Graver dans la durée

Philippe Jones,

Rembrandt est tout entier dans ses eaux-fortes […],
difficultés de rendre l’impossible, réalités dans le rien…

Eugène Fromentin

Noir et blanc, le blanc, le noir, et toutes les nuances, tous les indices, qui les séparent et, dès lors, les réunissent. Le jour, la nuit, et les heures d’existence entre l’être et l’inconscient. Il puisait, dans les souvenirs et la découverte de la chose vue ou de l’événement imaginé, une vision de même esprit et de même langage. Guidé par une même volonté de dire, que ce soit le Golgotha ou Bethsabée.

Toute forme est vie si elle naît du désir. Tout son est vital s’il répond à l’urgence. Il hésitait entre la représentation, le signe visible de la tache et du trait, et l’évocation scandée, voire modulée, la dictée d’une mélodie comme une note que l’on tient et qui vibre en plénitude. Dans l’obscur où un escalier s’enroule vers la hauteur à la recherche d’un intemporel, dans l’étreinte qui saisit l’adéquation de deux corps.

Le crayon levé, à sa table de travail, le coude à la lumière, il écoute et regarde fixement devant lui. Est-ce un bruit qu’il a entendu ou la concentration qui éveille un signe, une idée ?

Il a quarante-deux ans, la vie s’écoule avec ses heurs et malheurs, le bien-être et la chance qui fut, et toujours la recherche et ses questions.

Et il se dit : « Il faut saisir l’instant avant qu’il ne soit plus, traduire l’impression ».

La rapidité d’un paysage, noté en quelques lignes, possède deux siècles d’avance, mais marque son temps par la forme griffée des chapeaux d’un couple accoudé au pont de Six.

La reprise tout en lenteur, en effacement, d’une Crucifixion, par contre, s’impose. « Il faut creuser encore, se dit-il, estomper, reprendre ».

Ces Trois Croix, où la douleur de la Vierge sera à peine visible sous les bras de saint Jean qui se lèvent en vain, où le larron de gauche sera biffé de noir parce qu’il fut trop mis en valeur, où l’on voit que « tout est consommé », où ne reste clairement lisible, entre la densité de l’ombre et les jets de lumière, que le face-à-face du Christ et d’un cavalier d’un autre siècle et d’un autre lieu, comme la confrontation du spirituel et du temporel, l’opposition de la nudité et de l’apparence.

Toutes ces images le hantent, lorsqu’il se lève et, mû par un pressentiment, tel Faust, voit s’inscrire dans le jour de la fenêtre l’énigme du chemin à suivre, une inscription cabalistique. Cette présence n’est-elle pas celle dite de l’inspiration, celle qui permet au créateur, par magie diront certains, ou par accueil disponible, de trouver la voie par laquelle il va créer ?

La réponse à sa quête éclate soudain, venue d’ailleurs ou projetée, forme mentale à laquelle il faudra encore donner un visage ou un sens.

Ainsi se formulent les eaux-fortes, pointes sèches et burins du maître, mordant, incisant des paysages, des expressions physionomiques, des scènes religieuses, mais aussi le grand mystère de l’homme et de la femme, de celle-ci, couchée nue, vue de dos, enveloppée d’ombre sur un drap clair, que l’on surnomma alors la Négresse pour sa couleur de peau, mais qui, caressée des yeux, doucement hachurée pour que les formes s’affirment dans la pénombre, s’imposent au désir comme l’unique réponse au désir d’exister.

Il ferme à moitié les yeux pour revivre alors la plénitude que, seul, révèle l’imaginaire, lorsque celui-ci nourrit la présence du réel.

Partager