L’orgue de Barbarie

Jean Jauniaux,

Cette année-là, chaque jour de la semaine, j’empruntai pour rejoindre l’école un train qui faisait halte au quai numéro quatre de la Gare Centrale. Il s’immobilisait dans le frémissement du wagon et la plainte des roues dont les souterrains amplifiaient la langueur et devaient faire trembler Bruxelles. Comme des fantômes, les passagers, arrivés à destination, disposaient de quelques minutes pour descendre et céder la place à ceux qui débutaient ici leur voyage.

Enfant solitaire, je me tenais toujours à la même place, du même wagon toujours vide, en queue de convoi. Le front appuyé sur la vitre, je rêvassais comme tous les gamins ensommeillés qui auraient vendu leur âme pour quelques secondes de plus à languir, au fond de leur lit, dans la tiédeur de l’aube paresseuse.

J’essayais comme tous les matins de maîtriser l’angoisse qui me nouait l’estomac. Hélas. J’en étais bien incapable.

Jamais elle ne s’apaisait. Seule variait l’intensité de cette douleur aussi sourde que moi j’étais muet à son propos. À qui en aurais-je parlé ? À mes tortionnaires ? Ils en auraient bien rigolé. À mon père ? Je n’osais pas ajouter ce chagrin-là à tous ceux qu’il me semblait porter déjà depuis la mort de maman.

«Ta mère», comme il disait.

Sur l’échelle sismique de l’angoisse enfantine, la mienne ne descendait jamais en dessous de huit degrés sur dix. Une de ces cotes que je ne parvenais jamais à atteindre sur mon bulletin. Parfois même une anxiété plus prononcée faisait exploser ce « terreuromètre » imaginaire. La peur née du souvenir trop aigu des brimades de la veille, l’ombre tenace d’une menace de vengeance proférée par un plus grand, ou bien une leçon à laquelle je n’avais, une fois de plus, rien compris, suffisaient à nourrir, sans jamais le rassasier, l’effroi que m’inspirait le jour à venir.

Le train s’immobilisait le long du quai souterrain à la même heure chaque matin : 06h46. U en repartait à 07h01.

Je n’ai jamais compris pourquoi il ne bénéficiait pas d’un horaire plus facile à mémoriser. Il aurait pu par exemple arriver à 06h45 et repartir à 07h00 précises. Parfois cette observation m’occupait l’esprit, comme un jeu de patience, pendant ce faux quart d’heure que je consacrais à méditer sur l’enchaînement de conséquences qu’aurait entraîné un nouveau calibrage de l’horaire de mon train. Les employés qui l’empruntaient le désignaient depuis des années en lançant pour les saluer à leurs collègues, partenaires infatigables de manille: «Tu prends le sept heures une?» Ou alors, ils se fixaient rendez-vous pour poursuivre la partie : «À demain! Dans le quarante-six!».

Pour m’occuper l’esprit, j’imaginais les bouleversements que cette petite minute d’avance aurait pu provoquer dans l’enchevêtrement des rails qui s’élançaient depuis la Gare Centrale de Bruxelles vers toutes celles du pays. Dans chacune d’entre elles, il faudrait tenir compte de ma petite minute de simplification. La rêverie me portait alors vers des calculs d’une complexité paradoxale pour le cancre que j’étais, comme en témoignaient les remarques ironiques de mes professeurs qui ne manquaient jamais de commenter mes performances devant la classe hilare.

Le temps passait ainsi plus vite. Le nœud dans l’estomac semblait même se laisser distraire par mes divagations ferroviaires. J’en oubliais parfois l’envahissement de tristesse qui me gagnait quand j’entendais, dans les autres wagons, les rires des écoliers ou des étudiants qui se taquinaient en toute aménité. Je voyais alors dans le reflet de la vitre une version souriante de mon visage qui me surprenait comme une consolation à travers les larmes de pluie que le vent faisait glisser sur les paysages obscurs.

*

C’est en mars que je rencontrai Rembrandt pour la première fois. Il faisait glacial ce matin-là. Les vitres étaient couvertes de givre et je faillis ne pas le voir lorsqu’il s’extirpa de l’abri de fortune qu’il s’était aménagé, au bout du quai, à hauteur exacte de l’entrée du souterrain où la fenêtre de mon wagon s’immobilisait. Rembrandt était un clochard rond, barbu, joufflu. Plutôt souriant, du moins quand il me vit l’observer à travers la vitre dont j’essayais d’ôter le givre en autant de gestes qu’il prit pour des saluts que jamais l’enfant timide que j’étais n’aurait oser lui adresser. Lorsque je pus enfin le voir à travers le hublot, il me faisait de bons signes d’amitié, tout en sourires, en joie, en bonne humeur.

Pourtant, il venait de se lever quand mon train arrivait. Les yeux encore rougis de sommeil, de vin aussi sans doute, son air hirsute en disait long sur l’inconfort de l’abri qu’il s’était fait dans un dépôt d’outils, oublié depuis belle lurette par les ouvriers des Chemins de Fer. Ce qu’il avait pris pour un salut de ma part lui avait autant réchauffé le cœur que moi lorsqu’il y répondit. Les bonheurs naissent parfois de malentendus salutaires, comme les amitiés. Et nous devions en être bien dépourvus, lui comme moi, pour souhaiter ne pas le lever et continuer à faire « comme si ».

La première fois que je le vis, il était en train de donner des morceaux de pomme à un petit singe affamé et tremblant de froid qu’il tenait sous son manteau. Du singe on ne voyait que la tête et, de temps à autre, une main minuscule qui venait s’emparer des morceaux de pomme. Une cordelette était nouée au bracelet rouge qui ornait son cou gracile.

Nous continuâmes de nous faire des signes: je lui montrai mon cartable, il tapait dans les mains pour me dire qu’il faisait froid, puis le petit singe effectua de la main un salut «chapeau bas» en faisant une révérence parfaite avant de s’engouffrer dans le manteau de son maître. Ce fut notre premier échange. J’essayai de lui faire comprendre, avec force mouvements de la main et du bras, et même en inscrivant «À demain» dans la buée qui ne cessait de se reformer sur la fenêtre, que je serais là chaque jour et que je serais heureux de le saluer à nouveau.

Je fus particulièrement inattentif en classe ce jour-là. J’avais un ami! Mieux: un ami secret, que personne ne pourrait m’enlever, que personne ne connaîtrait. Mieux encore : un adulte, un artiste, un homme libre, qui vit dans les souterrains. Je lui inventais déjà une vie d’aventures épiques, de gloires fanées, d’injustices cruelles aussi, celles qu’il avait dû subir pour se retrouver ainsi, seul, abandonné de tous sauf de son petit singe savant. Et il me raconterait un jour, puisque j’étais son seul ami.

Jamais je n’eus autant de hâte à me préparer pour l’école que le lendemain. Dans la gare de village où je prenais le train, je trépignais un bon quart d’heure avant le départ. Dans mon cartable, j’avais mis des biscuits pour le singe et du chocolat pour mon ami.

06h46. Ils étaient là. Ils s’étaient levés plus tôt qu’hier. Mon ami n’avait pas l’air fripé de la veille. Le singe était revêtu d’un habit rouge et or et coiffé d’une perruque blanche comme celle des musiciens de l’ancien temps que je voyais sur les pochettes de trente-trois tours aux vitrines des disquaires.

Je me tenais sur la plate-forme. J’avais ouvert la porte et leur tendais les biscuits et le chocolat. Le temps était compté ! Quelles me semblaient courtes ces maudites minutes qui permettaient d’accrocher à notre convoi quelques wagons supplémentaires venus du Nord du pays ou d’effectuer je ne sais quelles manœuvres qui secouaient le train ! Je souhaitais quelles se prolongent indéfiniment !

— Lui, c’est Mozart ! s’exclama mon ami en désignant le singe.

— Je m’appelle Jean.

— Enchanté ! Moi c’est Rembrandt ! ça rime !

Rembrandt me raconta qu’on l’appelait ainsi à cause de sa barbe et de la ressemblance avec un autoportrait du peintre qui ornait la carriole qu’il trimbalait de ville en ville. Il me dit aussi qu’il ne peignait pas, mais qu’il écrivait des chansons. Il les déclamait «accompagné par Mozart».

Coup de sifflet.

Les portes se referment.

Le train s’ébranle tandis que nous échangeons, le chansonnier, le singe et l’écolier de grands signes d’affection.

Nous nous sommes ainsi rencontrés, chaque jour, pendant le reste de l’année scolaire. Depuis cette première rencontre dans l’hiver tardif du mois de mars jusqu’à ce triste jour de juin dont il ne vit pas le lendemain.

*

J’ai retrouvé, dans des cartons de vieux papiers, les chansons qu’il recopiait à mon intention sur des feuilles arrachées de mes cahiers. Feuillets salis de cambouis, de graisse, de vin. L’une d’elles me tient à coeur plus particulièrement. Nous l’avions écrite ensemble, un jour de printemps.

Rembrandt, Mozart et moi commencions nos journées respectives par ce fugace rendez-vous de quinze minutes sur le quai de la Gare Centrale. Le chef de quai nous observait du coin de l’œil et ce brave homme me faisait un petit signe complice pour que je remonte dans le wagon avant qu’il ne lève le drapeau et ne siffle le signal du départ.

J’avais décidé de faire l’école buissonnière et de passer une journée avec mes amis. Je ne me souviens plus aujourd’hui de ce qui m’a poussé à réaliser ainsi un acte aussi grave, et de l’avoir assumé sans le moindre scrupule ni assaut de mauvaise conscience. J’avais décidé de m’offrir un jour de liberté, de passer une journée dans le soleil de cette fin de printemps qui nous mettait, mes amis et moi, de bonne humeur. Personne n’aurait la possibilité d’alerter mon père avant que je ne sois rentré. Peut-être à l’école ne prêterait-on pas attention à mon absence. Un condisciple malchanceux ferait office de souffre-douleur.

À 06h58 je bondis du train et rejoignis sur le quai mes compagnons qui préparaient leur tournée. De la cabane à outils, mon ami sortit son instrument de travail: un vieil orgue déglingué, dont les couleurs, vives naguère, s’écaillaient et laissaient apparaître un bois vermoulu. À l’aide d’une manivelle il faisait défiler des cartons perforés, recollés avec des bouts de papier collant, qui faisaient résonner des crincrins dont les notes avaient ressemblé il y a longtemps à de la musique.

— Mon répertoire entier est consacré au grand Mozart!

— C’est pour cela que tu as habillé le singe ainsi ?

— C’est surtout pour cela qu’il s’appelle Mozart!

Après s’être assuré une fois encore que je ne mentais pas en lui prétendant que c’était jour de congé à l’école et que mon père était au courant de notre escapade, nous escaladâmes les escaliers de la Gare Centrale et nous nous dirigeâmes vers la Grand Place. À intervalles réguliers, Rembrandt s’arrêtait, installait son orgue, et Mozart se dandinait au son de la musique.

Parfois, mon ami lisait de sa voix grave des poèmes de sa composition. En général, il s’agissait de complaintes déclinées autour du thème unique de la survie: «À votre bon cœur… » était la phrase qui revenait le plus souvent.

Nous nous installâmes sur un banc du parc pour avaler le pique-nique que j’avais préparé la veille avec tout ce que mon père avait laissé de notre souper silencieux : omelettes, pain, fromage. J’avais aussi subtilisé une bouteille de vin dont j’avais transvasé le contenu dans ma «gourde» cabossée qui aura, des mois après, encore un arôme de Bordeaux.

— Tu veux qu’on écrive une chanson ?

— Et comment !

 

Il sortit de sa besace un cahier d’écolier, et commença à écrire quatre vers qu’il me donna à lire.

« Passant pressé tu croises mon chemin,

Tu fuis mon regard avec dédain,

Et moi, charlatan, je tends la main Et moi, triste c’est cela mon destin »

— À toi maintenant, tu écris la suite. Essaie la rime, écoute le nombre de pieds, prononce la phrase à voix haute…

« Passant pressé tu croises mon chemin,

Tu trébuches, tu hésites, mais en vain Tu ne verras pas du manchot la main Et je détourne mon visage du tien»

Il déclama les deux strophes, la main droite sur le cœur, le bras gauche tendu devant lui à bonne distance pour que ses yeux déchiffrent le texte. Des passants s’arrêtaient devant notre théâtre improvisé. Il est vrai que nous devions avoir hère allure dans l’allée du parc, le clochard, le singe et l’écolier, droit sortis d’une imagerie d’Épinal. Une vieille dame s’arrêta, écouta «ma» strophe, ouvrit un petit porte-monnaie dont elle extirpa une pièce dorée quelle nous présenta comme un prêtre l’hostie, avant de la laisser tomber dans le petit panier d’osier que lui tendait Mozart.

— Tu vois, Jean ! ça marche ! Bravo ! On continue. À moi la prochaine strophe…

« Passant pressé tu passes ton chemin,

Des rails, je reste immobile riverain.

À jamais au bord du quai entre deux trains

De cartons gelés je fais un maigre couffin»

J’aurais voulu que le temps s’arrête sur ces instants dont je conserve encore aujourd’hui la nostalgie indélébile des événements qui nous fondent. Mais l’heure tournait. Je devais rentrer. Rembrandt et Mozart me raccompagnèrent à la gare où je m’engouffrai dans un train.

*

Le lendemain, sur le quai, Rembrandt me tendit le cahier.

– Je te l’offre! J’ai recopié tes strophes et j’ai essayé d’achever le poème.

J’ai dévoré le poème.

Le dernier de Rembrandt.

Lorsque je le relis, je comprends combien il était tragiquement prémonitoire.

« Passant pressé tu nargues ton destin.

Tu te hâtes ! Crains-tu donc à ce point

Dans ta course vers l’horizon incertain

Ce visage clandestin, ton miroir sans tain ?

Passant pressé tu t’enfuis mais en vain !

Tu sais pourtant l’absence de lendemain

Tu sais : le sablier se vide grain à grain

Là bas au loin sonnent les tocsins…

Et te voici. Enfin tu me tends la main Et te voici, mon frère… qui tend la main !

Avec moi tu vois ces passagers hautains Tu guettes un sourire, un regard en vain Ils sont en route vers leur gagne-pain Et toi, tu entraves leur chemin !

Crève la faim ! Chien ! Vaurien !

Et toi, tu engorges leur festin !

Ils sont loin, si loin Les bons, les anciens Les Samaritains. »

*

Le lendemain était mon dernier jour de classe.

Le train s’arrêta le long du quai numéro quatre de la Gare Centrale. Au lieu de Rembrandt et Mozart, m’attendaient le chef de quai et une femme à côté de lui.

Ils me firent gentiment signe de descendre. Était-ce parce que j’avais fait l’école buissonnière ? Était-ce donc un crime si grand qu’il me valait la présence de deux gendarmes que j’aperçus alors, sortant du souterrain où Rembrandt rangeait l’orgue de barbarie ?

La femme s’inclina vers moi.

— Tu ne verras plus Rembrandt. Des bandits l’ont agressé. Le chef de quai me disait que tu étais son ami, alors je

voulais t’attendre pour te l’annoncer. Je suis psychologue. Il est mort.

— Et Mozart ? Qui va s’en occuper ?

— Mozart ?

— Le petit singe…

Une ombre traversa le regard de la femme. Dans cet obscur abysse de l’œil, je devinai, jaillissant de je ne sais quelle mémoire des temps anciens, que des barbares étaient venus.

On avait prévenu mon père. Il s’approcha du groupe que nous formions autour des débris de l’orgue, il me prit la main.

Le soir, je lus dans les journaux les détails, la torture, l’agonie… Mais j’avais deviné cela. Je l’avais vu dans le lac noir des yeux de cette femme au visage si bon, si doux, quelle avait approché de l’apocalypse lorsqu’elle avait découvert le cadavre mutilé de Mozart et celui de Rembrandt qui semblait vouloir le réchauffer.

Les barbares, pour l’intimider, avaient torturé le petit singe devant lui. Ils l’avaient menacé de lui faire subir le martyre auquel ils s’étaient livrés sur Mozart jusqu’à ce que le petit singe, dépecé, meure dans les bras et les larmes de son maître.

Le chef de bande, lorsqu’il déposa le petit corps agonisant dans le manteau de Rembrandt, lui dit alors :

— À ton tour…

*

Aujourd’hui on célèbre Mozart et Rembrandt. Les vrais. C’est peut-être pour cela que je remue ainsi, comme l’eau glacée d’un étang, ces souvenirs que je dépose sur un cahier d’écolier.

En frissonnant.

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