Réactiver la mémoire antédiluvienne

Claire Lejeune,

Penser la catastrophe en poète, c’est l’éprouver. L’épouser. La connaître pour la comprendre. Donner une âme à « ce qui arrive » et à cette âme, des mots pour s’écrire. Devenir le lieu du désastre, de l’écriture sismographique du désastre. En l’occurrence du tsunami. Faire corps avec la mer soulevée par une secousse tellurique de magnitude proche de l’extrême. Corps d’analogie avec les éléments déchaînés. Connaître la nature en tant que participant d’elle, être lieu de la deviner, de la pressentir, soit d’anticiper le déluge, de le sentir venir dans ma chair et dans mon sang, de le flairer, de me mettre en situation de le vivre, de construire l’arche – la structure mentale – qui me permettra de lui survivre. De lui survenir.

Je suis venue à l’écriture pour ne pas périr, par absolue nécessité de construire l’arche qui me sortirait de la mentalité patriarcale où la vie m’était devenue impossible.

J’y fis corps verbal avec la Terre-Mère, avec la Mer-Mère, avec la relation élémentaire du feu, de l’eau, de la terre et de l’air. Ma vie s’est changée d’aller avec la vie, de l’épouser, de s’identifier à Elle.

L’expérience poétique des profondeurs de la mémoire a réveillé en moi l’animiste – l’analogiste – à qui la civilisation monothéiste avait coupé la langue. Dans le corps de la civilisée, la femme sauvage a rompu les sept sceaux de l’autocensure où elle fut emmurée. La femme solaire s’est remise à parler. Les deux sœurs que des millénaires de patriarcat séparaient se sont trouvées : de la nature et de la culture, de l’orient et de l’occident de la mémoire, l’archaïque et la moderne ont tout à se révéler l’une à l’autre. Elles n’en finissent plus de s’entre-féconder. L’alliance de la femme préhistorique et de la femme historique se crée au jour le jour une langue transhistorique non mimétique à laquelle, forcément, l’oreille terrestre ne préexiste pas. Comme la fonction crée l’organe, toute langue à soi – la langue qui sauve – se doit de susciter l’oreille qui puisse l’entendre. L’écoute ne lui est pas due. Elle la gagne en forant obstinément son trou dans le mur de surdité qu’elle rencontre.

La sourcière en nous flaire la catastrophe, elle la sent arriver. Elle peut en percevoir les signes avant-coureurs que la techno-science la plus pointue est impuissante à détecter.

Car les animaux, semble-t-il, ont mieux pressenti que nous ce qui les menaçait.

Les poissons ont reflué dans le ventre de la haute mer. Des éléphants ont rompu leurs chaînes pour gagner la montagne. Les animaux flairent le déluge. Les animaux dénaturés que sont devenus les Occidentaux ont perdu « le sens de la terre ». Au nom de la loi du propre, ils ont perdu le sens inné du commun. Leur moi ne peut s’affirmer que de la négation du nous.

L’esprit des profondeurs est impérissable ; on l’appelle la Femelle mystérieuse (Tao Te King VI). Les fils de Dieu le Père ont tragiquement oublié qu’ils sont les enfants naturels de la Mère solaire. Les enfants de la Mère allée avec le soleil. Les enfants de l’éternel féminin. Tous XX avant d’être XY. Ils ignorent ou veulent ignorer qu’avant d’acquérir un cerveau masculin ou féminin, nous jouissons d’un cerveau commun, d’un orient « instinctif », d’un flair dont la civilisation occidentale nous a castrés pour fonder l’empire « distinctif » des genres et des idées.

Coupés de l’origyne – dés-orientés – ils cherchent désespérément ailleurs le soleil de l’amour enfoui dans le tréfonds inaccessible de leur mémoire génétique. Au risque d’affluer au bord des mers, d’envahir les plages édéniques d’un grouillement touristique aberrant, de s’y échouer, ventre au soleil, comme des bancs de baleines suicidaires.

« Après moi, le déluge », pense l’homme historique. Produit de la science et de la culture, le maître et possesseur de la nature, affectivement et sensuellement débile, privé de la jouissance de son immunité naturelle, court au-devant du déluge, dépourvu des moyens d’y survivre. En perdant l’instinct de vie, il a perdu le secret de la construction et de la navigation de l’arche.

L’espèce humaine, en manque de flair, se sait aujourd’hui menacée de disparition.

Où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. (Hölderlin)

L’éternité perdue peut-elle se retrouver par l’écriture ? C’est la question d’urgence.

Où chercher le remède à la dénaturation si ce n’est dans les hauts-fonds interdits de l’inconscient ? Nous sommes la mémoire de l’entre ciel et terre. Tout ce qui s’est passé entre la terre et les astres depuis le big bang y est indélébilement inscrit. Les mots sourciers qui nous montent à la langue sont lourds du sens de l’univers. Nous, les poètes, avons à délivrer l’être réel dont ils sont faits sous le carcan symbolique chargé par la civilisation de les plomber, de les désactiver, de nous trahir au profit de la prospérité du pouvoir, de l’avoir et du savoir.

Comment faire face au déluge si ce n’est en retrouvant la mémoire antédiluvienne ?

En se faisant d’elle une connaissance salutaire de l’antécédence que le Petit Robert définit ainsi : « phénomène caractérisant un cours d’eau dont le tracé est antérieur aux déformations tectoniques ». Je tiens l’information de Marcel Moreau qui la tient du Larousse[1].

Sous les innombrables strates du palimpseste, mettre à nu la mémoire du vivant que nous fûmes avant les grands plissements géologiques. Réinvestir le champ magnétique de la pensée, le temps d’y être irradié, régénéré, renaturé, réorienté jusque dans la moelle des os.

Le temps matriciel d’y acquérir la grande santé.

Régresser au premier utérus qui fut au monde pour y délivrer le verbe de l’origyne, une femme le peut à travers les cercles de la mémoire du sien. Une poète peut, si elle le veut plus que tout au monde, franchir l’impasse où l’ultime visée du surréalisme masculin s’est échouée : délivrer la poésie édénique, lever la faute dont la civilisation patriarcale l’a frappée. L’amour fou n’a lieu de se faire, de se réaliser que dans la langue intarissable du désir demeuré désir.

Le verbe de la femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore. (René Char).

Lorsque le règne irresponsable de la tekhnè menace mortellement l’équilibre naturel de la planète, il devient vital de réactiver la mémoire de l’arkhè. De libérer la source de lumière-nature. Cette régression salutaire est le travail minier de la pensée réversible qu’a invalidée la raison spéculative de l’Occident pour imposer le règne exclusif de ses lumières.

À chacun(e) de la remettre à l’œuvre : pour faire face au déluge qui se prépare, pour nous le rendre bénéfique, il faut que la pensée opérative – la parole-action – se ressuscite dans nos mœurs dénaturées. Que la poésie soit faite par tous. Le réenchantement du monde passe nécessairement par le réenchantement de soi. Et le réenchantement de soi passe tout aussi nécessairement par l’enfantement d’une langue à soi.

Réhabiliter le sens du mot archaïque, frappé de mépris par les modernes. Le « vieux » qu’il désigne est l’enfance du monde. Coupés de sa magie créatrice, nous sommes sans avenir, sans possible sagesse, irrémédiablement immatures, voués à la sénilité précoce.

La modernité se stérilise fatalement lorsqu’elle se prive des ressources de l’archée.

*

Comment ne pas être alerté, en ce moment même, par la menace qui pèse – non seulement dans notre pays – sur l’étude des langues anciennes ? Par la catastrophe sémantique que serait pour la langue française, pour les langues européennes, cette réglementation du droit d’accès pour chacun aux trésors de sens commun que recèle l’étymologie gréco-latine ? Elle opère à la charnière des langues perdues et des langues modernes. Elle est incontournable par la poésie en quête de ses sources. J’en suis d’autant plus consciente qu’ayant été privée de cet enseignement, je ne cesse pas de devoir tant bien que mal en combler le manque. En supprimer l’étude, sacrifier à l’exigence réductrice du Système, sous prétexte de combattre l’élitisme, à l’heure où précisément il faudrait la généraliser, en démocratiser l’accès, serait irréparablement manquer au « devoir de mémoire » à l’égard de l’humanité.

Quelle barbarie nouvelle – si ce n’est par inconséquence – pourrait s’en rendre responsable ?

Qui peut y être plus viscéralement sensible que les poètes ?

Touche pas à ma langue ! C’est toucher à mon corps ! Danger d’explosion !

Plutôt que vilipender les décideurs, eux-mêmes asservis à l’implacable logique du Système, les poètes en colère ne devraient-ils pas tenter d’atteindre en eux l’oreille interne, leur faire sentir ce qu’est l’intimité physique, l’intensité du rapport érotique d’une créatrice, d’un créateur avec sa langue ?

Comment pourraient-ils s’ouvrir au réel si nous ne leur parions pas la dérangeante langue du sentir ? La langue résurgente de X instinct, la seule qui puisse introduire dans les rouages du Système le grain d’authenticité capable de l’enrayer ; la seule qui puisse faire échec à la dénaturation de l’humain qu’entraîne fatalement le processus de marchandisation du vivant.

Franchir l’abîme d’incompatibilité qu’a creusé l’Histoire entre le poétique et le politique. L’ultime enjeu du soulèvement des créateurs n’est pas de renverser le rapport de pouvoir où l’un gagne le terrain que l’autre a perdu, mais d’accélérer lucidement l’écroulement apocalyptique du Système concentrationnaire qui menace la planète. Sauver la Vie !

La haine du Système croît en même temps que l’amour de la Vie. Lorsque la tension des sentiments extrêmes atteint son point de rupture, jaillit des hauts-fonds de la mémoire, l’incandescente matière au verbe créateur ; resurgit en nous, comme d’un volcan brusquement réveillé, la violence du sens même de la terre.

L’alliance post-historique des créateurs et des Institutions publiques contre l’ennemi commun de la Vie qu’est l’innommable barbarie du Système est – bien qu’elle passe encore inaperçue – en voie de se réaliser. Elle a lieu çà et là, contagieusement, entre des personnes. La résistance gagne du terrain.

Face à la prescience du déluge planétaire qui marquerait la victoire du Système, le poétique et le politique ne peuvent pas ne pas faire cause commune. Viscéralement informés de l’extrême probabilité du pire, ils ne peuvent pas ne pas se mettre à construire l’arche.

Ainsi la croissance du péril ranime-t-elle en nous et entre nous le flair qui sauve…

Cette mutation de la relation du poétique et du politique ne pourrait être fatale au Système qu’à travers l’invention et la pratique permanentes d’un dialogue sans précédent. L’arche serait l’avènement d’une langue citoyenne, résolument nouvelle, où l’impératif de compréhension l’emporte vitalement sur celui de la division que nécessite le rapport de pouvoir.

*

Une langue vivante est un corps verbal dans un corps charnel (Marcel Moreau), un organisme en plus ou moins bonne santé. Elle ne peut intégrer des mots étrangers, s’enrichir de nouveaux concepts sans s’étouffer, qu’à condition de pouvoir les digérer, d’être enracinée dans les profondeurs viscérales de la mémoire où la vie réelle – la sensation et le sentiment – fait loi.

Coupée de ses racines physiques, une langue est coupée de son flair, de ses antennes. Débranchée du futur en même temps que du passé, elle devient incapable de ressentir et de pressentir quoi que ce soit. Infirme, elle ne tarde pas à mourir. Et le corps charnel se nourrit d’une charogne.

L’urgence poétique n’est plus, en cette fin de civilisation, de faire œuvre d’art, au sens où l’entendait Aristote, mais de brûler des formes pour gagner sa vie, selon Artaud, de générer de la lucidité opérative, curative, du remède miracle aux ravages de la maladie de la mort.

Faire acte d’athéologie : de catastrophe en catastrophe, remonter le cours labyrinthique de la morphogenèse, retrouver la voie d’accès au cerveau reptilien. Transgresser l’interdit œdipien, pénétrer dans l’antre de la pythie afin d’y réactiver l’alchimie du verbe oraculaire né du premier inceste mental, du premier éclair de génie humain. Libérer le délire fusionnel de l’origyne que la civilisation monothéiste a refoulé pour se fonder : lui seul peut féconder le désert de l’amour qu’est devenue l’âme contemporaine.

Au XXIe siècle, l’orient mental a cessé d’être le mythe de l’inaccessible éden.

Nous n’ignorons plus que l’enfer est l’inconscient tourmenté de l’Occident.

Sa part maudite… Et que les poètes en sont les horribles travailleurs.

Dans l’ère athéologique – l’ère des créateurs[2] – où nous entrons, la recherche poétique et la recherche scientifique ne pourront plus s’ignorer : elles ont à se croiser, à se féconder l’une l’autre ! À transformer le désert de l’amour qui gagne la planète entière, en communauté d’hommes et de femmes qui n’en finissent plus de se connaître, de se dépasser, de se créer soi-même et les uns les autres.

Au-delà de l’incompatibilité historique de la matrie et de la patrie, est en train de se construire entre les alliés substantiels que sont les véritables créateurs, une fratrie transhistorique – l’arche – qui nous sortira du ventre pourri de l’Occident monothéiste. Signes de ralliement de l’humain en voie de réenchantement : il a dans le regard l’arc-en-ciel et le rameau d’olivier que porte le bec de la colombe.

Tant que ne se sont pas effondrées les structures bibliques de la parenté des humains, tant que nous demeurons conditionnés par le « modèle œdipien » qui fonde l’empire du Système, la communauté solaire demeure impossible. Nous ne deviendrons capables de citoyenneté poétique, soit d’une authentique politique écologique, douée de la capacité de transformer notre rapport aux êtres, aux choses et aux événements, que si les sources de lumière-nature qui gisent dans le tréfonds de la mémoire se remettent à jaillir dans le désert socioculturel que le règne despotique des lumières froides rend de jour en jour plus inhabitable. La terre ne peut attendre de salut que de la mutation relationnelle qui s’opère dans le ventre de l’écriture naturellement érotique, nécessairement athéologique des mères. Cette catastrophe sémantique positive ne peut pas ne pas se produire lorsqu’elles sont littéralement écœurées, excédées par l’horreur du siècle infanticide, lorsque se brise le dernier scellé de l’autocensure où est muselée leur vérité depuis la fondation de l’Histoire.

L’écriture transhistorique de la Mère – le testament de l’éternel féminin, à la fois antérieur et postérieur à l’Écriture sainte – est l’arche de vie où a lieu de se réenfanter la pensée solaire qui manque aux humains désorientés, sagesse dialogique apte à sauver la terre de la domestication suicidaire programmée par la monologique mortifère du Système.

Mort au système ! OUI à la création !

Créer des correspondances poétiques – des images à soi – entre tout ce que le principe de raison historique a divisé pour régner, promouvoir l’interaction là où sévit l’exclusion, rétablir la libre circulation de la pensée entre le conscient et l’inconscient, entre l’occident formel et l’orient substantiel de la mémoire, afin d’en retrouver la jouissance intégrale : c’est notre chance unique d’entrer dans la cinquième dimension, la dimension métamorphique de l’autocréation continue. Autrement dit d’incarner le génie de la catastrophe, l’aptitude à la rupture, au saut qualitatif de la pensée que requiert l’accès de l’humain à l’autogenèse.

Les catastrophes socioculturelles que sont les génocides, les guerres d’extermination et les explosions terroristes adviennent de l’inaptitude à la métamorphose, soit de la victoire de l’instinct de mort sur la turbulence érotique de l’instinct de vie. À nous de renverser la barre.

Le « devoir de mémoire » à l’égard des victimes de la dénaturation de l’humain est l’œuvre de l’oubli, non d’un impossible pardon mais de cet oubli consciencieux qui nous dote d’une immunité seconde, d’une santé relationnelle inouïe. Ce travail de rédemption n’a d’autre lieu d’accomplissement que l’écriture, l’arche où partager la recherche et la découverte des causes et du remède à la désolation de l’âme du monde. Ce partage salutaire implique la dynamisation sans précédent du rapport interactif de l’écriture et de la lecture : que la poésie soit faite par chacun selon sa faim. Ce qui suppose que l’à venir du livre se sauve de la distinction des genres, de la tyrannie normative du Système. Sauve qui peut la vie ! Sauve qui peut le livre !

[1] Marcel Moreau : Morale des épicentres, p. 11. Ed. Denoël, Paris, 2004.

[2] Raoul Vancigem : L’Ère des créateurs, Ed. Complexe, Coll. L’ivre examen, Paris-Bruxelles, 2002

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