrogé sur la possibilité de vivre sans raison. De choisir cette vie. Et d’organiser – mais il faudrait, c’est évident, utiliser le négatif : désorganiser – en toute conscience une société irraisonnée (j’hésite même à employer le mot irrationnel qui, pour le penser, fait automatiquement appel à la raison). Plus précisément (car je n’ai pas le temps de développer la thèse jusqu’au bout, dans ce qui serait une sorte de Critique de l’irraison pure) une société dont aucun des sujets ne connaîtrait la raison de ses actes. Aucune société ne l’a été jusqu’à présent. Tout totalitarisme a toujours été fondé sur une raison, au besoin dévoyée.

Vous me direz : pour que cette désorganisation soit effective, il faut au moins un être qui en porte le dessein et en initie le projet. Soit, j’admets la réplique et je consens à corriger ma réflexion. À un détail près : le genre. Il ne s’agit pas ici d‘un mais d’une si toutefois on veut bien accorder le féminin au mot « être ». Oui, une femme. J’hésite. Car je ne vois pas Mademoiselle en femme. Elle ne semble aucunement marquée par le temps, malgré les trente-deux années que compte sa vie. Une jeune fille, donc. Qui déciderait des règles concourant toutes à annihiler toute règle, à démanteler toute structure. Toute raison.

Mais je ne souhaite pas pousser l’argumentation plus loin. Parfois, je pense que je rêve. Et j’en suis heureux.

29. Décidément, je ne sais – et ne veux savoir – ce qui me pousse à poursuivre cette écriture. Depuis quand n’avais-je plus écrit ? Quand ai-je été écrivain ? Je n’ose dire auteur. De quoi ? Non : écrivain. La rédaction de ces notes est-il un acte d’écrivain ? Mon Dieu ! À relire rien que ces derniers mots, il me faut répondre par l’affirmative : ce goût pour les questions est inhérent à l’acte d’écriture, à tout le moins chez moi. Cela signifierait que je serais soudain redevenu – pour cause d’ennui… – écrivain. Ah ! Ah ! Permettez-moi de rire. Seul ce rire me permet d’en supporter l’idée. Oui, va pour écrivain – rien que le temps de ces notes – si cela veut dire bouffon. Bouffon aux phrases boursouflées comme les joues d’un clown qui les gonflerait jusqu’à les faire éclater. À cette condition, oui.

Je voulais donc vous dire… Mais qui êtes-vous, quand ma mission consiste à vous nier, quand nous avons été placés ici pour n’avoir aucun contact avec vous, vous cet anonyme qui représenterait tous les autres, vous chaque individu réel et possible ? Et nous ? Une compagnie hétéroclite, dont je ne parviens pas, mais c’est dans l’ordre de l’illogisme voulu, à saisir la cohérence. Une femme du nom de Gloria. Cinq hommes, jeunes et moins jeunes. Et moi-même, dont je ne peux, je le reconnais, déterminer l’identité sexuelle : c’est même ce qui me définit le mieux.

Une chose encore (ce que je voulais vous dire) et ce sera tout pour aujourd’hui car je suis vite éreinté depuis que j’ai repris l’écriture (au stylo à plume à défaut de clavier). Éreinté. Je me demande vraiment ce qui m’y pousse. Ah oui, cette chose à dire… Nous vivons tous les sept au dernier étage d’un immeuble de la capitale, dans des chambres de bonnes. Nous y accédons et nous les quittons par un escalier de service. Mademoiselle vit, elle, au quatrième, accessible par l’escalier principal depuis le rez-de-chaussée, après une porte vitrée dont nous n’avons pas la clé ni le code. Une porte donnant sur la cuisine permettait aussi, jadis, d’entrer dans l’appartement directement de l’escalier de service. Mais cette porte a été condamnée.

Je me réjouis d’avance de l’effet que ces informations architecturales et ancillaires auront sur vous. Êtes-vous intrigué(e) ? Dites-moi. Mais vous ne pouvez pas, je le sais.

28. Les chambres sont situées de part et d’autre d’un couloir où débouche l’escalier de service et qui, à l’autre bout, opère un tournant à angle droit vers la droite. Une mauvaise grosse lampe sous un ridicule abat-jour rempli de cadavres de moucherons éclaire ce couloir. Après le départ des bonnes, les pièces ont servi de débarras. La poussière et les éclats dans la peinture en gardent le souvenir. Mademoiselle nous a placés dans ces chambres, sans préférence ni ordre, je pense. J’occupe celle du fond, avant le virage. La première porte en venant de l’escalier ouvre sur des toilettes. La deuxième sur une petite douche, en face de laquelle se trouve la chambre de Gloria. Inutile de vous dire que le couloir est étroit. Il semble d’autant plus long.

27. S’il y a eu une norme générale à notre sélection (mais à partir de quand les normes n’ont-elles plus eu cours ? À quel moment Mademoiselle a-t-elle lâché les rênes ? Au moment de notre entrée dans l’immeuble ?), c’est notre taille. À vue de nez, aucun de nous ne doit mesurer plus de 1,60 m. Sauf Gloria. Élancée, Gloria, et pulpeuse à la fois. Je me suis souvent demandé quelle était sa fonction. Quand elle prend sa douche, certains d’entre nous tentent de l’apercevoir par un interstice de la porte ou l’espace laissé libre entre la clé et la serrure. Misérable plaisir. Je reconnais avoir été de ceux-là. J’en suis venu à penser qu’elle est là comme le contrepoids parfait de notre petite société. À moins qu’elle ne soit là pour la reproduire. Toutes les sociétés totalitaires ont choisi les modes, rythmes et parfois agents de reproduction. Mais qui sera l’élu ? Ou irons-nous tous au charbon ?

26. Peut-être Gloria est-elle le reflet ou l’agent de Mademoiselle. Chargée d’infiltrer notre groupe ou de veiller à l’exécution de ses directives : Gloria capo de Mam’zelle. Ça ressemble de plus en plus à une comédie de boulevard ou à un new French Cancan. Je me refuse cependant à trop penser, et à penser que les motivations de Mademoiselle sont d’ordre sexiste. Je suis intimement convaincu qu’il ne s’agit que d’une entreprise de dérèglement. Qu’une femme, généralement associée à l’idée de la procréation, à la perpétuation de l’espèce, aux pôles positifs des sociétés, préside à cette entreprise est en ligne avec l’inversion de ces mêmes pôles. Mais pourquoi alors cette femme, Gloria, au même niveau, subalterne, que nous ?

25. Cette question de la présence de Gloria me chipote. Un des trois anumériques (si j’y inclus Gloria qui, tout en étant la seule à avoir un nom, n’a pas de numéro) a bien voulu me faire comprendre qu’avant ma propre intégration, ils étaient sept mâles (c’est le terme qu’il a employé, mais il est un peu rustre et sans doute voulait-il signifier quelque chose à mon égard : bah !). Deux d’entre eux ont été remplacés. L’un par Gloria, l’autre, un peu plus tard, par moi. Je me dis que nous avons donc des places particulières et, pour ma part, je n’aime pas cela.

Que sont devenus les deux membres remplacés ? L’anumérique n’a pas voulu en dire plus. C’était déjà beaucoup. Les numériques, eux, ne se confient jamais. Sauf moi, à vous.

24. Combien de jours faut-il pour comprendre une situation ? Et est-ce totalement possible sans s’en extraire ?

23. Nous sommes sortis hier. Sur ordre de Mademoiselle. Nous n’avions plus vu la ville depuis un temps fou. Nous plissions les yeux rien qu’à la lumière des feux de croisement des voitures. Nous ne sortons, bien entendu, que le soir.

Nous étions sept, comme d’ordinaire. Quelle que soit la tâche, Mademoiselle nous envoie tous.

Nous avons croisé une femme d’un certain âge. Difficile d’être plus précis dans la pénombre. Mais son âge n’a aucune importance. Arrivés à sa hauteur, parfaitement synchronisés, nous l’avons massacrée à coups de marteau. Rien que de marteau.

Je n’ai rien de plus à en dire. Elle est restée étendue sur le trottoir. Enfin, j’imagine.

Nous sommes revenus.

22. Mademoiselle nous donne très peu de consignes. L’outil, une heure de départ et un temps limite, c’est tout.

Quelle est sa stratégie ? Recherche-t-elle l’impact médiatique, d’autant plus fort qu’il est impossible de dégager une ligne de conduite dans les opérations ? Peut-être. Nous ne lisons pas les journaux. Jamais. Et je n’y tiens pas. J’ai acquis un dégoût des mots. C’est pour cela que j’ai été choisi, j’imagine. Mais pourquoi est-ce que j’écris en ce moment ? Aurais-je plutôt été sélectionné parce que Mademoiselle savait que je retournerais aux mots, avec cette vieille capacité à habiller le papier, qui revient vite ? Tais-toi.

21. Qui fait la cuisine ? Rien que répondre à cela a pris du temps. Aucune prescription. Aucune envie non plus. Plutôt que de cuisiner à tour de rôle, les sept ont décidé que personne ne cuisinerait. Finalement, quelqu’un s’est décidé à le faire pour lui-même. Cela aurait été facile ou évident pour les autres de se précipiter sur lui. Personne ne l’a fait. Je mange donc mal.

20. Parfois je pense que Gloria est Mademoiselle. Non, elles ne se ressemblent pas. Ou peu. Mais est-ce suffisant pour rejeter l’idée ? Ce serait même risible. Nous en sommes arrivés à de telles possibilités de manipulation du corps que penser seulement cela est rétrograde ou absurde. Gloria peut très bien être Mademoiselle. Je n’ai vu celle-ci qu’une fois. Un des sept est venu me chercher. Je buvais à une table de café. Il m’a conduit à Mademoiselle. Cette fois, la seule, elle s’est montrée. Elle m’a paru d’une beauté inouïe. Je ne peux me détacher de l’association de la beauté et de la cruauté. Ce serait pour atteindre la première qu’il faudrait passer par la seconde. Oui, certains jours, quand je passe devant la douche, je pense que Gloria est peut-être Mademoiselle. Gloria aussi est cruelle. Et belle. Mais pas autant que Mademoiselle. La beauté se perd à être proche de vous.

19. Les crimes sont rares, vous l’avez compris. Le temps et sa subordonnée, la fréquence des actes, sont les variables que semble le mieux maîtriser Mademoiselle. En revanche, les crimes sont tous d’une violence extrême. Et il n’y a qu’eux : nous ne faisons rien d’autre à l’extérieur. Ce qui nous conduit à la violence ? Rien. Rien sinon la nécessité ressentie d’aller jusqu’au bout. Coupés de toute justification, rien ne nous retient ni nous oriente. Ce qui m’inhibait : les questions. Dans le mot tuer, simplement. Mademoiselle distille la violence, cela nous suffit. J’ai l’image de chiens dans la tête.

18. Je n’aime pas raconter les crimes. Les mots ajoutent à la cruauté ou l’atténuent. Jamais ils n’atteignent la précision qui lui est consubstantielle. Jamais, ni avant mon arrivée ici, ni depuis, je n’ai pu atteindre cette cruauté par et dans l’écriture. Je la pratique, je crois, pour cela.

17. Je m’inquiète. Le six a disparu. Si nous disparaissons les uns après les autres, ce dont j’ai soudain l’intuition, ces disparitions suivraient-elles l’ordre numérique décroissant ? Mais nous ne savons pas qui est ou a été le sept. Je suis le trois, cela a été dit entre nous. Nous connaissons aussi le deux et le cinq. Ce sont eux qui font les mauvais coups les premiers : notre avant-garde. Restent le un, le quatre et le sept. Trois parmi nous, indéterminés, anumériques, qui peuvent être, sans le savoir, l’un de ces numéros. Ou alternativement chacun de ces numéros. Est-ce Mademoiselle qui attribue, sans le dire, ces numéros ? Et ont-ils une valeur montante ou descendante ? Ainsi, le sept est-il signe d’excellence ? Ou l’inverse ?

16. Nous avons dû le déclarer il y a quelque temps déjà, en une sorte d’autocritique imposée, la seule fois où nous avons pu et dû parler à la communauté : les numériques avaient des fonctions particulières dans la vie antérieure, j’allais dire civile ou profane. Le deux était médecin et le cinq ecclésiastique : prêtre, pasteur, rabbin ou imam, cela n’a pas été précisé. Que ce soient eux qui sont notre avant-garde et nous ouvrent ainsi la voie de la violence est assez ironique. Et que ce soit moi, l’ancien écrivain, qui souligne cette ironie est significatif. Les trois numéros déclarés sont dans leur rôle. Cela m’attriste, me révolte même : je ne renaîtrai sans doute pas ici. Où et quand alors ? Le six, qui a disparu, n’a jamais dû révéler son ancienne profession : je l’imagine militaire. Il est difficile d’échapper à la raison, même pour faire émerger l’irraison.

15. Bon, c’est clair : Mademoiselle est Gloria. Et vice versa. Il m’a fallu du temps pour deviner cela. Mais je suis sûr également que Mademoiselle a longtemps aspiré à cela : se mettre au niveau de ses sbires, de ses hommes d’action. Le sept (déclaré ou non) qui a été éliminé avant mon arrivée l’a été pour laisser la place à Mademoiselle-Gloria. Mademoiselle n’a repris son rôle et son apparence qu’une fois, pour me recruter et m’accueillir. Ce n’est pas pour autant qu’elle a repris le numéro sept, ni que ce sept était annoncé comme tel. Au contraire, Gloria se bat comme les autres anumériques pour acquérir un numéro, se faire une place. Nouvelle, sous le soleil noir de l’irraison attendue. Et il n’est pas sûr qu’elle survivra. Dans ce cas, l’un de nous héritera de l’organisation sans rien savoir de ses buts. C’est peut-être cela que Mademoiselle-Gloria veut. J’espère ne pas être celui-là. J’ai de plus en plus peur. Le soir, maintenant, Gloria m’invite à passer la voir dans sa chambre. J’y pénètre. Je m’assieds sur le lit et la caresse longuement en lui racontant des histoires. Elle ne risque – ni ne peut espérer – que les mots.

14. L’impuissance est-elle inhérente à l’écriture ? Je serais tenté de le croire. Entre elle et le crime, en revanche, il y a un pont. Au-dessus du vide. Du vide sexuel.

13. Le deux est malade ce matin. Une jaunisse, m’a-t-on dit (qui ? Je ne me souviens plus et ne veux me souvenir de tout). Où l’aurait-il attrapée ? On prétend qu’il aurait mordu un vagabond dans la rue. Mais quand ? Serait-il sorti seul ? Sans ordre de mission ? Ou serait-il tombé dans un piège : croire à une mission spéciale que lui seul accomplirait et où il se serait perdu. Mademoiselle a la subtilité de son corps. Et ce couloir tordu de nos chambres de bonnes devient de plus en plus un couloir de la mort. Dead number walking…

12. Un des anumériques dit que nous sommes des nains. Des nains au service de Blanche-Neige. Il me rappelle les multiples pastiches, y compris pornographiques, du conte. Et il rit grassement en disant cela. Celui-là ne fera pas long feu. Je crains que Mademoiselle-Gloria n’apprécie pas d’être comparée à Blanche-Neige. À moins, bien sûr, que tout ceci ne représente qu’une vaste vengeance de Mademoiselle-Gloria-Blanche-Neige contre une société marâtre. Bof… J’ai trop de culture.

11. Autre chose, en passant : les bonnes n’ont jamais été désignées telles parce qu’elles auraient été intrinsèquement bonnes ou parce qu’elles faisaient (le) bien. C’était un terme d’affection accordé par les maîtres. Nous sommes les bonnes & la merci de Mademoiselle (je n’ose, ici, penser à Gloria).

10. On s’est beaucoup penché sur les nombres parfaits. Sauf chez Pythagore, peu sur les nombres imparfaits. Les manques numériques. Pourquoi, alors qu’on ne cesse de pourchasser l’imperfection des mots et des textes ? À les mettre en compétition d’une langue à une autre. Il n’y a que les mathématiciens pointus pour préférer un système numérique à un autre. Vous n’entendrez jamais un péquenot vous dire que le douze ne reflète pas convenablement la réalité, alors que le premier illettré venu vous susurrera que le mot lavande convient mieux à la couleur de votre mur que le mot lilas. Mais quel mur ? Et quelle réalité ? Les chiffres se suffisent à eux-mêmes. On ne les remplace pas. On les supprime. Je commence à comprendre Mademoiselle.

9. Hier soir, sans doute pour réactiver son mythe, elle nous a convoqués. Pas ensemble, évidemment. À tour de rôle. Et sans se montrer : elle était assise dans un fauteuil Voltaire dont on ne voyait que le dos. Quand cela a été au tour de Gloria, le précédent a frappé à sa chambre puis a réintégré la sienne. J’ai entendu des pas dans l’escalier. Des pas qui descendaient chez Mademoiselle. Comment s’arrangent-elles, ces deux-là : Mademoiselle et Gloria ? N’y en a-t-il qu’une seule qui cherche à tromper tous les autres ou joue(n)t-elle(s) entre elles le jeu du double ? Se ser(ven)t-elle(s) d’un miroir ? Qui est alors qui ? Gloria est-elle Mademoiselle ou est-ce l’inverse ? Qui séduit et maîtrise l’autre ? Ceci n’est que le produit de mon imagination, bien sûr. Toutefois, un soir, je me suis endormi sur le lit de Mademoiselle-Gloria. Quand je suis sorti de ma somnolence, j’ai entendu des murmures, une conversation à deux voix. Pourtant, dans la chambre, hormis moi, il n’y avait que Gloria. Ou Mademoiselle. Choisissez.

8. Un des anumériques s’est volatilisé à son tour. Cela réduit notre groupe à cinq membres : deux anumériques (dont Gloria) et trois numéros (le 5, le 3, c’est-à-dire moi, et le 2 qui est mal en point). Quand les autres seront persuadés qu’il y a élimination progressive, certains tâcheront de se défendre et d’éliminer les premiers.

7. Ce que je craignais est arrivé sans tarder. Ce soir, nous avons été envoyés en mission. Arrivée à destination, une garderie, Gloria a fait mine d’attaquer la première, puis s’est écartée. On a alors vu le cinq s’élançant sur elle et la manquer. Gloria lui a planté son long sabre japonais dans le dos. Étonnant : elle n’a aucun intérêt à cela : quand elle n’aura plus de rivaux, elle ne pourra plus rien prouver.

6. Il m’a paru évident de numéroter ces notes à l’envers. Nous ne sommes pas dans une entreprise de construction, je l’ai assez dit. Ni le groupe, ni moi-même. Il ne s’agit pas de commencer quelque chose, mais de le clôturer. D’où ce compte à rebours. Mais vers quoi ? Qu’y a-t-il au bout, hors mon silence que j’accepte et souhaite ? Ma propre décomposition, je suppose.

5. Je sais que vous vous posez une autre question : ai-je choisi le nombre de notes en fonction de la fin ? On établit un compte à rebours quand on connaît la fin. Ce n’est pas mon cas. Alors ? Alors rien. Je me pose moi-même la question… Comme si quelqu’un lisait au-dessus de mon épaule et ajustait le déroulement des faits en fonction de ce que j’écris, de mon rythme surtout. Oh ! Non ! Tout ce que j’ai fui : la fausse puissance des mots. Leur prestige usurpé.

4. Les événements, de fait, se précipitent à mesure que ma réserve de notes possibles s’épuise. Le dernier anumérique, à l’exception de Gloria, a été trouvé pendu dans sa chambre. Et le coma du deux est assez avancé pour le considérer cliniquement mort. Ce qui, cependant, me réjouit : leur disparition me fait perdre mon rang de trois. Je suis enfin devenu un anumérique. Le plus indéterminé possible : c’est ce à quoi j’aspire depuis que j’ai compris que je ne saisirais pas le monde et souffrirais à jamais de ce désir inassouvi.

3. Je me suis introduit dans la chambre de Gloria, fort de ma nouvelle identité d’anumérique. Comme elle, pensais-je. En parfaite égalité. Deux anumériques l’un en face de l’autre. J’allais me rendre à elle, lui signifier ma parfaite allégeance. Elle pourrait disposer de mon corps comme elle l’entendait. Me faire tuer ou me tuer, selon son bon plaisir. Elle a souri. À la fois en une invitation à la rejoindre et en un parfait mépris. J’ai compris alors (j’allais dire : comme d’habitude, et je devrais) que j’avais eu tout faux. Il ne s’était jamais agi, dans ce couloir où nous avions vécu tous ces mois, d’une suite de nombres ordinaux, de rangs. Les anumériques avaient été, tout au long, les vrais sbires, les bonnes à tout faire, et n’avaient jamais eu aucune chance d’avoir une place précise. Et les trois numéros assignés au départ avaient conservé leur rôle, détourné, inversé pour les autres que moi, mais fixe. Les numéros n’avaient été là que pour les désigner autrement que par leur nom, par un numéro entre un et sept. Ce qui comptait, c’était la fonction. Je garderais jusqu’au bout celle de commentateur, mieux ou pire : de maître des mots. Moi qui rêvais d’être esclave, de m’aliéner parfaitement.

Gloria, quant à elle, était montée à l’étage des bonnes, non pour se fondre dans la masse, mais pour prendre sa place, face à moi, à m’attendre, comme elle le faisait tous les soirs dans sa chambre.

Mais comment a-t-elle pu croire que je formerais un couple avec elle : celui de l’action pure, pure dans sa cruauté, c’est-à-dire dans son non-sens même, et celui des mots, censés leur donner sens et rythme ? Alors que mes mots ne cherchent qu’à se fondre dans les actes, comme moi-même je rêve de m’immerger tout entier en une femme, de remonter le temps, jusqu’à ma naissance et avant elle. De devenir un infans, celui qui ne parle pas.

Je me suis approché de Gloria. Gloria que j’ai tant aimée, je m’en rends compte, pour ce qu’elle contenait d’espoir pour moi, cette béance qui m’absorberait de ses lèvres féminines. Dans son ventre couleur de lait, telle une page blanche, j’ai enfoncé la lame. Du sang, pourpre je pense, a coulé de sa peau. Elle continuait à sourire. Elle était enfin cruelle. Tout à fait cruelle. J’étais sa victime. Elle allait mourir et j’allais devoir survivre.

L’irraison pure n’existe pas. Je porte désormais, jusqu’à la fin, le poids de la raison imparfaite. Je n’irai jamais ni au-delà ni en deçà du numéro trois.

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