Il pleuvait. Depuis quand ? On avait récolté les maïs juste avant la première averse. Il n’avait pas cessé de pleuvoir depuis. Il pleuvait des brouettes. Les terres de culture détrempées n’étaient plus accessibles par les chemins creux où s’enlisaient les machines. On regrettait les chevaux. C’était le progrès, la machine l’avait emporté sur la traction chevaline. En attendant les betteraves attendaient… Julien n’était pas agriculteur mais il connaissait sa vallée aux étangs perdus, aux marais touffus, comme ses poches. Depuis son enfance, depuis la première carabine Flobert, 9 mm, il chassait passionnément. De son territoire il aurait pu parler pendant des heures. Il aimait conter : le canard sauvage qui pour protéger sa nichée simule une aile brisée et reste à la porte du fusil ; la femelle du lièvre, la hase qui, à la période des amours rendait fous les mâles voulant la couvrir. Ils étaient parfois six, sept, à poursuivre la femelle, perdant tout sens de leur sécurité. Et parfois les mâles s’éventraient à grands coups de griffes. Et la bécasse, la belle dorée, notre dame des bois aux grands yeux mystérieux, blessée, pansait une aile ou une patte avec de la boue, quelle belle histoire ! Vrai ou faux ? Allez savoir avec Julien !
Ce soir-là, il n’aurait pas dû pénétrer à la nuit tombante dans le grand marais. Il pouvait aussi bien attendre les bécasses en lisière. Muni d’une bouteille, il attirait les mâles en frottant le bouchon contre le verre. Wing ! wing ! Une bécasse croulait et il avait sa chance bien que ce fût un tir difficile. Au cœur du grand marais, un fourré d’épines noires attirait les bécasses qui venaient y vermiller. À pas prudents, en évitant les endroits les plus fangeux, il parvint à portée des épines noires sans éviter l’eau pénétrant dans ses cuissardes. Il pleuvait toujours, une fine pluie continue. Dans les peupliers le long de la rivière, des corneilles croassaient, elles auraient dû à cette heure dormir. Quelque part des geais cajolaient, sentinelles du marais avertissant les occupants de la présence de Julien. Les oiseaux insistaient. En traversant les prairies, Julien avait dérangé trois lièvres au gîte qui détalèrent, gagnant la colline la plus proche…
Bientôt Julien n’y verrait plus. Il écoutait la nuit en frottant le bouchon contre la bouteille. Il devina plus qu’il ne vit l’oiseau, rapide, silencieux, tombant comme une feuille morte. Il tira, très vite, et il le toucha de plein fouet au moment de la croule dans les ajoncs, juste là, à une trentaine de mètres entre deux saules et un aulne mort. Sans plus se préoccuper de ses cuissardes alourdies par l’eau, il parvint près des ajoncs et en tâtonnant trouva la bécasse bien morte, encore chaude. Il lui restait à rentrer par le même chemin, l’eau à hauteur du ventre, le pied incertain.
Comment n’avait-il pas vu l’eau monter ? Les prairies entourant le grand marais étaient couvertes d’eau miroitant à la lune levée. Toute la vallée était sous le coup d’une crue, et lui Julien pataugeait dans le grand marais, son fusil cassé à l’épaule, la bécasse à bout de bras. Qu’était ce bruit ? L’eau susurrait et cet étrange bruit était mille fois répété. Il tenta de glisser la bécasse dans la poche dorsale de sa veste de chasse. C’est alors qu’il perçut un pelage doux et ras. C’était bien un rat qui s’accrochait aux basques de sa veste. Au clair de lune, il aperçut alors des centaines de rongeurs se perchant dans les basses branches des saules et des épines, cherchant à échapper à la crue. Souris, mulots, surmulots, rats et musaraignes, vifs et prestes, l’entouraient et tentaient de grimper le long de ses cuissardes en poussant de petits cris. Il se secoua, gesticula en brandissant son fusil. Ses jambes étaient de plomb dans l’eau glacée et la vase. Il tapa des mains sur le bas de sa veste et ressentit une vive douleur aux doigts. Il secoua le rat qui le mordait cruellement… Alors une peur inconnue le gagna. D’un coup de reins il se redressa à l’instant où il allait choir dans l’eau montante tandis que les rongeurs tournoyaient autour de lui. Tous les arbres du grand marais étaient couverts d’animaux comme des boules dans le sapin de Noël. Des centaines de petits yeux l’observaient…
Lorsqu’il parvint enfin dans la prairie au sol plus assuré, il se débarrassa d’un coup de crosse d’un rat niché sur son épaule qui allait le mordre au cou. Il retourna ses poches sans se soucier des cartouches tombant à l’eau. Il jeta deux souris, plus une autre nichée dans sa blague à tabac. Il respirait à petits coups et se surprit à geindre de peur rétrospective. Deux rats musqués traçaient leur sillon dans l’eau étale. Il tira le premier, ce qui lui sembla rétablir l’ordre des choses, encore que dans son bas-ventre glacé la peur était encore aiguë comme la dent des rongeurs. Il suça son doigt maculé de sang. Le brouillard envahissait la vallée. Il ne pleuvait plus et les rongeurs s’étaient tus. Seule une corneille croassait encore dans la nuit, où le bruit de la rivière en crue occupait le silence. L’eau ne cessait de monter et les corneilles voletaient d’arbre en arbre couvert de rongeurs. Julien n’avait pas compris que les oiseaux avaient tenté de l’avertir de ne pas pénétrer dans le marais.