Hommage en forme d’inventaire

Liliane Schraûwen,

Tout a commencé dans la maison du docteur Edwardes.

Mon vieux médecin de famille avait plié bagage, fortune faite peut-être, ou épuisé par trop d’années passées à soigner petits bobos et grands tourments. C’est alors que ce nouveau toubib s’est installé dans le quartier. Nom exotique, certes, mais look on ne peut plus classique, il inspirait confiance. C’est donc tout naturellement vers lui que je me suis tourné quand sont apparus les sueurs froides et autres symptômes qui m’ont alerté.

J’avais commencé par prendre deux aspirines et par me coucher en attendant que ça passe. Mais le malaise s’est aggravé.

— Va voir ce nouveau médecin, m’a suggéré

Rebecca, c’est mon épouse. Il y avait deux mois à peine que nous étions mariés, et je nageais en plein bonheur. Pour rien au monde je ne l’aurais contrariée. Et puis, il faut bien avouer que son inquiétude me touchait.

Voilà comment je me suis retrouvé, ce matin-là, devant l’immeuble un peu vieillot où le jeune praticien avait élu domicile. Le cabinet se trouvait à l’étage, et il m’a fallu gravir — péniblement — les 39 marches qui menaient à la salle d’attente. Trois personnes étaient assises, à feuilleter des revues. Moi, j’ai préféré observer les lieux. La pièce, sommairement meublée de quelques chaises dépareillées, avait une fenêtre sur cour voilée d’un rideau déchiré.

— Étrange, me suis-je dit, pour quelqu’un qui vient de s’installer ! Il aurait pu remplacer cette étoffe, de toute évidence héritée du locataire précédent. Mais peut-être faut-il une femme pour veiller à ce genre de détail. Sans doute le docteur est-il célibataire ?

J’ai eu une pensée émue pour Rebecca, pour sa sollicitude, pour ses grands yeux verts, son teint de rousse et son délicieux accent british, façon Birkin dans les années 70. Car elle était anglaise, tout comme devait l’être le docteur Edwardes (du moins si je m’en référais à son patronyme).

 

Quand le médecin m’a reçu, je me sentais de plus en plus mal. L’étau d’une migraine atroce me serrait le crâne, j’avais peine à trouver ma respiration, mon cœur s’affolait.

— Rebecca avait raison de s’inquiéter, ai-je eu le temps de penser avant de perdre conscience.

 

Je me suis éveillé dans une pièce inconnue. Au décor, à l’ambiance feutrée, aux odeurs d’éther qui flottaient dans l’air, j’ai compris que ce devait être la chambre d’une clinique ou d’un hôpital. Devant la fenêtre, une femme vêtue de blanc me tournait le dos.

— Rebecca… ai-je soufflé.

Elle s’est retournée, et j’ai vu que ce n’était qu’une infirmière. À ma grande surprise, elle n’a pas fait mine de me soigner, ni même de s’approcher. D’un doigt sur les lèvres, elle s’est contentée de me rappeler la loi du silence qui régnait en ces lieux. Après quoi elle s’est remise à son ouvrage, une tapisserie représentant une cage dont les oiseaux cherchaient en vain à s’échapper. Triste présage ! Comme j’ai pu la haïr, cette tapisserie à laquelle elle s’occupait à chaque fois qu’elle passait un moment dans ma chambre !

 

En tout cas, je me sentais mieux. J’ai voulu réagir, me lever peut-être. C’est alors que j’ai senti la corde qui m’attachait au lit. Je dis « la corde » car c’est ainsi que j’ai perçu la chose, mais en réalité, il s’agissait plutôt d’une sorte de camisole de force…

— Mais… ?

Prisonnier ! J’étais bel et bien prisonnier. Pourquoi ? Qui m’avait emmené là, pourquoi m’avait-on attaché, pourquoi cette garde au pied de mon lit, pourquoi ce silence ?

— Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi suis-je ici ? Je veux m’en aller !

Elle ne s’est même pas retournée.

Alors je me suis affolé. Je me suis mis à crier.

Le résultat a été immédiat : ma charmante infirmière cette fois a réagi, mais pas de la manière que j’espérais. J’ai eu droit à une injection qui m’a renvoyé illico dans le monde des ténèbres.

 

Combien de temps s’est-il écoulé de la sorte, de réveil en nouvelle angoisse et de terreur en sommeil artificiel ? Je l’ignore. J’ai fini par comprendre qu’il n’y avait rien à faire, qu’attendre. Parfois, je percevais des conversations, derrière ma porte, des bruits de voix. C’est ainsi que j’ai acquis la conviction que je n’étais pas seul dans mon cas. Il y avait d’autres chambres, d’autres lits, d’autres « malades ». Tous prisonniers, comme moi. Dans l’hôpital — si tant est qu’il s’agissait d’un hôpital —  on les appelait « les enchaînés ». Parfois on les entendait crier, comme je l’avais fait au début.

Au moment des repas, mon cerbère muet me détachait les mains. Après quoi elle se retirait, non sans avoir soigneusement fermé la porte à double tour.

Personne d’autre n’entrait jamais dans ma chambre. Du moins tant que j’étais éveillé, car il me semble que, la nuit, des silhouettes s’affairaient autour de moi.

Sans l’ombre d’un doute, tout cela était très inquiétant. Où étions-nous exactement ? Que nous voulait-on ? Qui était derrière tout cela ?

 

Imaginez-vous donc ainsi, enfermé, ligoté, sans personne à qui parler, pendant des jours, des semaines, des mois peut-être. Comment ne pas devenir fou, comment ne pas sombrer dans la psychose ? Sans cesse aux aguets, j’ai senti tous mes sens s’aiguiser, et surtout le sens de l’ouïe, le seul qui me reliait encore, même de très loin, au monde des vivants. C’est ainsi que j’ai peu à peu appris à capter les murmures les plus ténus, les plus petits chuchotements, au-delà de la porte toujours fermée de ma prison. Car si l’on veillait à ne jamais proférer la moindre parole en ma présence, on ne se gênait guère, par contre, dans la pièce voisine. J’ai constaté que mes bourreaux parlaient souvent anglais entre eux. Quand ils s’exprimaient dans la langue de Voltaire, c’était avec cet accent insulaire qui m’avait tant attiré chez Rebecca. Leurs prénoms aussi étaient anglo-saxons : mon infirmière personnelle se nommait Marnie, et puis il y avait Frenzie, Marion, Lina, Alicia, Barbara, Grace, Shirley, Janet… et Harry. Harry ! Le prénom que j’avais lu sur la plaque de cuivre du docteur Edwardes ! C’est lui qui avait manigancé tout cela, c’était lui le maître d’œuvre de cette sinistre comédie.

Deux ou trois fois, il me sembla même entendre prononcer le nom de mon épouse. Au début, j’ai refusé d’y croire, mais la vérité a fini par s’imposer. Rebecca, ma douce Rebecca, était la maîtresse de l’infâme Edwardes, et cela depuis longtemps, depuis bien avant notre rencontre. Dire que je n’avais jamais eu de soupçons ! Quant à Marnie, c’était sa sœur. À force d’écouter, d’espionner, de réfléchir, j’ai pu reconstituer toute l’histoire. C’est que je ne manquais pas de temps pour réfléchir…

 

Frankenstein du XXe siècle finissant, Edwardes prétendait avoir découvert le moyen de créer de toutes pièces un être nouveau, ou plutôt une race nouvelle. Greffe, clonage, biologie de pointe et génie génétique, voilà les outils qui devaient lui permettre d’atteindre son but. Le progrès de la science, tel était le grand alibi de ce fou mégalomane.

Il avait sélectionné une série de sujets qui, tous, présentaient quelque particularité utile à son projet. En ce qui me concerne, c’est mon sens de la déduction qui l’avait attiré… et qui devait le perdre. Pour d’autres, c’était leurs aptitudes mathématiques, leurs dons artistiques, leur condition physique, voire la couleur de leurs yeux ou le charme de leur sourire.

Je ne sais pas trop comment il comptait s’y prendre, ni où il en était de la réalisation de son rêve absurde. On profitait de notre sommeil (rendu plus profond par les drogues que l’on mêlait à notre nourriture) pour prélever ici quelques cellules, là des segments d’ADN. Tout cela baignait, croissait et multipliait dans je ne sais quel bouillon pseudo-scientifique.

Et Rebecca ? me demanderez-vous. Simple : elle lui servait d’appât, attirant chez lui les proies qu’il avait sélectionnées. Je me trouvais au centre d’une sorte de diabolique complot de famille.

Je soupçonne le médecin d’avoir envisagé également pour elle un destin plus glorieux, celui de mère porteuse du nouvel Adam qu’il entendait créer. Une espèce de compromis entre Ève et la déesse-mère que révéraient les anciens, en quelque sorte.

 

Que comptait-il faire de nous, « après usage » ? Je n’ose l’imaginer.

En tout cas, il avait eu raison d’admirer mon sens de la déduction. Il aurait dû, aussi, prendre en compte mon passé. Mais sans doute ignorait-il que, pour payer mes études, j’avais fait le contorsionniste dans un music-hall ? Quoi qu’il en soit, quand j’ai compris ce qui se passait, je me suis exercé, jour après jour, à libérer un bras, puis une jambe, puis un autre bras… Le relâchement apporté à ma surveillance m’a aidé, il faut l’avouer. Sans doute mon apparente résignation avait-elle désarmé l’abominable Marnie.

 

Toujours est-il que je suis arrivé, un beau jour, à me dégager des entraves qui me retenaient captif. Je me suis levé. Tout s’est mis à tourner autour de moi. Pour ne pas tomber, je me suis appuyé à la table basse sur laquelle se trouvait la sinistre tapisserie, à côté de la boîte à ouvrage avec les laines et les soies multicolores, les aiguilles, les ciseaux…

Quand Marnie est entrée comme chaque jour, vers les midi, je l’attendais de pied ferme, la paire de ciseaux à la main. Elle s’est écroulée sans un cri. Je me suis penché sur elle. Pas de doute, elle était aussi morte que Janet Leigh dans sa douche.

Pas de printemps pour Marnie, cette année, ai-je murmuré avant de me risquer de l’autre côté de la porte. Et j’ai ajouté avec une ironie macabre dont je ne me savais pas capable :

— Bon voyage, ma belle ! Tu vois, c’est ainsi qu’une femme disparaît, discrètement, sans bruit…

 

Je me suis aventuré au-delà de la porte. Je tremblais un peu, conscient des dangers que je courais. Pour Edwardes et ses acolytes, j’étais devenu l’homme qui en savait trop ! S’ils arrivaient à me mettre la main au collet, ce n’est pas le chantage que je risquais. Non, j’avais proprement la mort aux trousses. Ce serait eux ou moi…

 

J’ai rencontré le médecin au détour du couloir. Les ciseaux ont frappé une fois encore, et il est tombé sur le sol en poussant un cri terrible. Une porte s’est ouverte, des pas ont sonné sur les dalles… Rebecca s’est penchée sur son amant, en pleurs.

Mais qui a tué Harry ? s’est-elle exclamée.

J’ai eu bien du mal à ne pas la prendre dans mes bras. Elle était si jolie, si attendrissante, si fragile… Mais je me suis remémoré sa trahison, sa duplicité, et le danger terrible que j’avais couru. Je l’ai prise par le poignet, pour qu’elle ne s’échappe pas. J’ai rencontré son regard, entre larmes et colère, et je n’ai pu m’empêcher de la questionner.

— Explique-moi, Rebecca, je t’en prie. J’ai besoin de comprendre.

Je ne répéterai pas ce qu’elle m’a dit. À quoi bon ? Ses paroles m’ont fait plus de mal que la captivité, la peur, la solitude. J’ai su que, vraiment, j’avais bien failli mourir. La femme que j’avais aimée et épousée, la femme que, d’une certaine manière, j’aimais encore, a voulu ma mort. Elle m’a utilisé comme un objet que l’on manipule puis que l’on jette.

J’ai tenté de crâner, malgré ma douleur, de rire, de la narguer.

— Le crime était presque parfait. Désolé d’avoir été le grain de sable qui a enrayé le mécanisme !

Je n’ai pas pu continuer, tant j’avais la gorge serrée. Je me souvenais de tous ces jours lumineux où je l’avais eue à mes côtés, de cette complicité tendre entre nous, et puis du commencement de notre histoire, de notre rencontre dans un train. Pour elle, disait-elle en ces temps heureux, je resterais toujours l’inconnu du Nord-Express. Ainsi, rien de tout cela n’avait été vrai ? Depuis le début, elle me mentait, elle me jouait la comédie ?

 

Je l’ai laissée là, à côté du docteur fou qui gisait sur le sol. J’ai ouvert les autres chambres, libéré mes compagnons d’infortune. Puis je suis revenu vers elle pour la voir une dernière fois, pour garder malgré tout son image gravée dans mon cœur. Je lui ai fait un petit geste d’adieu, de la main, façon Bogart dans un film d’Howard Hawks, en lui murmurant cette phrase qui nous faisait rire, jadis, et que je lui répétais souvent au téléphone, quand je l’appelais pour lui dire que je l’aimais et que je pensais à elle :

— T’as l’bonjour d’Alfred, mignonne.

Car je m’appelle Alfred. Je ne vous l’avais pas dit ?

 

Et je suis sorti de sa vie pour toujours, sans me retourner.

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