Grande Représentation Énergétique Thuriféraire Analogique

Hermine Bokhorst,

Il est vrai que depuis toute petite, j’avais la sensation de présences invisibles. Comme une langue d’énergie qui venait lécher mon dos, le soir, dans mon lit, quand toute la famille dormait. Un truc glaçant sortait du néant de la nuit. J’imaginais que les morts tentaient d’entrer en contact avec moi, ce qui me faisait flipper de plus belle. Des morts ? Tous les vieux que je connaissais étaient encore bien vivants. Mais qui donc voulait me dire un truc ? Une copine, dont les grands-parents habitaient un château, un vrai, un lieu qui craque où plein d’âmes errent en peine, m’a alors expliqué qu’il suffisait de signifier aux entités que je n’étais pas prête à recevoir un message et que les tentatives d’approche cesseraient. La nuit suivante, c’est ce que j’ai fait. Et la ligne paranormale a été coupée. Tùùùùt.

Mais je gardais une grande sensibilité. Lorsque quelqu’un en chair et en os se sentait triste, hop, je chopais son émotion. Même s’il s’agissait d’une vieille dame qui traînait son sac à roulettes de l’autre côté d’une nationale grondant de trafic. Cela pouvait être dérangeant, quand tout à coup dans la file du supermarché, alors que je me sentais plutôt de bonne humeur, il me prenait l’envie soudaine de dévisser la tête de la caissière toute souriante. Il fallait alors identifier une source externe à ce revirement drastique de mon état intérieur. Ah, oui le gars, là, tout crispé sur son caddie rempli de produits sains et pas chers, il semblait de très, très mauvais poil… Et la sensation désagréable s’évanouissait. Une émotion fantôme.
Puis, un jour, quelque part dans les absolus de l’adolescence, j’ai franchi le mur de l’invisible. Je voulais aider une amie, ou peut-être voulais-je juste faire l’intéressante, je ne le sais plus précisément, au moment où j’écris ces lignes. À l’époque, sous l’arbre à confidences, le vieux chêne tordu planté sur le chemin de l’école, ma copine m’avait expliqué que le fiancé de sa sœur avait eu un accident et se trouvait dans le coma. Il était moniteur de deltaplane et surfait sur les nuages quand un petit avion téléguidé l’a heurté en pleine face. Il a dévissé. Il s’est écrasé sur un lit d’hôpital. Un corps maintenu en vie par des machines. Une carcasse aux abonnés absents. Sous l’arbre, j’avais évoqué ma capacité à ressentir des « choses » d’une autre dimension. C’est alors qu’Agathe m’a challengé d’appeler l’esprit de son beau-frère. La nuit, dans le silence de ma chambre, je ne sais trop comment, j’ai rebranché la ligne, la trouille au ventre. J’avais promis, je n’étais pas une lâche. Pendant que j’essayais de calmer le galop de mes pensées, je me sentais gagnée par un grand froid. Comme si mes muscles gelaient. Un poids énorme sur ma cage thoracique. Je n’arrivais plus à respirer. J’allais étouffer, paralysée. AU SECOURS ! J’ai hurlé dans ma tête. Pourtant, ma mère s’est précipitée dans ma chambre « ça va ? ». Elle n’avait jamais fait ça. Jamais. Même quand elle m’entendait dégueuler tous mes boyaux après mes premières expérimentations avec l’alcool. Un nouveau souffle m’a permis de murmurer :
— Je t’ai appelée M’man ?
— Non !
— Pourquoi es-tu dans ma chambre ?
— Je pensais qu’il était arrivé quelque chose…
— Tout va bien, t’inquiète !
— Bonne nuit !
Tu parles ! J’ai failli rester dans l’invisible ! Le matin, devant le grand chêne, Agnès m’a annoncé que le Jules de sa sœur était mort étouffé. Ses poumons avaient lâché. C’est à partir de là que j’ai commencé à faire des recherches. C’était vraiment trop dingue ! J’étais peut-être devenue schizophrène, c’est à l’adolescence que cela se déclenche ces trucs-là. Seize ans toutes ses dents mais la tête fout le camp ! La perception de soi comme une densification du grand tout, une précipitation moléculaire momentanée qui attend la dissolution. Une paroi dedans-dehors poreuse. Un percolateur d’émotions. Quelques fibres au fond de moi s’opposaient formellement à l’explication surnaturelle des événements et vraiment, je ne voulais pas être foutraque. Je me suis mise à lire, plus tard à googler. Toutes les réponses me semblaient binaires, simplistes ou dogmatiques. Je n’osais pas trop aborder la question et sortir de la réalité normée. Pourtant, à chaque fois que j’arpentais discrètement les travées d’un salon de la voyance à la recherche de similis grimoires pour Bitch-Witches du XXIe  siècle, il y avait toujours quelqu’un qui se plantait devant moi, ou me prenait la main, en disant : « Tu es médium ! ». Ouais bon, ça me fait une belle jambe ! Pourquoi ça m’arrivait ce truc ? C’était déjà assez difficile de gérer les crises quotidiennes sans que les succubes ne s’y installent. Je n’avais pas envie de croire que j’étais branchée sur le wifi des anges ou les baffles des démons. Je devais savoir. Commencer par le commencement. Il fallait remonter les vaguelettes pour arriver à l’impact du caillou dans la mare. Retrouver le moment où le miroir d’eau trouble l’image calme du ciel. Retourner au-dedans de moi, plonger dans les racines. Tourner les pages de l’album familial à l’envers. Pas frénétiquement, au gré des indices et des envies. Je pouvais me passionner pour toutes sortes de sujets en avançant en pointillé sur ma carte du monde.
Aujourd’hui, j’ai installé mon labo-bureau dans l’ancien pigeonnier jaune au fond du jardin peuplé d’oiseaux. Les oiseaux, cela ne questionne pas et mon mari me laisse tranquille dans ma bâtisse hors espace-temps tapissée de livres, reliée au monde par une bécane ultra-puissante. Je m’y glisse de temps à autre. Tiens au fond, c’est quoi le féminin de geek ?
En ce jour, je me passionne pour un nouveau sujet : GRETA THUNBERG. Elle a l’âge de mes premiers questionnements sur les frontières. On la dit Asperger. Elle ressemble à un test de Rorschach réveillant les métaphores assoupies. Mais qui est-elle vraiment ? Je poste la question à la boîte noire de mon cerveau en feuilletant distraitement les recherches généalogiques sur mes ancêtres. À plus d’un demi-siècle, je me connais. Si j’interroge directement mon ordinateur mental, il plante, incapable d’absorber la rafale de sous-questions. Je finis malade, comme si je m’étais saoulée à mes propres pensées. Je ruse alors, lançant la machine sur une question que je rends anodine en m’intéressant immédiatement à autre chose. Le disque dur continue à travailler à mon insu et il arrive qu’il me propose des connexions originales.
Je me concentre sur un ancien sujet de recherche : une éventuelle malédiction familiale. Instantanément, je suis replongée dans mon état émotionnel de l’époque. Quand je n’arrivais pas encore à filouter mon cerveau. C’est tendu, lourd, mes pensées hurlent dans ma tête sur un rythme de djembé en transe. Mon nom de famille étant rare – il sonne comme une gorge qu’on racle suivie d’un gros crachat – les recherches s’étaient simplifiées. J’avais découvert que mes arrière-arrière-grands-­parents souhaitaient absolument un fils qui devait s’appeler Jean-Henri, comme mon père. Du moins, les registres de l’état civil du bled de Gueldre, semblaient l’indiquer. À chaque Hendrik-Jan mort-né, succédait un autre Hendrik-Jan, Jan-Hendrik ou Hendrikus : 7 fois ! Quel acharnement ! La légende familiale racontait qu’un noble très riche sans enfants s’était adressé à un des ancêtres fermiers lui proposant d’appeler son fils Piet comme lui, il hériterait de sa fortune. J’avais découvert aussi que l’église d’Almen était située sur une intersection du réseau Curry. Un haut lieu vibratoire. Était-ce pour cela que les corps enterrés sous la nef se sont momifiés ? Le fil ? Une pelote de laine attrapée par un chat. Plein de mystères, peu de réponses. J’avais glané aussi les miettes d’histoires de fantômes dans la région.
Oui, c’est la proximité d’Halloween qui m’a sans doute guidé vers cette diversion précise.
J’ai cru avoir retrouvé ce fameux Piet ou du moins son manoir. Le lieu serait hanté. Évidemment. Les différents habitants de l’endroit ont décrit en superlatifs la peur qui s’invitait dans leur foyer. Portes qui claquent. Bougies qui vacillent. Enfants qui tombent mystérieusement malades. Étais-je, par un étrange effet Larsen, connectée à ces événements ? Est-ce ça qui laissait penser aux paranormaux que je possédais le don de médiumnité ?
La résolution m’a fait éclater de rire. Le dernier élément trouvé était l’interview d’un pasteur exorciseur qui avait visité le manoir. Dans un long entretien publié dans le journal de Gueldre, il explique : Les fantômes n’existent pas. Les phénomènes perçus ne sont que la manifestation de la culpabilité des habitants de la maison. Une matérialisation des regrets en quelque sorte.
À cet instant, le sens tombe. La boîte noire, divertie, a proposé une réponse.
J’ai résolu l’énigme Greta. Elle est un de ces fantômes. La forme qu’a prise la conjonction des mauvaises consciences de millions d’humains adultes. Greta menace, Greta fait peur. Une Poltergeist générée par le remords. Une dame blanche des carrefours qui apparaît pour avertir de l’accident à venir ou pour le provoquer. Certains ont cherché à conjurer l’angoisse en manifestant pour le climat. D’autres l’ont nié avec colère en se drapant dans leurs titres et la dignité d’adultes qui pensent avoir tout compris…
— Chérie ?
— Oui, Loulou d’Amour !
— Tu as oublié tes médocs !
— J’arrive !

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