Tout pour le championnat

Daniel Simon,

« De la boue ! Te voilà encore redevenu de la boue ! Te v’ià souillé jusqu’aux fesses, imbibé de cette putain de terre qui nous englue les godasses, qui nous rentre dans la gorge, cette saloperie de gadoue qui nous enchaîne ici ! Te v’ià redevenu de la boue, mon fils, rien qu’un tas de merde qui rêve de soleil, de fortune et de gloire, mais t’es rien que de la merde, l’oublie jamais ! »

Quand la mère parle, elle sait y faire, rien que de l’image juste, franche, directe, au nom de son amour qu’elle dit, faut tout oser, franchir les portes mal éclairées, faut tout avouer, même le pire, et le pire, c’est moi.

« Je passe mon temps à m’user les mains et le dos à laver, frotter, relaver et refrotter, et te voilà couvert de boue un sourire au milieu. Tu crois pas que tu exagères, petit salopard ? Tu crois pas que tu pourrais passer un jour sans te le salir, ton maillot ? Tu crois pas que tu pourrais attendre au moins que l’autre soit sec pour te crotter de cette façon, tiens, la même qu’ont les chiens dans notre quartier pour nous montrer qu’ils ont fourré le museau quelques heures dans le bonheur ? Tu crois pas que tu pourrais arrêter un peu, ne fût-ce qu’une semaine, de le pousser devant toi, ton ballon de… »

Là, je l’ai arrêtée d’un geste qu’elle a dû comprendre sans qu’y ait besoin d’articuler. Elle s’est calmée d’un coup, elle m’a regardé d’un air bizarre, comme si j’avais lancé une poudre magique devant ses yeux verts éberlués. Elle s’est tue, a évité la poudre, et le monde n’a pas bronché, l’est resté le même, mêmes yeux verts, même stupeur fatiguée, même distance entre elle et moi, même flou dans l’image tout autour tellement je la fixais droit. Elle s’est repliée comme elle sait le faire : une chaîne qui se déroule d’un seul mouvement, des voiles qui tombent d’un coup sec, la force dans les épaules et puis plus rien, de la semoule, du vent, la vie qui s’échappe du pneu crevé, voilà.

« Ton entraînement, le match, le championnat : voilà l’histoire de monsieur mon fils ! ah, je te laisse, tiens, t’es vraiment trop ! »

C’était le signal de la retraite.

Les insultes, c’est jamais qu’une façon de pleurer en gueulant trop fort. Et moi, les insultes, ça me donne de la force. Faut se serrer le cœur pour pas se faire prendre dans le mou de la colère, faut pas lever la tête m’a un jour dit mon père, sauf pour viser la bête et là, t’as plus qu’à tirer. T’as jamais le droit à deux coups.

Les insultes, c’est la vengeance du pauvre. Moi, je m’en sers pour garder la tête claire. J’peux dire que je me suis construit dans l’insulte, jour après jour, surtout à l’école. C’est dingue ce que la haine pousse bien dans l’école. La haine, l’ennui, le vide et faut les croire ! Alors, comme on les croit plus depuis longtemps, ils en peuvent plus, pensent qu’ils sont des merdes qui servent à rien, pleurent, s’engueulent entre eux, font grève tous les trois ans, vieillissent trop vite et finissent par nous insulter. Nous on sait que c’est pas vrai, que c’est pour eux, tout ce tas d’insanités qu’ils nous balancent, que c’est à eux qu’ils pensent quand ils jurent et pestent et se lamentent. On sait bien qu’ils sont foutus comme leur école et qu’ils le savent. Mais qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent ? Nous, on en sortira, eux, jamais. Alors, au fond d’eux ils nous envient et nous haïssent. C’est triste quand même quand on pense à eux. Mais ils avaient pas à croire qu’ils étaient en dehors du terrain. Ils ont passé leur vie à commenter le match, puis ils se sont réveillés et ils ont vu qu’ils étaient nus, sans maillot ni chaussures, tout au centre de la zone de marquage, et qu’ils n’avaient pas la balle. Le match se passait un peu plus loin et ils l’avaient pas vu. Les pauvres… Passons. Donc, les insultes, c’est vraiment pas fait pour me déplaire. C’est un ami d’Afrique, un black comme on dit, lui il dit nègre, « le roi nègre du ballon » qu’il répète en rigolant, c’est un ami d’Afrique, donc, qui m’a branché sur la vraie vie. Il se marrait en nous entendant causer. Il se bidonnait en entendant les conneries qu’on raconte sur le foot chez nous. Il dit que chez lui, c’est un moyen de devenir riche, très riche, que c’est le but, le seul qu’il faut garder tout au fond de la tête, le seul qui permette de te donner les moyens de dire oui ou non, de te lever quand t’as envie, de te taper ce qu’il y a de meilleur, au choix, et de quand même te marrer jusqu’au frisson. Que le foot, c’est une façon légale de t’envoyer en l’air, que ça vaut toutes les piquouzes, que c’est meilleur que la bagarre puisque l’argent est au bout. Il en pouvait plus quand il entendait tout ce qu’on racontait chez nous pour faire passer cette belle pilule, qui était trop belle pour certains. Il disait que c’était ça qu’il faudrait écrire en première page : « Si tu marques, t’es riche » et que le reste, c’était des paroles en l’air, juste des mots pour camoufler, des conneries, quoi. Et il se marrait de plus belle. Je sais qu’il l’adore son ballon, je sais qu’il se serait fait tuer pour un copain de première ligne, je sais qu’il riait plus quand il était sur le terrain. Là, c’était la guerre, la vraie, tout devait fonctionner, tout devait tourner rond, rien devait tomber en panne, sinon t’étais fichu, carrément broyé. Le foot, c’est ça : une guerre qu’on adore, une bataille où tu sens même plus que tu bandes tellement tout le reste est tendu, un bon endroit pour mourir, le seul endroit en fait qu’on aimerait défendre jusqu’au bout. C’est ça qu’il marmonne souvent le copain : « C’est sous l’gazon que j’aimerais finir, ici en pleine lumière, dans les hurlements et les hommages, un roi nègre sous le gazon des blancs ! » Et il se gondolait en poussant le ballon à petits coups. « Chez moi, au pays, c’est dur de se battre vraiment. T’es sûr de rien, tu gagnes pas assez, t’es pas assuré comme il faut, alors tes jambes, tu y fais gaffe, tu te retiens un peu, tu joues pas à fond, comme ici. Y a pas assez d’argent encore. Dès qu’il y en aura, vous ne serez plus rien. On vous mangera tous ! » Et là, il ne riait plus. « Aujourd’hui, on vient manger à votre table, on joue pour vous et vous partagez le gâteau. Nous, bientôt, on le bouffera seuls. Attendez, ça va pas tarder. L’entraîneur, il nous dit toujours “When you are angry, you are hungry”. Faut jamais s’accorder de la colère car tu te perds dans la colère, et alors t’es moins fort et tu marques moins. Voilà. »

Donc, ma mère qui se tire en ronchonnant. Et mon maillot qu’est dégueulasse et l’autre qui n’est pas sec.

Je la laisse partir, je pourrai plus rien en tirer.

Le lendemain, même scénario, maillot, boue et tout le saint tremblement. La mère qui gueule un peu plus fort, puis insultes, silence et stupéfaction. Je m’entraîne de plus en plus, le championnat approche. J’ai des chances d’être bien classé. Je crois que je pourrais arriver à monter de division cette année. Je pense que l’entraîneur m’a à la bonne. Je pense que c’est pour bientôt, qu’il me le dira bientôt et c’est pas ma mère qui va me mettre des bâtons dans les roues aujourd’hui, c’est pas elle qui va me voler l’énergie alors que j’ai besoin de tout le courant, que la turbine doit tourner au maximum. C’est pas le moment de perdre mon temps. Elle va comprendre ou non, elle va me les laver sans broncher, mes maillots, ou tant pis pour elle. C’est pas quand le Mundial se rapproche qu’elle va me pomper l’air, la mère. Voilà.

Hier, elle a commencé à s’énerver quand je lui ai dit que l’entraîneur m’avait parlé.

Elle a pas gueulé mais elle marmonnait des choses.

Elle m’a dit qu’elle se laisserait pas faire toujours.

Elle m’a promis que je m’en tirerais pas comme ça.

Elle a encore murmuré un ou deux trucs, puis elle s’est tue et m’a regardé d’un air que je lui avais jamais vu.

Et le lendemain mon maillot avait rétréci.

Elle n’a rien dit. Elle me l’a tendu et elle a rien dit. Elle s’attendait à en recevoir une, mais elle a rien dit.

Elle murmurait même plus. Elle gueulait plus, elle disait rien, c’est tout.

Comme si c’était plus son problème.

« Mais qu’est-ce que t’as foutu ? Bon Dieu, qu’est-ce que t’as foutu ? Bon Dieu de merde, qu’est-ce qui t’a pris ? Tu l’as fait exprès ou quoi ? »

Et elle qui disait toujours rien.

Et là j’ai compris que j’avais perdu, que j’étais perdu.

J’étais même plus dans les insultes, j’étais plus dans rien, j’étais plus rien.

Et j’ai repensé au copain black et à sa phrase en anglais, c’était bien la seule que je connaissais vraiment, avec la chanson de Queen. Oui, « We are the champions », mother. Et on va gagner. Et c’est pas toi qui vas arrêter ça.

Et attends que je trouve un moyen de te le faire payer.

Mais j’ai rien dit. J’ai pris le reste de mon fric et j’suis allé en acheter un autre. Et le soir, je lui ai tout tendu, la boue, la sueur et le maillot tout neuf.

Elle l’a pris et a rien dit.

Je lui donné le tout roulé en boule, bien serré, un ballon de terre humide.

Elle l’a pris et elle a rien dit.

« Pour ce soir… », j’ai ajouté.

Et elle a souri.

Le soir, j’ai attendu et elle est pas venue.

Je l’ai cherchée dans la maison, de la cave au grenier, elle était pas là.

Pas de maillots non plus.

Et le championnat qui se rapproche.

Et elle qui commence vraiment à pousser le bouchon un peu loin.

Le lendemain, elle est pas rentrée.

Et la boule de terre devait être sèche.

Et l’entraîneur m’a engueulé parce que j’étais en retard vu que j’avais dû courir à gauche et à droite pour trouver un maillot d’occase.

J’ai cherché ma mère dans le quartier jusqu’au soir.

Je l’ai trouvée chez une amie un peu dingue qui picole des Guinness toute la journée.

Elles étaient soûles toutes les deux et mes maillots étaient pendus dans la cour, tout propres et en lambeaux.

« Je te jure, mon chéri, c’est un accident » qu’elle a dit en se marrant.

« Ta mère a eu des problèmes avec sa machine » a ajouté la folle.

Là, j’ai vu rouge. J’avais les épaules qui faisaient mal, le dos tout noué. C’est pas bon pour l’entraînement, ça. Et si c’est pas bon pour l’entraînement, c’est pas bon pour le championnat. Donc, c’est pas possible.

Je suis sorti me calmer.

J’ai repensé au roi nègre, j’ai respiré lentement, mes épaules sont redevenues souples. C’était bien.

Je suis passé par la cuisine avant de lui dire ce que j’avais à lui dire, à ma mère.

J’ai cherché un couteau. Un bien large comme pour trancher la volaille.

Quand je suis rentré dans le salon où elles biberonnaient leurs Guinness, elles ont pas vu la lame que je gardais tendue derrière le dos.

Voilà.

Maintenant tout est sous contrôle.

J’ai repris l’entraînement l’après-midi, et l’entraîneur m’a félicité.

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