Soins palliatifs

Luc Dellisse,

Un jour, il y a trois mois, dans un taxi jaune, pour la première fois de ma vie, je me suis vu de l’extérieur. Un drôle d’oiseau. Toujours à courir aux quatre coins du monde, sans rien en voir, plongé dans mes livres et dans mes regrets. Et si léger ! Le moindre souffle me retournait à 360°. Gigolo métaphysique. J’étais le produit parfait de la perversité de Dieu. Je me faisais payer en émotions faciles et en intrigues sans fin.

Le noir me prenait, dans ce taxi. Rien ne subsistait, du monde auquel j’avais cru. Le paradis terrestre, délabré depuis longtemps, n’offrait plus aux yeux que ruines éparses et pans de mirage. J’avais posé ma joue sur le rebord de la banquette. Le paysage défilait.

Comme une huître dans son écrin, entre la masse informe de Long Island et le sous-continent New Jersey, la presqu’île de Manhattan exhibait sa précieuse chair nacrée. Je n’y remettais pas le pied avec une joie sans mélange. Ma première visite remontait à douze ans et avait été triste. À l’inverse de la plupart de mes amis, qui avaient retiré de leur séjour dans la capitale du monde une impression tonique, je m’étais enlisé à New York. Il est vrai que les conditions particulières de mon séjour ne prêtaient pas à rire : je venais rejoindre une amie qui se sentait, jour après jour, devenir folle. La forme de folie dont elle se croyait habitée était la possession diabolique. Dieu et Diable : depuis la Chute, on dirait que leur combat à armes égales n’a jamais cessé.

Clara, elle s’appelait Clara. Elle était juive : par goût bien plus que par destin. Elle m’avait appelé au secours, moi plutôt qu’un autre. Et j’aimais les appels à l’aide. Et j’aimais être indispensable. À peine terminé mon préavis dans une compagnie d’assurances, je prenais l’avion. Je n’avais même pas songé à acquérir un plan de New York. Le trajet sinueux en partant de l’aéroport m’avait paru incompréhensible. J’avais bien eu un petit sentiment d’euphorie en franchissant un grand pont au-dessus d’un bras de mer (Brooklyn Bridge, je suppose), mais il s’était vite dissipé. En m’approchant de Greenwich Village, je concentrais tous mes efforts pour échapper aux grognements affectueux du chauffeur de taxi. La circulation me paraissait fluide et grise, à cette heure matinale, inaccoutumée. Le chauffeur était d’origine roumaine et finit par me parler en français. Pour me dire qu’une voiture nous suivait depuis l’aéroport. Je l’écoutais à peine. Encore une victime des feuilletons télé. Ses paroles tombaient autour de moi comme des cheveux coupés chez le coiffeur : dans l’indifférence. Je pensais à Clara.

Elle avait le profil idéal de ces femmes, qui sans pouvoir se passer des hommes, leur en veulent pour l’éternité. Elles les trouvent futiles, égoïstes et de mauvaise foi (ce qui n’est pas si mal les juger). Volontiers elles se feraient lesbiennes, ou nonnes dans quelque chapelle psy. Mais le bonheur, auquel elles estiment avoir droit, les font rêver aussi d’un amant insensé et docile, éphémère et ardent, en bref : parfait comme le sont, dans les ruches, les bourdons fécondeurs, prompts à mourir une fois leur travail accompli.

Clara était si jolie que j’avais mis longtemps à admettre que j’étais à ses yeux le plus mauvais bourdon du monde. J’aurais aimé qu’elle fasse la paix avec les hommes, dans mes bras. Quand elle avait quitté Anvers pour rejoindre je ne sais quel cousin sentimental, à NY, je n’avais pas compris. Un cousin !

Au début, elle répondait peu et mal à mes lettres. Depuis l’invention du mail, ses missives devenaient plus fréquentes, plus explicites. Elle parlait avec beaucoup d’objectivité de sa buvette du diable, quelque part entre son plexus et son utérus. Cet esprit malfaisant qui l’habitait la poussait à toutes les ignominies. Elle en hurlait la nuit, quand elle retrouvait son libre arbitre. Je ne peux pas, je ne veux pas donner d’exemple : si elle vit encore, elle a droit à l’oubli tombal. Pour l’instant elle croit au diable et a décidé de se faire exorciser. Cette entreprise implique quelques choix collatéraux ; par exemple se convertir au catholicisme. Elle m’a demandé d’être son parrain. Ainsi va le monde. Chaque jour à présent je constate que Clara se trompait : le diable n’existe pas, mais Dieu. Il fait ce qu’Il veut de nous tous : on regimbe, on rue, on finit par obéir. Et Il nous crève sous lui, comme des chevaux exténués.

A présent, au fil du paysage urbain inchangé, repassait mon angoisse à l’envers, lors de mon arrivée chez Clara, douze ans tôt. Clara absente s’était fait remplacer par la voisine du dessus pour m’ouvrir la porte. Dans les bribes de phrases enthousiastes que je déployais pour expliquer mon arrivée, j’avais cherché à dire à la voisine que je venais au secours de Clara comme un chevalier blanc. Mais j’étais incapable de faire entendre une ombre de nuance entre knight et night, et j’avais vu qu’elle se demandait, la voisine, pourquoi je me qualifiais moi-même de nuit blanche. Tout ce qui s’ensuivit entre nous les jours suivants (tandis qu’à l’étage du dessous, Clara s’enfonçait dans la folie) découla de cette confusion linguistique initiale. Nous passâmes quelques nuits vraiment très blanches, elle et moi.

Clara revint peu après. Tout de suite l’enfer commença. Elle décrivait ses affres avec une précision diabolique. Quand je n’en pouvais plus, j’allais m’enfermer dans le dressing, et j’écrivais. À l’époque j’avais l’illusion d’avoir des idées et je couvrais à tout bout de champ un carnet de notes de petites phrases qui me semblaient brûlantes, et qui ne sont plus aujourd’hui qu’indéchiffrables.

C’était à dire vrai mon seul refuge. Depuis son dernier message, le point de vue de Clara avait changé et elle ne soupçonnait plus le diable de la posséder elle, mais de s’être emparé de l’âme de ses proches. Pour la damner. Suivez mon regard. Je ne suis pas aussi dénué de diplomatie que mes amis ne le prétendent, mais après six ou sept heures de tête-à-tête pour convaincre une femme écumante qu’on a des défauts, certes, mais qu’on n’est pas Satan incarné, ma patience vacillait.

La pression, la fatigue, l’inutilité rongeaient mon énergie. Clara sortie, je rôdais dans un appartement trop grand pour moi. J’aimais encore mieux affronter sa folie que son absence. Je prenais mon rôle d’hôte providentiel au sérieux — peut-être un peu trop. Je lisais son courrier, j’examinais ses extraits de compte, je buvais son champagne, j’appelais mes amis au téléphone. Et quand j’entendais un bruit de pas au plafond m’indiquant le retour de la voisine, je me munissais d’un plateau chargé de victuailles pour aller la rejoindre, en chemise et sans chaussures.

Un petit fait nouveau a fini par tout bousculer. J’ai eu peur. J’ai réservé mon vol de retour pour l’après-midi même. Et suis parti. En laissant un petit mot désolé à Clara. Plus jamais revue depuis lors. J’ignore si elle est guérie, si elle est morte. Ou si, bien vivante au fond d’une clinique, elle est désormais dans la paix du Christ.

Douze ans plus tard, j’abordais la grande ville au terme d’un vol rapide et studieux. Je me sentais en éveil, concentré.  Etre à New York, c’était être proche de la salle des machines. Comme tout le monde, je m’étais rendu à l’évidence, la planète avait changé de couleurs, elle était unie sous bannière étoilée. Gaulois perplexe, j’entrais dans Rome derrière le char virtuel des vainqueurs. J’ajoute que Manhattan, abordé dans la lumière matinale, par l’oblique du vent, me faisait l’effet d’une vieille connaissance.

Tout de suite je me suis promis d’être dans cette affaire sans états d’âme, sans égoïsme. Par exemple, fatigué par le voyage et l’ennui des démarches, je serais volontiers passé d’abord à hôtel pour prendre une douche, dormir un peu. Pas question. Je me rendrais sans perdre une minute au Mount Sinaï & Torah Hospital. Mon sac n’était pas lourd. Trois volumes dépareillés de Meredith et ma trousse de toilette en faisaient tout le lest. En outre, chemisettes et pantalons de toile — légers, légers, légers.

Le MST Hospital était vieux, propre, grenat, plutôt provincial, dans la partie pourtant la plus huppée du West End –  le flanc ouest de Central Park. L’odeur de désinfectant n’était pas la même qu’en Europe : plus lyrique. Je me suis vers l’accueil. Je savais que Michel était soigné en oncologie. Après avoir consulté son écran, le préposé m’a dit de me rendre dans l’aile droite, au sixième étage. La mort égale de l’ascenseur était douce, désagréable. Les portes s’ouvrirent avec un bruit de pneu de vélo qui se dégonfle. Sur une plaque devant moi, je lus : PALLIATIVE CARE.

Je n’ai pas eu besoin de regarder Michel à deux fois pour savoir que les jeux étaient faits. Non parce que je l’avais connu gros et qu’il était devenu squelettique. Mais à cause de sa bouche ouverte, de sa peau parcheminée, et de l’affreuse couleur du liquide qu’un goutte-à-goutte injectait dans ses veines.  L’infirmière achevait de remonter ses couvertures. Puis sourit en passant devant moi pour gagner la porte.

Je m’avance vers le lit. Traînant les pieds, contenance pénible. Il lève son regard gris, sans aucun signe de surprise.

— Ah, Luc. Tu es là…

— Oui.

— Annie t’a dit que j’étais foutu ?

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— C’est long, tu sais.

— Ce genre de traitement prend toujours du temps.

— Je ne te parle pas du traitement. Ils ont arrêté le traitement. Je te parle de la mort. C’est long à venir.

Essoufflé d’avoir tant parlé, il se tait. Je vois que ses mains tâtonnent sur l’oreiller. Je me rappelle ce que j’ai lu mille fois sur les moribonds : vers la fin, ils se mettent à gratter les draps. Je suis glacé, je cherche des yeux le bouton pour avertir l’infirmière. Mais non. Michel tâtonne pour autre chose. Pour

Prendre appui. Il finit par me dire : Aide-moi à me redresser. Je me penche. Je glisse mon bras sous son dos. Je ne sens que la raideur, la maigreur. Il est léger comme une boîte vide… Je parviens à le rehausser un peu, j’arrange ses oreillers. Épuisé, il gît sur le flanc, la bouche ouverte…

— Tu veux que je te fasse la lecture ?

—  Je ne m’intéresse plus beaucoup aux livres.

— Ça doit être l’immobilité.

—Non. C’est la morphine. Tu sais, ici, on est aux soins palliatifs.

— L’infirmière a l’air compétente.

— Oui.

— Tu sais à qui elle me fait penser ? ai-je demandé.

— Oui. Je sais…

— Elle habite à Bologne, à présent. Étienne est en Suisse. Toi, à New York. Tous nos amis ont fini par émigrer. C’est drôle, tu ne trouves pas P

Il ne trouve plus rien. Il s’est endormi. La morphine ? La fuite dans les rêves ? J’ai gagné la fenêtre. Une chaise et une lunette d’approche empêchaient de se pencher air—dehors. J’étais un peu surpris. La chaise, passe encore. La lunette, c’était plus compromettant. Elle s’associait forcément à l’idée d’un poste d’observation pour rapprocher le lointain. Mais il n’y avait pas de lointain en vue. Juste quelques arbres, contre le mur d’un bâtiment qui devait être une dépendance de l’hôpital. Toutes les fenêtres étaient à guillotine, et la partie basse avait une vitre dépolie. Il est vrai qu’en inclinant la lunette en angle obtus, on aurait pu plonger dans le fonds des chambres du deuxième étage. Mais le remuement des arbres formait un grillage mobile, impénétrable.

Le soleil est sorti des nuages et a inondé la façade rébarbative. J’ai vu alors que, presque à ma hauteur (les deux bâtiments n’étaient pas symétriques), l’avant-dernière fenêtre était ouverte. Sa vitre opaque remontée ouvrait le champ au regard. J’ai collé mon œil gauche à l’œilleton. Ajustement des lentilles. La pièce a paru se changer en sa propre image sur écran. À l’intérieur, une femme parlait au téléphone, penchée en avant. Elle a reposé le téléphone et ôté sa veste d’un geste décidé.

L’optimisme qui survit en chacun de nous espérerait qu’elle allait se mettre nue pour quelque raison paramédicale. Mais non. Elle s’est simplement emparée d’une liasse de feuilles posées sur le bureau. La lunette et moi la suivions à travers la pièce. Je voyais sa blouse satinée. Elle s’est accroupie pour brancher la prise d’un petit appareil, de la taille d’une imprimante et de la forme d’un hachoir à viande. Elle a soulevé le couvercle de l’appareil et y a introduit les premières pages. Je n’avais jamais vu de fax de cette sorte et je me sentais perplexe. Les pages succédaient aux pages. Tout à coup je me suis redressé. Cet espionnage cosy me devenait insupportable. J’ai repoussé l’instrument, qui a pivoté sur son axe et donné un grand coup dans la vitre. Quand même pas assez fort pour la briser.

Michel a rouvert les yeux. Il avait l’air plus bas qu’avant de s’endormir. Il a balbutié quelques mots plâtreux. Je me suis approché. Il voulait savoir où je logeais. Je lui ai parlé de l’hôtel qu’on m’avait conseillé, à Colombus Circle. Il a secoué la tête. « Pas question. Tu vas aller chez moi. Il n’y a personne

Tout est en ordre. J’y tiens ».

Le moyen de le contrarier ? Il me serrait le poignet d’une pression ferme, pour marquer son insistance. J’ai accepté. Il m’a fait fouiller ses vêtements, dans la penderie, jusqu’à ce que je trouve les clés de son appartement. J’ai embrassé Michel. Je reviendrais le lendemain. J’étais là pour ça.

Au fond du couloir il y avait une fenêtre. J’ai été jeter un nouveau regard sur l’immeuble d’en face. À l’œil nu, c’était plus loyal. Précisément j’ai aperçu la femme en blouse, penchée à l fenêtre.  Elle tenait une sorte de boîte à la main. Elle l’a retournée au- dessus du vide. Une pluie de confettis blancs est tombée en tournoyant sur les arbres. Elle les regardait voltiger avec un air de souffrance. Le creux de son décolleté surplombait.

Le logement de Michel était situé au diable : à Brooklyn. C’était un studio étriqué, très propre, assez bien décoré. Les livres, les disques, les posters étaient tous récents et américains. Bon élève, il s’était donné les moyens de s’acclimater.

Sur la table basse, il y avait une caissette avec deux cigares. Après une courte lutte, je les ai fumés. Si par miracle Michel rentrait un jour chez lui, il n’aurait rien de plus pressé que de jeter aux ordures ces instruments mêmes de sa mort.

Il n’y a pas d’heures de visite aux soins palliatifs : dans cet antichambre du néant, les horaires sont sans force. J’arrivais tôt, je me mettais dans le fauteuil, je tournais les pages de l’Egoïste. J’avais rangé la lunette dans le placard aux vêtements. J’attendais le moment de m’asseoir sur le bord du lit.

Comme certains grands vieillards déboussolés par l’âge, désormais Michel était à deux temps : parfois, présent, très attentif, très vif, parlant de tout avec une lenteur qui n’était que dans la parole, sans aucun accroc. Parfois vague, déconstruit, rêveur, en partie dépossédé de lui-même, répétant certains mots sans qu’on sache si c’était à cause de leur importance, ou simplement parce que seuls ils surnageaient au sein de son engourdissement. Le passage d’un état à l’autre était parfois brusque : durant dix minutes j’étais ravi par les progrès de notre échange et j’avais l’illusion qu’il allait mieux. Un instant d’écart, le temps de ramasser un fruit ou de régler le conditionnement d’air, et il s’était absenté. Alors je sentais les sanglots nerveux m’envahir, et je me remettais à tousser, en maudissant

L’humide climat new-yorkais.

Le sixième jour, je n’ai pas pu lui parler du tout. L’infirmière me dit qu’il avait beaucoup souffert toute la nuit, et qu’à présent il déclinait très vite. Je suis resté dix minutes debout près du lit. Je lui ai récité des vers de Racine, il avait beaucoup aimé Racine. Le seul mouvement dans son grand corps allongé, c’était le souffle. Les yeux étaient ouverts, mais je sentais qu’il ne me voyait pas.

Le septième jour, j’ai trouvé la chambre vide. Le matelas nu, la fenêtre ouverte, les vêtements repliés. L’infirmière est entrée sur mes pas. J’ai demandé où était le corps. Ma voix était un peu coassante. Au funérarium, a dit l’infirmière. Elle m’a agrippé la nuque et l’a pincée très fort, comme pour m’empêcher de m’évanouir. C’est vrai qu’elle ressemblait à Annie. Elle me disait « Come on, come on!»  Elle attendait que je pleure et moi, j’attendais qu’elle m’embrasse. L’éternel malentendu.

Le funérarium, en langage pudique, est une salle froide où les morts attendent leur inhumation. Vous êtes de la famille, a demandé le noir en combinaison d’astronaute qui gardait la porte. J’ai hoché la tête et il m’a engagé à le suivre. Sur son large dos, l’inscription, MSTH faisait un curieux effet. Il s’est arrêté très vite, il a fait coulisser une portière en tissu léger, décoratif — on aurait dit un rideau de douche. Je suis entré et il a refermé la portière derrière moi.

On avait curieusement rassemblé autour du mort les éléments stylisés d’un culte mal compris : un seau en plastique rempli de chrysanthèmes ; une sellette portant un cylindre de verre rouge dans lequel brûlait une bougie — curieuse idée qui évoquait le principe de la présence réelle ; et, au pied du catafalque, un prie-Dieu en velours bleu élimé. Une enclave chrétienne dans un lieu qui ne l’était pas.

S’agenouiller sur le prie-Dieu, c’était se coller le visage contre le montant du catafalque, sans pouvoir distinguer le corps. Je me suis donc approché du socle, les mains croisées, et j’ai senti l’effort d’attachement que s’imposait mon regard pour oser regarder Michel. Il gisait là, transformé en sa propre statue de cire, incroyablement mince, pâle et ciselée. Ses traits, charmants et un peu rustiques quand la vie y mettait toute son animation, avaient pris une apparence dédaigneuse et décharnée. Et la lèvre supérieure légèrement retroussée lui donnait même une touche sardonique : celle d’un hidalgo doutant soudain du salut éternel.

Je regardais cette tête avec une attention exorbitée, pour bien me pénétrer de la mort de Michel et, plus encore, de l’existence de la mort en général. Quand j’ai senti que l’horreur était à son comble, j’ai murmuré à mi-voix : « Maintenant que tu es dans le vide et dans le noir… » Je me suis interrompu, effrayé. Depuis huit jours, je parlais à peine, et ces mots m’ont paru sortir de la bouche même de Bossuet.

Plus tard, dans le studio, après avoir bouclé mon sac, j’ai débranché le frigo et je me suis approché de la fenêtre pour tirer les rideaux. À l’instant même, le sentiment aigu d’une vieille blessure m’a immobilisé. La mémoire a fait son travail rapide, rédempteur, et j’ai été m’asseoir sur le canapé Woodstock. J’avais encore un peu de temps avant de gagner l’aéroport.

Je savais à présent pourquoi la lunette d’approche m’avait soudain écœuré. À cause de Clara.

Quand je rentrais dans l’appartement de Clara, au retour d’une visite ou d’une promenade, je ne savais jamais si elle était sortie ou si elle me guettait dans un coin. La pièce de séjour était plongée dans la pénombre. À croire qu’elle repassait derrière moi pour tout occulter. Mon premier geste était d’actionner le bouton pour remonter les stores. Puis je me replongeais dans mon existence méditative, proche de la prostration.

Pourquoi je jour-là, après un bref séjour dans la salle de bains pour me débarrasser du parfum entêtant de la voisine, ai-je regardé par la fenêtre ? Pas une seule fois jusque-là je n’avais fait attention au paysage urbain. À l’instant même, un petit éclair blanc, rapide, aigu me sauta au visage. J’en apercevais la source, une lune ronde collée sur la vitre de l’immeuble d’en face. Je suis revenu vers le centre de l’appartement et j’ai pris les lunettes de soleil délaissées par Clara. Je les ai mises. Leur ajustement Polaroïd faisait l’effet d’un sur-réglage rétinien.

De retour à la fenêtre, j’ai vu ce qu’il y avait à voir. Ainsi le chauffeur de taxi n’était pas un intoxiqué : j’avais vraiment dû être suivi dans les rues de Manhattan. Ce n’était pas difficile de deviner par qui. D’autant moins qu‘il me semblait reconnaître le visage aquilin et inflexible du cousin dont Clara m’avait un jour montré la photo. Il est jaloux de tout le monde, m’avait-elle déclaré en riant.

Avec sa nonchalance et son télescope, il me faisait penser au personnage longiligne et exténué du film qu’on projetait chaque année dans mon collège. On y voit un homme à la jambe cassée cultivant la curiosité comme une thérapie : il braque son instrument aux quatre coins de l’horizon. Il se focalise très vite sur les agissements d’un locataire de l’immeuble d’en face. Il en vient à le soupçonner d’avoir assassiné sa femme. Rien de plus exact que cette hypothèse. Le veuf se montre prêt à inscrire sur son tableau de chasse cet insoutenable voisin. La fable moderne par excellence. L’arroseur arrosé revu par CNN.

Sauf que le point de vue du protagoniste s’exerçait ici à mon désavantage. C’était moi, l’inconnu mystérieux. Moi, le coupable d’adultère et peut-être d’autres crimes. Moi le rôdeur en chambre, le fureteur inlassable des meubles et placards de l’appartement. Moi qui brûlais soudain mes vaisseaux, qui filais sans prévenir personne, sautant dans un dernier taxi, abandonnant Clara à son sort, emporté par le staccato d’une migraine mathématique.

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