Il pleut sur nos lilas

Anne-Michèle Hamesse,

Il pleuvait comme il peut pleuvoir en Belgique. Une bruine entêtée, grise, glacée. Un vrai temps de cimetière. L’enterrement d’une vieille dame. Ne me demandez pas son nom. Je l’ai oublié. Car curieusement, tous les gens qui suivaient le corbillard ce matin-là volèrent la vedette à la défunte. Ils s’avançaient à pas lents, en file indienne, formaient un long défilé de têtes connues. Sans doute des parents ou des amis de la morte. Je devais bien la connaître moi aussi, étrange que même à l’heure actuelle, je ne parvienne pas à me souvenir de son identité. Par contre, je revois clairement ceux qui étaient présents ce jour-là. Je doute cependant de les avoir fréquentés intimement, pourtant certains me semblaient faire partie de mes proches amis et, c’est bizarre, je ne me souvenais pas de les avoir jamais invités chez moi.

Il y a des gens comme ça que l’on ne croise que dans les cortèges. Mariages ou enterrements, c’est selon. Des liens parfois se créent. Tiens, mais c’est Untel. Nous nous sommes rencontrés la semaine dernière au mariage des Bazar. À moins que ce ne soit aux funérailles de Chose. Tous les cortèges se ressemblent. Sévères au départ. Festifs à l’arrivée. Autour des mariés et des morts, les invités trinquent et plaisantent. Au fond, on enterre toujours quelque chose : un être cher, une vie différente, une illusion…

Mais le cortège dont je vous parle, formé en l’honneur d’une vieille disparue, n’était pas banal. D’abord je crus le reconnaître, lui. Cette haute silhouette de cheval qui a mal aux dents, cette façon de chercher son paquet de gauloises en poche, de ne pas le trouver et de taper d’une cigarette le type qui le précédait, un certain Jo. Mais non. Ce ne pouvait être lui. Je me souvins tout à coup qu’il était mort depuis vingt-cinq ans. Mort à cause de ses Gauloises justement. Qui nuisirent gravement à sa santé. On n’a pas toujours la mort qu’on mérite. Pourtant cet homme m’intriguait. Long et filiforme, barbe couleur de cendres. Il dépassait tous les autres d’au moins deux têtes. Je m’approchai de lui, levant le nez pour lui parler :

— Vous ressemblez à quelqu’un que j’aimais. Attendez, je me souviens maintenant. C’était à la Monnaie. Dans les années soixante. Étonnant de vous retrouver ici, bien vivant. Je vous ai vu mourir sur scène.

L’homme s’arrêta, me toisant de toute sa hauteur :

— Cela ne veut rien dire mourir au théâtre.

Il ajouta, subitement triste :

— Mon ami qui tenait le rôle de Sancho Pança, lui, a été vraiment terrassé par une crise cardiaque à l’aéroport, le soir de la première. Il a été remplacé, vite fait bien fait. Les gens ont vite oublié ce drame. Ils n’ont retenu que la mort imaginaire de Don Quichotte.

Il répéta comme en lui-même :

— Cela ne veut rien dire, mourir au théâtre.

Puis il ajouta d’une voix connue :

— Le pire c’est vieillir.

Il désigna le cortège de la pointe de sa lance :

— Regardez-les. Comme ils sont misérables… Les jeunes sont magnifiques, les vieux sont affreux. Pourtant certains arrivent à émerger du naufrage. Il existe des bouées. Ainsi, moi, si je suis resté jeune, c’est grâce aux moulins. Les moulins m’ont empêché de vieillir.

Plus loin, une femme, vêtue d’un imperméable mastic un peu démodé, tient dans ses bras un bouquet de lilas blancs, elle le serre contre elle, le respire les yeux fermés, comme on s’imprègne du cadeau d’un amoureux. Un groupe de marins éméchés l’entoure, elle les chasse en riant. L’un d’eux, beau et con à la fois, lui demande pourquoi elle le chasse, elle lui dit parce qu’il est temps.

Un couple âgé qui se tient bras dessus bras dessous arrive près d’elle, du coup les marins partent en rotant. Les vieux époux engagent la conversation :

— Puis-je vous appeler Madeleine mon petit ? demande le commissaire en tirant sur sa pipe. Ma femme et moi vous connaissons depuis fort longtemps. Tu te souviens Louise ? Nous l’entendions souvent à la radio le soir, cette chanson qui parlait des lilas et du tram 33, et puis d’autres chansons pleines de frites et de bière, ajouta-t-il d’un air dégoûté.

Timidement sa femme intervient :

— Mon mari préfère le petit salé aux lentilles. Et le muscadet. Mais chacun ses goûts n’est-ce pas ?

— Bien sûr répond Madeleine, le cœur à marée basse.

Un gamin coiffé d’un béret vient de coller un tag sur le pardessus du commissaire, il s’esquive à toute allure avec un blondinet rigolard, skateboard à fond de caisse sur les tombes ! Un grand barbu en perd son monocle :

— Flibustiers ! Tonnerre de Brest ! Où est passé mon cheval ? Nestor ! Nestor ! Mon cheval je vous prie… Ah c’est vous Bianca ? Mille sabords ! On n’entend que vous dans ce cimetière, c’est un lieu de repos ici figurez-vous, retournez à la Scala et laissez dormir ces gens.

— Un peu plus à l’ouest, murmure timidement le Professeur à son pendule, à la recherche d’autres sarcophages.

Des détectives siamois décrochent le tag du pardessus du commissaire. Celui-ci se penche pour ramasser une pipe qui traîne sur le chemin. L’un des frères moustachus l’en empêche fermement.

— N’y touchez pas, commissaire, ceci n’est pas une pipe.

Et l’autre de renchérir :

— Je dirais même plus, commissaire, ceci n’est pas une pipe.

Le cortège poursuit sa route, longue colonie vêtue de noir,

certains rient jaune, d’autres voient rouge. Puis, est-ce l’émotion ?

Ma vue se brouille. Et tout devient blanc. Un jeune homme blond et joyeux, dans la fleur de l’âge, hèle son chien, si blanc lui aussi qu’il en devient transparent dans le paysage, comme les personnages des plages de ce peintre d’Ostende, absorbés par la couleur du sable. Tintin, mais oui c’est bien lui, me confie alors son amour du blanc. Il ne s’est jamais senti aussi heureux, me dit-il, qu’entouré de cette couleur-là, au cœur des lignes claires des montagnes immaculées du Tibet, près des neiges éternelles, là où son créateur était parvenu au sommet de son art.

— Tu dois être bien content alors, lui dis-je, le cortège est devenu une marche blanche.

Nous poursuivons notre chemin. Des statues nous regardent passer. Des femmes nues, énormes chapeaux et grands yeux immobiles, et un homme vêtu de noir qui ne semble pas m’entendre quand je lui crie d’ouvrir son parapluie.

Et voici l’arrivée d’un groupe de danseurs congolais. Affûtage de couleurs criardes. Déhanchements sur fond de papier noir. Sons assourdis du tam-tam. Fines étincelles.

Don Quichotte a rejoint Madeleine. Il menace des marins de sa lance, les derniers détalent et quittent le cimetière.

— Seriez-vous Dulcinea ? demande-t-il très doucement.

— Toutes les femmes sont Dulcinea, lui répond Madeleine.

— C’est bien là le malheur, vous vous ressemblez toutes, soupire le chevalier.

— Mais vous aussi, les hommes, vous vous ressemblez tous, depuis qu’il est mort, plus aucun ne m’a offert de si belles fleurs, voyez ce dernier bouquet, je viens le déposer sur la tombe de la vieille dame, cela fait vingt-cinq ans qu’il pleut sur mes lilas.

Tous se serrent maintenant autour de la fosse.

— Mais de quoi donc est-elle morte ? me chuchote l’un d’eux.

— On ne sait pas bien, dit un autre. Certains prétendent qu’elle aurait avalé de travers un croustillon de la Foire du Midi. D’autres insinuent qu’elle aurait glissé sur une déjection canine sur le trottoir et se serait ainsi rompu le cou. Tout ce dont on est sûr c’est qu’elle était très âgée, plus que centenaire. Après tout, il faut bien mourir de quelque chose.

Pour clôturer la cérémonie, la cantatrice lui dédie son fameux Air des Bijoux, on se souvient alors que la vieille dame appréciait l’Opéra. Le capitaine maugrée dans sa barbe :

— Si au moins, mille sabords, elle avait pu nous interpréter la Muette. Mais ça, moussaillon, ç’aurait été trop beau.

Petit à petit les invités s’éparpillent, ne reste bientôt que le cercueil, décoré du bouquet de lilas blancs de Madeleine, sur lequel il n’en finit pas de pleuvoir.

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