Histoire de Belgique racontée à Irina en 1980

Jacques De Decker,

Ce dimanche matin-là, Baudouin se leva avec le pressentiment que Fabiola n’avait pas le moral au zénith. Il se reprochait chaque fois d’avoir forcé sa femme à l’émigration. Quelques semaines de vacances par an sous le soleil hispanique ne suffisaient pas à compenser cet exil sous le ciel si gris que les canaux s’y perdent, voire même s’y pendent. Chaque fois, cependant, il tentait de la consoler en lui expliquant que c’était là le sort des têtes couronnées et que son propre ancêtre, le beau Léopold, avait dû quitter sa Saxe chérie pour prendre la barre de la Belgique toute neuve. À quoi Fabiola répondait immanquablement : « Mais Léopold avait choisi la Belgique, moi c’est toi que j’ai choisi, mon chéri… » Et cet aveu, chaque fois, le laissait sans voix.

Il était en train de poser son verre de contact sur l’œil gauche lorsqu’il entendit Fabiola lui dire en espagnol – et c’était là la langue de ses déclarations les plus graves – : « Quand prends-tu ta retraite, mon chéri ? Bientôt Albert aura atteint l’âge de la pension et tu seras obligé de placer ce pauvre Philippe dans la même situation où tu t’es trouvé toi : sur un trône à vingt ans, autant dire privé de jeunesse ». Baudouin se sentit un peu vexé. N’avait-on pas souvent dit à son propos que les années n’avaient pas de prise sur lui ?

Il prit le ton de son vénéré grand-père pour lui répondre : « Ce n’est pas lorsque la Belgique traverse une passe difficile que je vais abandonner mes sujets. Attendons que la constitution soit réformée et que son application s’avère possible. Ensuite, je prendrai mes dispositions… » « Autant attendre la fin des travaux de la basilique de Koekelberg », répondit Fabiola. Baudouin savait que jamais elle ne se consolerait de voir que ce qui aurait dû être le plus prestigieux lieu du culte du pays n’était rien d’autre que le plus gigantesque épouvantail à moineaux du territoire.

C’est à ce moment que retentit la sonnerie du téléphone.

« Ça y est, ça commence ! », dit Fabiola. « Ce sera encore Wilfried. Est-ce qu’il sera un jour capable de se débrouiller tout seul, celui-là ? On n’est pas parti de deux jours qu’il te rappelle, tu veux faire la grasse matinée qu’il te tire du lit au cri du jour… Si on se branchait sur les abonnés absents ? »

« Un roi doit toujours être au bout du fil… »

« Oui, mais de là à y être suspendu ! Si tu en parlais à Debunne ou à Houthuys ? Il y a sûrement une convention collective qui prévoit ce genre de désagréments ».

« Comment veux-tu que nous intéressions un syndicat ? Nous ne sommes même pas une minorité significative… », dit Baudouin en se traînant jusqu’au téléphone.

C’était effectivement Wilfried. Il parlait flamand comme chaque fois qu’il était un peu énervé. Baudouin lui demanda de ralentir son débit : Herman Teirlinck l’avait initié aux subtilités de la langue de Vondel, mais ne lui avait pas appris à se débattre dans les infinies nuances des accents régionaux. Or, lorsque Wilfried sortait de ses gonds, il ne pinçait plus son A.B.N. comme il le faisait devant les caméras de la BRT.

« Calmez-vous, beste vriend », lui dit Baudouin. « De quoi s’agit-il ? » « Je ne puis pas vous en parler au téléphone, c’est trop grave ». Baudouin savait que Wilfried avait la hantise des tables d’écoute. Il lui fixa rendez-vous pour le petit-déjeuner. « Café ou thé ? » « À tout prendre, je préférerais du cacao », répondit le Premier ministre qui raccrocha aussitôt.

Baudouin en avait vu d’autres. Il ne comptait même plus les crises gouvernementales depuis le début de son règne. Au début, il avait apprécié ces périodes d’action intensive de sa part : cela l’amusait même assez de voir tous ces vénérables vieillards venir consulter le jeune homme qu’il était. Cela lui rappelait le catéchisme et l’image du Christ parmi les prêtres. Depuis, il avait vieilli et les hommes politiques avaient rajeuni. Il leur arrivait de détenir un portefeuille avant la trentaine. Les négociations devenaient moins insolites, donc moins distrayantes.

N’empêche qu’il revoyait toujours Wilfried avec plaisir, et l’accueillit avec cordialité.

« Chaque année, Côte d’Or m’offre une quantité impressionnante de boîtes de cacao. Sans vous, je vois mal comment je pourrais les écouler. Vous en voulez quelques kilos ? »

Mais Wilfried était visiblement sur les dents. Il avait tant transpiré que ses grandes lunettes étaient tout embuées.

« Sire, la situation est désespérée… »

« Mais pas sérieuse », plagia Baudouin pour détendre l’atmosphère.

« Au contraire, Sire, très sérieuse ».

Cette fois, Baudouin commença à s’inquiéter. Des images épouvantables lui traversèrent l’esprit : cinq morts dans les Fourons, un accord secret signé entre Giscard d’Estaing et Antoinette Spaak, Henri Mordant proclamant, dressé sur le perron liégeois, la Libre République Wallonne, le Standaard publiant un sondage révélant que nonante pour cent des Flamands sont favorables à l’autonomie fiscale, Eddy Merckx atteint d’un effritement du col du fémur. La dernière éventualité lui serra le cœur : qu’adviendrait-il de leurs amicales promenades à bicyclette dans les allées du parc de Laeken ?

Wilfried tenta d’articuler convenablement, mais ne put que bégayer : « La con-con-con-constitution a disparu, Sire ! »

Personne n’avait prévu cela. On pouvait gouverner le pays avec une constitution provisoire, transitoire, approximative, bâclée, contestée, incomplète, frustrante, arbitraire, caduque, inique, antidémocratique, foulée aux pieds, tournée en dérision, contraire aux Droits de l’Homme. Mais l’absence de Constitution était intolérable. Apprenant la nouvelle de cette disparition, le sang de Baudouin n’avait fait qu’un tour. Les explications de Wilfried étaient embarrassées : « Comme ma femme me reproche souvent de travailler trop tard, j’en avais emporté le texte en week-end, chez ma belle-famille. Je comptais y travailler ce dimanche matin avant de regarder Confrontatie et Faire le point, à la télévision », et il ajouta avec un sourire un peu cruel : « J’aime assez voir mes confrères se débattre devant les caméras. Justement, aujourd’hui, on réunissait les six présidents de parti du gouvernement ».

« C’est vrai, se dit Baudouin, si je ne fais pas mine d’ouvrir le poste à onze heures, Wilfried s’apercevra que ces causeries m’indiffèrent… »

« Et voilà que ce matin, en me levant, je ne trouve plus le texte de la Constitution là où je l’avais déposé hier soir. Nous avons tout retourné : pas la moindre trace. On me l’a certainement dérobée durant la nuit. Qu’allons-nous faire ? »

Secrètement, Baudouin aimait les situations de ce genre. Il réussissait en général à reprendre ses esprits avant tout le monde et à considérer les choses la tête froide.

« Si nous commencions par regarder ces émissions ensemble, voulez-vous ? Cela nous laissera le temps de la réflexion… »

Les deux heures de débats se ressemblaient à s’y méprendre, sauf que durant la deuxième, ils parlaient français. De ce fait, ils intervenaient aussi peu dans l’émission de la RTBF que les présidents francophones – assez grossièrement doublés – dans l’émission de la BRT. Cela permettait d’entretenir le malentendu sous couvert de concertation. Les téléspectateurs du sud du pays n’en sauraient pas plus long sur ceux du Nord que réciproquement. Tout allait donc pour le mieux dans la plus communautarisée des Belgiques.

Durant ces deux heures, Wilfried et Baudouin avaient dû se contenir souvent pour ne pas faire de commentaires l’un devant l’autre. Le silence entre eux en était devenu particulièrement pesant. Ce fut Baudouin, en fermant le poste, qui le rompit le premier. « J’ai une idée », dit-il. « Puisque ces gens se présentent comme les vrais gestionnaires du royaume, nous allons leur confier cette affaire. Téléphonez immédiatement à la cité Reyers et dites-leur qu’ils sont attendus ici même dans une demi-heure. »

Par bonheur, Faire le point avait été enregistré en direct. Wilfried n’eut pas trop de mal à toucher les six présidents dans le salon où ils étaient en train de se faire démaquiller. André et Jean se laissèrent un peu tirer l’oreille : ils voulaient se montrer à la tribune du derby liégeois qui se disputait l’après-midi. Wilfried dut leur promettre qu’ils seraient au stade pour la seconde mi-temps. Paul était furieux : il avait fait réserver une table à la « Villa Lorraine » pour deux heures, il voulait y réconforter son ami Henri de ses déboires avec les socialistes flamands : il dit qu’il demanderait à Charles-Ferdinand de le remplacer au palais. Karel, Willy et Léo, par contre, obtempérèrent comme un seul homme. En Flandre, on ne badine pas avec une convocation du souverain.

À treize heures trente, ils étaient tous là, y compris Charles-Ferdinand qui était, au moment où Paul l’avait atteint, en train de faire des heures supplémentaires aux Quatre-bras.

Baudouin les félicita du bout des lèvres pour leurs prestations télévisuelles. Il ne portait pas l’étrange lucarne dans son cœur : les discours qu’il devait prononcer devant les caméras lui étaient chaque fois un martyre et il en avait conservé une secrète méfiance à l’égard des hommes politiques qui « passaient » trop bien l’écran.

Conscient qu’il n’y avait pas de temps à perdre, Baudouin leur fit une déclaration sobre et efficace comme il les affectionnait : « Messieurs, j’ai une mission extrêmement urgente et délicate à vous confier. La Constitution a été volée au domicile de la belle-famille de notre ami Wilfried. Ne vous interrogez pas sur les raisons qui ont fait qu’elle se trouvait là cette nuit. Elles ne sont dues qu’à la conscience professionnelle et au zèle admirable de notre Premier ministre auquel je tiens, puisque l’occasion s’en présente, à rendre hommage en votre présence. Cela n’empêche pas que ce texte fondamental a disparu, ce qui signifie que notre pays risque de s’effondrer, privé de la base juridique sur laquelle il repose ».

« Il faut immédiatement téléphoner au Parquet », dit Willy.

« Vous n’y pensez pas ! Il ne faut pas que cette nouvelle s’ébruite. Vous imaginez la panique généralisée que cela produirait ? Je vois déjà les désordres dans les rues, l’exode vers nos frontières, la déstabilisation généralisée. Ceci doit rester entre nous, la moindre fuite pourrait être fatale pour la paix et la sécurité du royaume. En fait, je ne puis compter que sur vous. En clair, vous avez une semaine pour retrouver la Constitution et il vous est interdit de vous en ouvrir à quiconque qui ne vous paraît pas présenter toutes les garanties de discrétion. Si votre épouse est trop bavarde, ne lui dites rien de ce que vous venez d’apprendre. Cela risquerait de tout compromettre ».

« Au moins, se dit Baudouin, avec Fabiola je ne risque rien : je suis son seul confident ».

Charles-Ferdinand, accablé, ne put s’empêcher que Paul, une fois de plus, avait eu plus de flair politique que lui. Il s’en serait bien passé, de cette mission de limier. Willy et Jean se regardèrent : décidément, leur participation au gouvernement commençait sous les meilleurs auspices. Léo et Karel se demandèrent, en réfléchissant à toute allure, quel avantage stratégique il y avait moyen de tirer de cette affaire. Léo se dit qu’il serait mal vu d’enfoncer Wilfried pour une faute qui, Baudouin y avait insisté, n’était due qu’à son cœur à l’ouvrage. Karel admit qu’avec les dossiers qu’il lui arrivait de laisser traîner à portée de ses jeunes enfants, c’était miracle qu’il ne se soit pas encore trouvé dans une situation comparable. Seul André mordilla sa moustache et fit une réflexion à voix haute : « Il ne nous manquait vraiment plus que cela ! »

« Messieurs, leur dit Baudouin, vous avez compris ce que j’attends de vous : dans huit jours au plus tard, il faut que vous me rapportiez ce document ».

« Tu as remarqué », dit André à Jean dans la voiture qui les ramenait à Liège (André n’aimait pas voyager seul et, à tout prendre, dans les circonstances présentes, il se sentait plus proche de Jean que de Karel, surtout depuis la scission du parti qu’il présidait), « je m’attendais à tout moment à ce qu’il nous dise carrément : “Si l’un de vous a la Constitution, qu’il la rende à Wilfried, je promets de ne pas prendre de sanctions contre le coupable S’il croit vraiment que c’est un parti qui a fait le coup, il aurait mieux fait de convoquer les linguistiques ».

« Tu sais bien que depuis qu’ils ont décliné une de Ses invitations, Il a décidé qu’ils ne mettraient plus les pieds chez Lui », répondit Jean, et il ajouta : « Ça m’étonnerait que ce soient eux, ils ont tout avantage à ce que le nouveau texte passe ».

« Ils ne sont plus à une incohérence près, ce n’est pas à toi qu’il faut l’apprendre ».

Jean, plutôt bavard à l’accoutumée, ne répondit pas.

Il réfléchissait. Cinq kilomètres et deux minutes trente plus tard, il dit : « J’étais en train de me demander à qui nous pourrions confier cette enquête. Et puis, tout bien considéré, je me dis que nous, Liégeois, sommes vernis. On a Maigret ! »

« Si tu crois que ce genre d’affaire va l’intéresser ! Lui, il lui faut au moins un mort pour qu’il se déplace ».

« Pas si on demande à Simenon. Je lui téléphone à Lausanne dès que je rentre. Il n’est pas capable de refuser quoi que ce soit à de vrais Liégeois comme nous… »

*

Charles-Ferdinand, en rentrant au château familial, avait eu une idée analogue. En consultant le guide des demeures aristocratiques qu’il conservait dans sa boîte à gants (on peut toujours avoir besoin d’un coup de main, dans la vie), il repéra où se trouvait Moulinsart. « Tintin va nous sortir de là », pensa-t-il.

Willy et Léo avaient justement prévu de passer le dimanche ensemble à Edegem ce jour-là. Ils rentraient donc dans la voiture aux couleurs européennes du champion des voix de préférences…

« Tu connais un bon privé ? », demanda Léo à son voisin de banquette arrière. Léo avait toujours assimilé les avocats à des créatures ambiguës, ayant un pied dans la légalité, un autre dans le milieu, et l’affaire Jespers n’avait fait que confirmer cette impression.

« Gand n’est pas Chicago », lui répondit le frisé juriste. « Et puis, c’est du plus haut comique, cette histoire. On se croirait dans un Suske en Wiske ».

Une lueur s’alluma dans le regard de Léo. « Tu ne pensais pas si bien dire. Vandersteen habite à deux pas. »

Et il demanda au chauffeur de modifier quelque peu son itinéraire.

*

Karel, en montant sur l’autoroute du littoral qui le ramènerait à Gand, avait le sourire aux lèvres. La perspective ne lui déplaisait pas, de se substituer pendant huit jours aux héros de son adolescence. Nick Carter et Harry Dickson, dont il avait dévoré les fascicules pendant les longues heures « d’étude » dans les collèges qu’il avait fréquentés, demeuraient, au fond de sa mémoire, les incarnations du courage et de la sagacité. Il n’était pas loin de penser d’ailleurs que ces mêmes vertus étaient celles qui importaient le plus à un homme politique, et la moindre de ses déceptions n’avait pas été, en entrant à son tour dans la lice, de devoir constater que la réalité était loin de correspondre à ses rêves.

Il dut se rendre assez rapidement à l’évidence : son emploi du temps de la semaine ne lui laisserait pas le loisir de se consacrer à cette enquête comme il l’aurait voulu. Il lui faudrait une fois de plus confier le travail le plus intéressant à un tiers, mais à qui ?

Arrivé à Gand, il passa devant la maison Malpertuis. « Dommage, se dit-il, que Jean Ray soit mort. Il serait intervenu auprès d’Harry Dickson pour qu’il se lance à la poursuite des malfaiteurs. Et si j’allais, à tout hasard, aux renseignements auprès de la fille de l’écrivain ? »

Celle-ci fut très émue de voir débarquer chez elle l’une des vedettes de la télévision. Elle lui proposa d’emblée une goutte d’Élixir d’Anvers, mais fut navrée de ne pouvoir lui rendre service. Quand elle lui demanda si la Belgique était vraiment suffisamment équipée pour se protéger conte une éventuelle agression soviétique, Karel se leva comme pour prendre congé.

Sur le pas de la porte, elle lui souffla à l’oreille : « Allez voir Henri Vernes à Bruxelles, c’est un vieux copain de papa. Il ne parle que le français, mais il n’a rien contre les Flamands. Et Bob Morane est peut-être l’homme qu’il vous faut. Vous lui ressemblez d’ailleurs… », lui fit-elle avec un grand sourire.

Karel se dit que jamais il n’avait passé ses doigts écartés dans ses cheveux coupés en brosse, mais reprit la direction de l’autoroute.

*

Maigret, en train de suivre paisiblement les aventures de l’inspecteur Moulin dans son appartement du boulevard Richard Lenoir, avait d’abord été agacé par la sonnerie du téléphone. « Ça sert à quoi d’être en retraite, avait-il dit à Madame Maigret, si on n’a même pas le droit de regarder tranquillement la télévision le dimanche ? » D’entendre son vieil ami Georges au bout du fil l’avait rasséréné. Depuis le temps que sa femme et lui s’étaient promis de passer quelques jours à Lausanne. Mais l’avion les épouvantait et le train était tellement inconfortable !

« Qu’est-ce que tu dis ? Une enquête ? Tu as décidé de rempiler ? Pour rendre service aux Liégeois ? Tu ne les as pas assez gâtés en leur léguant toutes tes archives ? Tu veux une décoration de plus ou quoi ? »

Maigret savait qu’il ne refuserait pas…

Le lendemain, sur le coup de midi, il prenait déjà un premier verre de genièvre dans le café le plus fréquenté du village où vivaient les beaux-parents de Wilfried. Du temps où il avait mené sa première investigation chez les Flamands, il avait retenu suffisamment de rudiments d’une langue qui n’était d’ailleurs pas tellement différente de celle que parlaient les habitants de ce petit port qui avait été le théâtre d’Un crime en Hollande.

Il comprit très tôt que Wilfried ne faisait pas l’unanimité des buveurs de bière et des lanceurs de fléchettes de l’endroit. On lui reprochait son manque de radicalisme flamingant. On se gaussait même de ce qu’était devenu le militant qui, jadis, brisait des vitres pendant les marches sur Bruxelles. Il entendit un ivrogne s’exclamer : « Avec cette nouvelle constitution de mes deux, c’est encore nous qui allons nous faire couillonner ! »

« Je suis peut-être sur une bonne piste », se dit Maigret qui, dès la sortie de l’ivrogne, l’avait pris en filature sous une pluie insidieuse qui menaçait à tout moment d’inonder le fourneau de sa pipe.

*

Tintin et Charles-Ferdinand avaient sympathisé d’emblée. Nestor leur avait servi un cognac qui faisait la fierté du capitaine. Il ne fallut pas cinq minutes pour que le petit reporter conclue du récit que lui faisait le visiteur : « Ce sont les Soviets qui sont derrière tout ça ! »

Charles-Ferdinand prit peur. Tout cela n’allait tout de même pas déboucher sur un incident diplomatique !

« Enfin, dit Tintin, quand je dis « Soviets » fi, c’est un peu par nostalgie. C’est, bien sûr, du KGB que je veux parler ».

« Pensez-vous vraiment qu’il faille chercher si loin ? », insinua timidement Charles-Ferdinand.

« Nous sommes infestés par leurs agents. Il y en a peut-être qui nous écoutent, même si chaque jour, je fais inspecter les lustres et les pots de fleurs par les deux Dupont. Ils sont toujours beaucoup plus près qu’on ne le pense ».

« Mais quels intérêts auraient-ils… ? »

« Tout ce qui déstabilise l’Occident est dans leur intérêt, mon cher, je m’étonne que vous ne le sachiez pas. Ceci dit, ce n’est pas leur puissance qui m’effraie, pas plus que celle des Américains, d’ailleurs. Votre confrère De Gaulle l’avait bien vu… Vous pouvez compter sur moi ».

En quittant Moulinsart, Charles-Ferdinand se demanda s’il n’avait pas fait la gaffe de sa vie.

*

Suske et Wiske (qui, soit dit entre parenthèses, n’avaient jamais beaucoup aimé s’appeler Bob et Bobette dans les éditions françaises de leurs aventures) avaient embarqué avec Lambique, petit Jérôme et tante Sidonie à bord de leur machine à remonter le temps. Objectif : le parc de Bruxelles, septembre 1830.

Arrivés à destination, ils furent tout d’abord surpris du calme qui régnait sur la ville. Ils avisèrent un passant et lui demandèrent où étaient les combattants de la révolution. « Oh, c’est pas encore l’heure… Les hostilités ne commencent que vers neuf-dix heures du matin. Le temps d’avoir piqué un petit somme et d’avoir retrouvé ses esprits… »

« Que voulez-vous dire ? », demandèrent Suske et Wiske.

« Tout simplement qu’à cette heure, les révolutionnaires, comme vous les appelez, sont encore dans les estaminets. Descendez la Montagne de la Cour, vous les trouverez, ils vous répondront s’ils ne sont pas écroulés sous les tables ».

Dans un de ces bouges où l’on pataugeait dans la gueuze, nos héros avisèrent un vieillard à la jambe de bois.

« Est-ce que vous pourriez nous dire où sont nos constituants ? », lui demanda Lambique.

« Nos constitu-quoi ? », interrogea le bonhomme avec un accent de grognard de la Campagne de Russie.

« Eh bien oui, quoi, fit tante Sidonie, Rogier, Gendebien, ces gens-là… »

« Jamais entendu parler… », fit Charlier. « Qu’est-ce que vous leur voulez ? »

« On s’était dit qu’ils avaient volé la nouvelle Constitution parce qu’elle n’était plus à leur goût… », expliquèrent Suske et Wiske.

« Je ne comprends rien à ce que vous me racontez. Adressez-vous au chef de la garde bourgeoise. Il est là-bas au fond, il fait de grands discours ».

Le notable était affable et dévoué, mais resta dans le vague : « Une Constitution ? C’est vrai qu’on y pense. Mais vous anticipez, revenez dans un mois, on y verra plus clair… »

Toute la petite bande remonta dans la machine aux premiers coups de canon.

*

Du quai Voltaire, où il habitait, au quai d’Orsay, Bob Morane n’avait eu que quelques pas à faire. Avant tout, il tenait à vérifier quelque chose dans les dossiers des Affaires étrangères. Il était connu comme le loup blanc dans les couloirs de ce ministère, tant il avait dû faire appel à ses services pour obtenir dans les plus brefs délais des visas vers les contrées les plus reculées du globe.

La secrétaire de son ami Gontran de la Pâte Feuilletée l’accueillit en lui faisant les yeux doux, comme d’habitude. Elle le prenait pour le James Bond français.

« Salut Bob, lui fit Gontran dès son entrée, quel bon vent t’amène ? »

« Je voudrais consulter un de tes dossiers », dit Bob Morane.

« L’Angola ? L’Afghanistan ? La Kabylie ? Tu sais que nous n’avons pas de secrets pour toi ».

« Non, ce qu’il me faudrait, c’est le maximum de documents sur la Belgique ».

Gontran de la Pâte Feuilletée pâlit.

« Tu ne vas quand même pas t’intéresser à ces luttes tribales, maintenant ? Tu ne les as pas vus, sur TF1, on se croirait revenu au temps des jacqueries ! »

« Mets ça sur le compte du passéisme si tu veux, mais la Belgique, moi, ça m’intéresse… »

« Très bien, suis-moi ». Gontran guida Bob Morane jusqu’aux archives, puis lui montra une salle couverte de rayonnages débordant de papiers en tous genres. « Voilà tout ce qui concerne la Belgique… »

« Apparemment, elle vous intéresse autant que moi, la Belgique. Si Coluche savait ça ! »

Bob Morane se dit qu’en huit jours, il n’aurait pas trop de temps pour dépouiller cette masse de paperasseries…

*

Comme chaque samedi, à l’heure de l’apéritif, Hergé, Vernes et Vandersteen se retrouvèrent au bar de leur club, l’A.B.C.D., l’Amicale Belge des Conteurs et Dessinateurs. Ils étaient tous tracassés, mais n’osaient faire part aux autres de leurs soucis. Ce fut Vandersteen qui passa aux aveux le premier. Les deux autres se sentirent soulagés.

Hergé se désola : « Voilà une semaine que Tintin se démène en tous sens, et il n’a toujours rien trouvé ».

« Bob me téléphone tous les soirs, il en a assez de faire le rat de bibliothèques », ajouta Vernes.

« Mes cinq petits bonshommes sont claqués, renchérit Vandersteen, et le Standaard me réclame mes nouvelles planches trois fois par jour… »

« Si on téléphonait au président pour lui demander conseil ? », demanda Hergé. Comme le président était Simenon, il comprit tout de suite de quoi il s’agissait.

« Je ne vois qu’une solution, puisque Maigret vient lui aussi de me dire qu’il abandonnait l’enquête, dit Simenon, c’est de leur concocter une Constitution à notre façon ».

« Pour demain ? Tu es fou ! », dit Hergé.

« J’ai fait mieux dans ma jeunesse. Un roman en vingt-quatre heures, c’est tout autre chose ! Et puis, vous pouvez compter sur moi. Je me passerai de promenade cet après-midi et je me ferai préparer un thermos de café fort par Teresa pour tenir jusqu’à l’aube. Allez, au travail, les amis ! La Belgique a besoin de vous ! Vous m’appelez quand vous voulez ».

Vernes s’assit devant la machine à écrire de l’A.B.C.D., une vieille Burroughs que Stanislas-André Steeman avait léguée à l’association jadis et se mit à dactylographier tout ce que Hergé et Vandersteen, en arpentant la pièce en tous sens, lui dictaient. En cas de doute ou de contestation, ils téléphonaient à Lausanne d’où Simenon leur communiquait le fruit de ses cogitations.

Le dimanche matin à neuf heures, Léo, Willy, Karel, André, Charles-Ferdinand et Jean trouvèrent dans leur boîte aux lettres un texte qui les séduisit tous sans exception.

Ils allèrent le porter triomphalement au Palais où Baudouin et Wilfried, dès la lecture des premières pages, sourirent d’aise.

Et dorénavant, tout alla pour le mieux dans la meilleure des Belgiques… Le pays le plus imaginaire du monde avait été sauvé par l’imagination.

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