Il était juste parti quelque jours

Thomas Depryck,

Les haut-parleurs diffusent des informations en continu dans tout le pays. Dans toutes les villes du moins, grandes ou petites. Sur des écrans géants, des visages défilent les uns après les autres assez rapidement : les noms et qualités des membres sortants du Conseil. Les bouches figées, arborent toutes plus ou moins le même sourire un peu emmerdé, un peu crispé, un peu à côté de la plaque. Les regards sont légèrement inquiets.

Qu’est-ce qui va bien pouvoir se passer maintenant ?

Figurent aussi en dessous les éléments se rapportant aux actions qu’ils ont menées au sein de l’Assemblée durant les trois années de leur mandat. Ça passe trop vite pour qu’on puisse vraiment lire, mais tout cela est après tout disponible sur le portail du Parlement. Certains ont beaucoup travaillé. D’autres n’ont pratiquement rien fait, à part voter. Mais c’est le jeu, c’est comme ça que ça marche.

Dans les rues les gens marchent, s’arrêtent, regardent, haussent les épaules parfois.

Leur quotidien n’a pas beaucoup changé depuis que l’ancien modèle, le modèle électoral, a disparu, il y a déjà une bonne vingtaine d’années. Ils ont toujours les mêmes difficultés à boucler les fins de mois. Toujours autant de problèmes pour se garer. Toujours les mêmes problèmes avec le manque de place dans les écoles. Toujours la même petite rancune à l’égard des gouvernants.

Ce n’est pas vraiment un jour de fête.

Elle est perdue l’activité des dimanches d’élections. Les rencontres aux urnes. Finies les soirées télé entre amis ou en famille autour des débats stériles, des étripages en règles. Finis les ego qui se répandent sans scrupule, pour attirer le plus de votes. Il n’y a plus que des analyses froides, des bilans objectifs.

C’est un peu triste.

Et pourtant il fait beau.

Les immeubles absorbent la chaleur et la recrachent en volutes qui troublent la vue. Les fontaines d’eau sont prises d’assaut. Il y a beaucoup de monde. Personne ne travaille aujourd’hui, à part les employés des cafés et lieux de rencontres et de discussion. Les terrasses des cafés débordent, des chaises supplémentaires sont installées pour tenter de grappiller le plus de place possible. Les caméras de surveillance s’agitent, notent les infractions, repèrent les coupables, consignent les faits et gestes les plus innocents dans une base de données gigantesque qui ne sert pour le moment pas à grand-chose à part à dresser des PV, mais qui dans quelques heures pourraient fonctionner à plein régime si cela s’avère nécessaire.

C’est le jour du Tirage au sort.

Qui sera désigné cette fois ? L’attente est fébrile comme toujours. Ceux qui y sont déjà passés, gambadent tranquillement ; les enfants continuent à jouer imperturbablement. Les personnes trop âgées ne s’inquiètent pas non plus. Il y a tous ceux qui font l’objet d’une dispense pour une raison ou une autre. Et puis il y a tous ceux qui se cachent, qui se terrent, qui ne veulent pas entendre parler de cette obligation. Il y a encore tous ceux, et il y en a beaucoup, qui espèrent vivement que leur nom sortira de la grande machine, que leur tour est enfin venu. Après tout, les émoluments compensatoires sont loin d’être négligeables, et servir son pays, servir l’intérêt commun une fois dans sa vie, c’est quelque chose de stimulant. Bien sûr il faut s’organiser. Parfois il faut vivre loin de sa famille. Il faut se mettre en pause carrière, il faut s’arranger pour que le logement qu’on occupe ne tombe pas en désuétude, mais tout cela n’est rien face au sentiment de triomphe qui s’empare des plus volontaires d’entre tous.

Les réfractaires tentent déjà de s’inventer des excuses, parfois très farfelues, tout en sachant que ça ne marchera pas. Ils ne sont pas nombreux, mais on sait qu’ils existent. La dernière fois que le sort est tombé sur l’un d’eux, ça a été la foire totale. Le type a fini par accepter le poste mais il a fallu le menacer, il a frôlé la prison.

Et ça crée une sorte d’agitation partout, un suspense énorme, bien plus engageant qu’une série américaine dont la diffusion, semaines après semaines apporte un brin de résolution, mais aussi une dose de frustration en réactivant l’indéterminé et le suspense.

Que va-t-il bien pouvoir se passer ?

Alors, sans se l’avouer vraiment, on espère ça. Que ça tombe sur un récalcitrant. Que ça dure un peu et que ce soit un peu palpitant. Sortir de la routine.

Un événement dans la mornitude ambiante.

De Kiev à Odessa, les regards se tournent vers le futur.

Et à 16 heures le résultat tombe.

Les ordinateurs ont décidé. Le puissant algorithme a turbiné. Avec une rapidité hallucinante il a scanné toutes les données de toute la population a réalisé un premier écrémage de tous les indésirables (les repris de justice, les putes et les gigolos, les schizophrènes et les paranoïaques chroniques, les ex-membres du conseil, etc.), et a sélectionné, par tirage au sort pur, cinquante noms.

Cinquante noms qui sortent un à un de la machine ; ils sont crachés par une petite gueule rectangulaire. En quelques secondes, une minute tout au plus, le tour est joué. Cinquante petites fiches comprenant le descriptif signalétique (identifiant, âge, taille, poids, couleur des yeux, profil génétique, etc.) des Élus atterrissent dans les mains du Mandaté spécial à la composition du Conseil. Cinquante personnes qui viendront remplacer les cinquante sortants, cinquante personnes qui vont rejoindre les deux cent cinquante restants, qui vont amener rapidement du « sang frais » à la machine politique.

Enfin, sauf s’il y en a un qui refuse ou un qui est par malheur affublé d’une « tare » qui l’empêcherait de remplir correctement sa fonction : les dépressifs chroniques et les femmes enceintes sont évacués sans ménagement, et la machine refait un tour de manivelle pour en trouver d’autres qui sont aptes au rôle. Il y en a parfois un ou deux dans le cas, parfois plus, parfois pas, donc tant que les cinquante noms définitifs ne sont pas sortis le train-train ne peut pas vraiment reprendre aussi tranquillement que d’ordinaire.

Pour l’heure tout s’arrête là.

Le temps se suspend. Les cœurs s’arrêtent un bref instant dans les corps des cinquante Élus. Ils sont pris de panique ou d’une grande joie. Trois ans. Trois ans pour servir le pays. Trois ans pour élaborer une politique la plus juste et qui tienne compte des besoins du plus grand nombre. Trois ans pour discuter, réfléchir, proposer, amender, négocier. Trois ans payés très confortablement. L’occasion rêvée pour les plus démunis de mettre de l’argent de côté. Ça relancera peut-être leur commerce après. Ça leur permettra peut-être d’acheter un logement décent. Une voiture. Du matériel hi-fi. Une télé gigantesque. Des choses comme ça.

Les émissaires du gouvernement sont dépêchés à travers tout le pays pour aller chercher les Élus, qui, s’ils ont suivi les actualités, n’ont plus eu qu’à préparer leur(s) valise(s), dire au revoir à leurs familles et amis, se mettre dans la perspective d’une séparation plus ou moins longue avec eux. Les membres du Conseil ont évidemment droit à un logement de fonction dans la capitale, logement dans lequel peuvent les rejoindre conjoints et enfants, s’ils le désirent. Des écoles sont mises à disposition. Le même crédit temps qu’aux Élus (sans perte d’ancienneté et comptabilisé dans le calcul de la pension) est accordé aux époux et épouses, conjoints en tous genres.

Les jours passent. Les Élus arrivent. Deux ont été déclarés inaptes. Quarante-sept ont répondu à l’appel et sont en route pour Kiev, ou sont déjà sur place. Tous les âges et toutes couches de la population semblent très bien représentés. L’échantillon est parfait. Il viendra certainement renforcer le Conseil admirablement.

Mais il y en a un qui n’a pas donné signe de vie et qui reste injoignable.

L’Élu Poutine ne répond pas. Il a disparu de la surface de la Terre.

On le cherche, on le traque, une véritable chasse à l’homme se met en place.

Trois jours durant, les invitations à se présenter restent courtoises, compréhensives. Mais ensuite ça se corse. Un Élu a la possibilité de ne pas siéger s’il présente une excuse valable. Dans le cas contraire il est contraint. S’il refuse encore, il risque la prison. Trois ans d’emprisonnement. Certains ont été jusqu’au bout de leur refus et en ont subi les conséquences. D’autres ont fui. Mais personne n’avait encore disparu avant même de savoir qu’il était désigné.

Parce que sa famille est catégorique.

Vladimir est parti, à cheval, quelques heures avant l’annonce des résultats.

Ça lui arrive souvent de disparaître quelques jours. Juste quelques jours, et puis il revient. Il revient toujours. Il n’est pas du genre à se débiner, au contraire.

Mais les émissaires du gouvernement n’en sont pas si sûrs. C’est louche quand même. Il faut le trouver au plus vite de toute façon. Il faut en avoir le cœur net. Alors c’est l’inquiétude qui règne. On suppute. Lui serait-il arrivé un accident ? Ça sera la première fois que ce cas de figure se présenterait. L’inédit serait-il a portée de main ? Où est-il ? Que fait-il ? Aucune caméra ne l’a identifié nulle part. Les endroits dans lesquels il se rend d’ordinaire sont scannés, scrutés par les satellites, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Mais rien.

Pour le moment rien.

*

Un soleil de plomb pèse sur les terres plates et fertiles de l’Ukraine. Les herbes ondulent, sèchent à vue d’œil, le vent est tiède ; il fait particulièrement chaud en ce mois de juin, il fait même étouffant.

Dans les villes, les gens se prélassent, lunettes noires sur le nez aux terrasses des cafés. Des jeunes et des moins jeunes causent assis ou couchés. Tout le monde n’a que le nom de Vladimir Poutine à la bouche. Tout le système est bloqué à cause de lui. Ça fait une semaine qu’on le cherche cet idiot ; il n’est nulle part, c’est quand même incroyable.

Vladimir est un homme de petite taille, il est blond, il est râblé, en ce moment il monte sa jument préférée, il galope, ignorant de toute cette agitation. Il traverse les champs, lunettes de soleil vissées sur le nez. Il rentre chez lui. Il pense à Maria.

À l’horizon, soudain, il aperçoit un vaste rideau de fumée. Des voitures en quantité. Des bruits sourds envahissent le ciel. Des hélicoptères. La troisième guerre mondiale se serait-elle déclenchée ? Ça serait la meilleure, ça, pense-t-il en rigolant.

Et il continue à avancer, insouciant encore, mais quand même plus tout à fait rassuré.

Cette colonie s’avance décidément vers lui. Pourquoi donc ?

Il rentrait chez lui, mais y arrivera-t-il ?

Il est parti il y a quelques jours, ne se doutant de rien, ayant parfaitement oublié le jour et l’événement, le tirage au sort. Il est parti, avec, dans la poche arrière droite de son jean, un mot. Un mot tout chiffonné que lui a fait passer la petite Maria. « J’accepte ta proposition. Toute à toi. Maria. » Si les parents de cette dernière savaient qu’ils allaient se rejoindre dans la cabane qu’il a lui-même fabriquée de ses mains, ils le tueraient certainement !

Mais il a le goût du risque Vladimir, et, surtout de sérieuses érections quand il pense à Maria.

Alors ça vaut la peine.

Alors il se sent capable de déplacer des montagnes.

Alors disparaître quelques jours et risquer la fureur du père de Maria, ne lui fait pas plus peur qu’une piqûre de moustique ; qu’importent les conséquences pourvu qu’il puisse assouvir son désir et faire éclater ses pulsions, pense-t-il.

Dans un sac, il a jeté pêle-mêle quelques vêtements, des boîtes de conserve, des livres, des capotes, de l’eau et deux bouteilles de vodka. Ça peut toujours servir.

Il est arrivé le premier.

Il a attendu.

Et puis elle est venue.

À la nuit tombée il a entendu du bruit, des petits pas, presque un frôlement, qui ont éveillé immédiatement ses sens. La petite Maria était dans ses bras en un instant, presque nue, totalement offerte, enfin offerte, et il ne s’est pas fait prier longtemps pour lui couvrir le corps avec le sien, de tout son poids. Ça a l’air de lui plaire a-t-il noté mentalement. Elle est divine, s’est-il dit encore. Et puis : « On dirait qu’elle sent la lessive. »

Effectivement, son odeur a quelque chose qu’il n’est pas vraiment possible d’identifier mais qui a mis Vladimir en rut immédiatement. C’est monté en lui plus vite que l’éclair, sans même y penser. Et la tension, accumulée depuis quelques semaines, depuis qu’il l’avait rencontrée et qu’elle lui avait jeté ce regard, cette tension qui ne voulait plus le lâcher depuis, avait enfin trouvé dans l’étreinte la porte de sortie tant attendue pour se décharger.

Je dois la posséder, avait-il pensé à part lui. Je le dois.

Elle m’appartient.

Elle est ma terre et je la labourerai.

C’est au creux de ses hanches que mon bonheur se trouve, et je l’atteindrai.

Elle a quelque chose de magnétique, d’irrésistible, de bestial, surtout quand elle passe sa langue sur ses lèvres écarlates, sans même y prêter attention.

C’est en ces termes qu’il avait envisagé sa relation avec Maria, dont il ne pouvait alors encore qu’imaginer les seins et la cambrure, les dessiner dans l’air à la faveur de ses décolletés et de ses robes collantes. Il lui avait donc fait passer un mot, lui avouant son désir, auquel elle avait répondu, avouant donc le sien, et acceptant l’invitation.

Il n’y a là rien de répréhensible se disaient-ils, juste l’accomplissement du destin. Et le destin, quoi qu’on fasse, il semble qu’on ne puisse y échapper. Alors autant courir gaiement à lui, quitte à se faire mal au passage.

Pendant cinq jours, Vladimir et Maria se sont léchés, dévorés, frottés, ils ont fusionné.

Au bout du cinquième jour, Maria a commencé à ressentir ce picotement qui lui indiquait immanquablement qu’il était temps d’en finir. Ses cuisses lui faisaient mal. Ses mains n’en pouvaient plus de ce torse un peu trop large finalement, elle n’en pouvait plus de ces yeux un peu débiles au fond, de cette coiffure trop scolaire ; et puis ces ronflements dans la nuit, même ivre de vodka, lui semblaient désormais insupportablement désagréables.

Il y a toujours un moment où l’on a envie de rentrer chez soi.

De retrouver ses habitudes, ses repères.

Vladimir, lui, se disait juste qu’il avait besoin d’une bonne nuit de sommeil, d’une bonne douche, et de se retrouver seul. Il ne se sentait pas las, ou agacé, mais il sentait que le moment était venu. Il se doutait bien qu’ils en resteraient là, ce n’était pas plus mal. Sa tension avait disparu. Ses ambitions étaient ailleurs. Il était insouciant, et léger, comme le sont tous les étudiants qui viennent de terminer leurs examens sans trop d’effort. Qui savent donc que la rentrée est encore loin et que personne ne les attend.

Il ne se doutait de rien.

Il ne s’inquiétait de rien.

Mais c’était une erreur.

Une inconséquence. Et ça aurait pu mal tourner.

Une chasse à l’homme et une traque d’une ampleur sans commune mesure avaient été lancées, et elles n’auraient de fin que lorsqu’il aurait été retrouvé, mort ou vif. Le pays était au bord de l’énervement, il était moins une. Alors heureusement qu’au bout du sixième jour Maria lui a dit, tout naturellement, tout simplement, tout doucement « je rentre chez moi », et qu’il a décidé lui aussi de reprendre le chemin de la maison. Alors heureusement que les corps se lassent et que les esprits s’égarent. Et heureusement que l’appel du foyer est plus fort que celui de l’aventure.

Elle a dit : je pars. Il a dit : d’accord. Il a passé la nuit seul, il a dormi d’un sommeil profond et sans rêve, et puis, au petit matin, il est monté sur sa jument préférée, fier comme toujours. Le soleil brillait déjà, l’air était déjà brûlant. Il se sentait bien. Rien ne lui barrait le chemin.

Rien ?

Plus tout à fait.

Une colonie lui faisait désormais face.

Et la masse brune et ocre a fini par le rejoindre.

Ce qu’il ne savait pas c’est qu’à peine était-il sorti de sa cabane que les satellites se sont affolés, les puissantes caméras ont immédiatement repéré le crâne et les épaules et la carrure du Poutine tant attendu. On a retrouvé le dernier Élu.

Et la colonne s’est mise en marche vers Vladimir.

Et la masse brune et ocre a donc fini par le rejoindre.

Des dizaines de voitures, de jeeps, de camionnettes se tenaient maintenant, immobiles devant lui. Silence. Il est un peu inquiet, pas très sûr de lui. C’est le père de Maria qui envoie tout ça ? Il est cinglé ce type ? Soudain un homme vêtu d’un costume noir sort de la voiture de tête. Il sue à grosses gouttes. Vladimir le reconnaît immédiatement. C’est l’Émissaire spécial à la composition du Conseil.

On ne peut pas ne pas le reconnaître quand on fait des études de droit.

Bordel de merde.

Dans le fin fond de sa mémoire une petite étincelle s’embrase et tout lui revient comme une évidence. Le con. Est-ce que ? Serait-ce ? L’homme en noir retire ses lunettes teintées et ce dialogue est retransmis en direct sur toutes les chaînes de télé du pays :

— Vladimir Poutine ?

— Oui ?

— On vous cherche depuis des jours. Est-ce que vous acceptez de nous suivre sans faire d’histoire ?

— Bien sûr ! Mais pourquoi ?

— Vous êtes Élu.

Et Vladimir sourit. Il est Élu. Bordel de merde. Et il les suit. Direction Kiev, pas besoin de passer par chez lui, il appellera ses parents plus tard ; et peut-être Maria aussi. Peut-être qu’elle viendra le voir. Peut-être pas. Peut-être que son père ne fera pas d’histoire finalement.

Ça n’a pas beaucoup d’importance. Il se sent bien. Très bien. Tout lui sourit.

Seul l’avenir du pays compte à ses yeux.

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