Pour Fanny Saintes

Voilà des décennies, voire des siècles, qu’elle tirait la sonnette d’alarme. Renommée avait embouché le tocsin et ne trouvait aucun écho à ses avertissements. Certes, elle n’avait pas choisi l’endroit idéal pour lancer ses alertes mais rares somme toute sont ceux et celles qui décident du lieu où leur existence évoluera à part quelques privilégiés de la planète. « Je vivais à l’écart de la place publique, Sereine, contemplative, ténébreuse, bucolique… », me confia-t-elle un jour. Pourtant, de là où elle trompetait, Renommée ne manquait pas d’audience potentielle : la Grand-Place concentrait à l’année le plus grand nombre de nationalités et résonnait de centaines de langues, plus incompréhensibles les unes que les autres à ses oreilles, mais elle ne parvenait à se faire entendre d’aucune. Elle s’époumonait nuit et jour à pousser ses alarmes dans sa trompe effilée. Bien que dorée, elle ne brillait aux yeux de personne. Au milieu de la foule, elle s’égosillait dans un désert sourd semé de pavés lustrés par les pas de la planète qu’aucune colère ne descellait. Sa renommée n’était pas si fameuse que ça ! Pourquoi aussi avait-elle échoué dans un coin obscur de cette place, un peu en retrait et à l’embouchure d’une discrète rue des chapeliers à une époque où plus personne ne portait de – ou le – chapeau ? Au numéro 13 qui plus est, comme si le sort s’acharnait sur elle. Elle aurait été plus inspirée en choisissant les mêmes espaces aériens que l’archange terrassant un dragon – certes ridicule et chétif – ou cette rivale agitant sa banderole en plein soleil au sommet d’une maison du Roy d’Espagne admirée par tous les passants. Et ce n’est pas la devise à ses pieds, devenue à peine lisible, CRESCIT EUNDO, qui contribuerait à son succès. Plus personne ne parlait cette langue qualifiée de morte à juste titre, même si c’est toujours triste de voir une langue disparaître. Comme quoi il ne fallait préjuger de rien : tout pouvait disparaître, malgré les doutes arrogants et confits de suffisance des climatojemenfoutistes.
Il avait fallu que cette donzelle venue du froid et qui n’avait pas froid aux yeux surgisse de nulle part et dise son dépit, d’abord seule et avec une simple pancarte griffonnée, pour que cette devise, « plus elle avance, plus elle s’amplifie », prenne tout son sens. Elle avait imaginé l’école buissonnière citoyenne, la fugue militante, en boycottant l’école pour réclamer aux politiques des gestes forts pour l’avenir de la planète et surtout de ses habitants. De tous ses habitants. Impuissante sur son socle, Renommée s’était entichée de cette gamine. À sa suite, des milliers de jeunes avaient déferlé sur les avenues des grandes capitales avec un enthousiasme et une énergie qu’on avait crus anesthésiés depuis quelque temps. La Capitale était devenue coutumière des mouvements de protestation qu’elle cristallisait sur son nom, Bruxelles devenant le bouc émissaire de dérives en tous genres : économiques, financières, agricoles, industrielles, démocratiques, en Europe et à travers le monde. Ces protestations se concentraient principalement au rond-point Schuman, devenu le nombril du monde. Il y avait de l’institutionnalisation dans ces rassemblements qui n’attiraient guère plus l’attention des médias et de l’opinion publique. Celui de ces jeunes, à l’inverse, était plein de créativité, pacifique, bon enfant et traversé par une belle conscience des enjeux. Totalement inédit. Renommée en avait perdu le souffle d’admiration : elle retrouvait foi en l’humanité, ce qui n’est pas peu dire. Cette fois, ce n’était pas les rats qui déboulaient des caves, des greniers et des égouts pour envahir les rues et les places comme dans la légende d’Hamelin, mais nos enfants qui frappaient le pavé pour éveiller les consciences. Il ne s’agissait plus d’empester la cité, mais de créer une vague joyeuse, énergique, dynamique, vivante de protestations contre les dérives générées par les générations précédentes.
Sous l’impulsion de cette Greta à l’apparence si frêle, au regard parfois absent, étrangement lointain, et de cette jeunesse internationale qui avait amplifié ses appels, les dirigeants du monde n’avaient pu faire la sourde oreille. Timidement, ils avaient modifié leurs discours, leurs programmes, leurs agendas. Les campagnes électorales changeaient de tonalité. Les manifestations avaient fait bouger les lignes traditionnelles. Même des géants du secteur agroalimentaire comme Nestlé, Danone, Kellog, McCain Foods, Unilever s’étaient rassemblés dans une coalition OP2B (One Planet Business for Biodiversity) avec engagement de protéger et restaurer la biodiversité au sein de leurs chaînes d’approvisionnement et de leurs portefeuilles de produits. Des banques internationales signèrent une charte de principes pour la mise en œuvre d’investissements et de politiques plus favorables à l’environnement et au climat. Autant d’engagements qui étaient comme des aveux des mauvaises routes empruntées précédemment. Mais aucun d’entre eux n’avait de caractère contraignant et les décisions concrètes étaient reportées de décennies en décennies. On parla de 2030, puis de 2050, enfin de 2100. Ceux qui avançaient ces délais ne seraient même plus là pour les appliquer. Ils promettaient ce que les manifestants voulaient entendre, mais agissaient a minima. Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire et surtout ne rien faire. Après eux le désert.
Renommée fut encore plus épatée quand la jeune Greta fut invitée à la tribune des grands de ce monde. Si quelqu’un méritait amplement sa couronne de lauriers, c’était cette jeune fille. Sa harangue devant un parterre de dirigeants du monde entier, à leur adresse comme à celle de patrons et patronnes de multinationales et institutions financières internationales, l’impressionna durablement. Blanche de colère et au bord des larmes, la jeune Suédoise les apostropha avec une détermination farouche : « Je ne devrais pas être là, je devrais être à l’école, de l’autre côté de l’océan. » La force de l’évidence, songea Renommée. Les sourcils arqués et les lèvres tendues, elle poursuivit : « Comment osez-vous ? Vous avez volé mes rêves et mon enfance avec vos paroles creuses… » Cette fois, Renommée eut peur pour elle et se demanda si elle irait jusqu’au bout, mais elle ne s’arrêta pas à sa petite biographie personnelle : « Des gens souffrent, des gens meurent. » Ces gens, Renommée les voyaient tous les jours et surtout tous les soirs, quand la nuit jetait un voile d’innocence sur les fractures du monde. Face à l’entrée de la gare Bruxelles Central-Brussel Centraal où dormaient à même le pavé, sous des amoncellements de cartons, les déshérités du système, se dressait l’hôtel Hilton où le luxe et la réussite s’offraient en spectacle, de chaque côté d’une esplanade circulaire baptisée Place de l’Europe. Bruxelles sentait l’urine et la gaufre chaude. Renommée se désespérait de ces humains qui l’étaient si peu. L’un d’entre eux n’avait-il pas acheté un petit tableau primitif intitulé Le Christ moqué, de quelques centimètres carrés, pour vingt-quatre millions d’euros, tandis que la même semaine trente-neuf migrants fuyant la misère étaient retrouvés morts dans un camion frigorifique de passage en Angleterre. De qui se moquait-on en effet ?
Ni prophète, ni gourou, Greta poursuivait sans faiblir son plaidoyer. Sa longue natte torsadée, qui remplaçait pour la circonstance sa paire de tresses, nouée à son extrémité par un simple élastique et qui tombait de son épaule gauche, faisait penser à un reste d’enfance, songea Renommée. « Des écosystèmes entiers s’effondrent, nous sommes au début d’une extinction de masse, et tout ce dont vous parlez, c’est d’argent et des contes de fées de croissance économique éternelle. Comment osez-vous ? », répéta-t-elle. Sa colère crût. Elle haussa le ton : « Vous nous trompez. Mais les jeunes commencent à comprendre votre fourberie. » Renommée en était estomaquée, il y avait des lustres qu’elle n’avait plus entendu une oratrice apostropher avec une telle virulence les plus hautes autorités, ainsi que leurs représentants et représentantes. C’était du jamais entendu. Son interpellation prenait les accents d’un réquisitoire. Renommée renouait avec sa fonction de messagère : enregistrer les secrets des mortels et les divulguer. Les mots de Greta redonnaient sens à sa mission. Le feuillet dont les plis témoignaient du soin mis à la rédaction de ce texte ne lui servait plus, elle le laissait à plat sur ses genoux, tout en pointant vers lui un index déterminé, autoritaire : « Les yeux des générations futures sont posés sur vous. Et si vous choisissez de nous trahir, je vous dis que nous ne vous pardonnerons pas. Nous ne vous laisserons pas tranquilles. » Trahison, pardon : les mots étaient forts, sans appel. Un ultimatum : « C’est ici et maintenant que nous fixons la limite. Le monde se réveille. Le changement arrive, que vous l’aimiez ou pas. »
Changement ? Quel changement ? Renommée imagina un bref instant qu’elle aurait dû se renommer, mais changer de nom ne changerait rien à sa réalité. Il en faut plus pour transformer les gens et c’était bien là le problème : vous pouvez secouer le cocotier autant que vous voulez et avec la plus grande énergie, il n’est guère probable qu’ils changent radicalement leurs habitudes. Déconnectés de la Terre et coupés de la nature, les humains amputaient leur être profond. Ils étaient en burn-out car la Terre était en burn-out, épuisée, incendiée, asphyxiée, pompée. Leur disque dur n’était pas formaté pour assumer ce changement de paradigme, supporter l’effondrement d’un système de prédation, le déclin d’une ère, la collapsologie du monde industrialisé pour construire une nouvelle civilisation. Loin d’être un oiseau de mauvais augure, cette gamine était le sismographe de la planète, sa colère disait les convulsions en cours. Après une année de mobilisation et malgré les soutiens reçus, elle avait compris que cela ne suffirait pas. Tant que les hommes n’étaient pas touchés, ils ne se sentaient pas concernés. Et quand ils seraient touchés, ce qui était déjà le cas pour pas mal d’entre eux à travers maladies et autres séismes, il serait trop tard pour être concernés. Traversée physiquement et mentalement par les convulsions de la planète, Greta l’avait compris. Ni gourou, ni prophète, elle pressentait que sa colère n’était qu’une étape nécessaire mais insuffisante. Il en fallait davantage. Greta franchit un pas supplémentaire et sa colère se mua en menace, une menace qui n’était que la verbalisation d’autres menaces, lesquelles la plongeaient dans des angoisses incessantes. Elle osa un : « Je ne veux pas de votre espoir. Je veux que vous paniquiez. Je veux que vous ressentiez la peur que je ressens tous les jours. » Peu de gens étaient prêts à porter cette peur, à l’intégrer. Elle réveillait leur solastalgie, la crainte verte de voir disparaître le réconfort lié au foyer, l’impossibilité de se sentir bien chez soi, car leur environnement s’effritait et devenait plus menaçant que réconfortant. Écoanxiété inimaginable et insupportable pour leur esprit formaté selon un modèle unique et centenaire qui se refusait à affronter pollutions, extrémismes et rejets de l’autre.
Si la jeune activiste ralliait à la cause des militants de plus en plus nombreux de par le monde, les opposants surgissaient également de partout, des mâles surtout et quelques femmes menacés dans leurs privilèges et leurs pouvoirs. Ils se répandaient sur la twittosphère et autres espaces diarrhéiques en moqueries, injures, attaques qui visaient la personne davantage que ses idées et ses mises en demeure. Renommée commença à s’en inquiéter quand celles-ci prirent une ampleur violente. Elle mit en œuvre toutes les ressources qu’elle et ses congénères pouvaient mobiliser, bien que l’adolescente affrontât crânement ces agressions prétendument virtuelles. Pour l’avoir observé à plusieurs reprises dans l’Histoire des hommes, Renommée trembla à l’idée que ces diatribes verbales se muent en menaces physiques, en appels au meurtre et en passages à l’acte. Un dément, isolé ou non, investi d’une mission par l’Ordre établi, pouvait surgir de n’importe quelle foule. Les exemples ne manquaient pas de ces empêcheurs et empêcheuses de tourner en rond qu’une balle isolée ou un poignard assassin avait atteint en pleine ascension pour un monde nouveau. Cette fois encore, Renommée emboucha ses trompettes afin de recruter un maximum d’anges gardiens pour mobiliser un maximum d’énergies et éviter le pire. Cette fois, l’espèce humaine n’aurait pas de seconde chance.

*

Merci à la SCAM et à Passa Porta, Maison internationale des littératures, pour la résidence d’écriture qui m’a permis d’écrire ce texte, notamment.

Partager