Ils en ont parlé !

Anne-Marie La Fère,

Dans la salle à manger d’une maison bruxelloise, trois paires d’amis dégustent des asperges à la flamande et échangent des propos joviaux et anodins.

Charles : — On va voir si c’est vrai que les femmes mangent d’abord les pointes et les hommes les tiges…

Alice : — On a tous commencé par les tiges. C’est de la foutaise, ton truc ! Elles sont délicieuses : vous les avez achetées à Malines ?

Bernard : — Nous les avons ramenées du marché d’Eisenach.

Charles : — J’avais oublié que vous reveniez d’Allemagne…

Alexandre : — Eisenach, la ville natale de Bach !

Caroline : — Vous avez eu du beau temps ?

Babette : — Comme ici, je crois : de beaux jours, des jours gris.

Bernard : — Au moins, on n’a pas eu de pluie sur la route. On a bien roulé.

Alice : — Certaines journées étaient superbes. Dimanche, à la manif pro-palestinienne, c’était un bonheur de voir toutes ces familles sous le soleil…

Alexandre : — Il y avait un monde fou ! Vingt-cinq mille personnes, paraît-il.

Charles : — Ah ! Vous y étiez ?

Alice : — Ben oui, c’est trop affreux ce qui se passe. On n’en peut plus d’entendre Sharon accuser Arafat de soutenir les terroristes

alors que lui-même envoie les blindés de Tsahal défoncer les maisons palestiniennes qui s’effondrent sur les gens…

Alexandre : — J’avais dit à Alice : s’il y a une manifestation contre Sharon, j’y vais !

Charles : — Mais nous ne pensez pas à la vie des Israéliens qui n’osent plus traverser la rue pour aller au snack du coin !

Alice : — J’y pense tout le temps : nos vieux voisins, rescapés de la Shoah, viennent de partir en Israël où vivent leurs enfants et leurs petits-enfants. Ils sont très inquiets.

Alexandre : — Si l’armée se retirait des territoires, les attentats cesseraient.

Bernard : — Crois-tu ? Que fais-tu du fanatisme islamique ?

Alice : — C’est vrai qu’à la manif, autant c’était merveilleux de voir défiler les Juifs Progressistes de Belgique, que les Arabes applaudissaient au passage, autant c’était gênant d’entendre de jeunes excités scander le nom de Ben Laden…

Alexandre : — Ces types dissimulaient leur visage derrière leur keffieh et se donnaient une allure menaçante, belliqueuse, en contradiction avec le reste du cortège.

Charles : — Tu vois : toutes les dérives sont possibles. Le terrorisme n’est jamais défendable !

Bernard : — Pendant la guerre, les résistants furent traités de terroristes…

Charles : — Ce n’est pas la même chose : ils luttaient contre les nazis et ciblaient leurs victimes.

Alexandre : — C’est vrai, mais comment veux-tu qu’un peuple humilié, brimé, refoulé, sans armée, s’oppose à une occupation injuste sinon avec des pierres et des bombes ?

Alice : — Qu’Israël s’en tienne aux frontières décidées en 1967 ! Qu’il quitte les territoires, tous les territoires !

Charles : — Sharon, il faudrait flinguer ce type ! Il ne représente pas les Israéliens.

Alice : — Tu te contredis, tu proposes une solution radicale et violente !

Charles : — Mais pas aveugle. Bien ciblée au contraire !

Caroline : — Je suis fatiguée. Je vais m’étendre sur le canapé.

Bernard : — Vas-y, je t’en prie. Mais Charles, Sharon assassiné, un autre faucon prendrait sa place.

Babette : — Et la guerre continuerait.

Alice : — On n’en voit pas la fin.

Alexandre : — Notre ami Daniel, un autre survivant de l’Holocauste, le savait déjà quand il a quitté Israël et qu’il s’est établi dans notre petit pays pour vendre des lunettes aux riches du Zoute et, la retraite venue, exposer des photographies à Bruxelles.

Alice : — Il me manque.

Charles : — Il nous manque à tous.

Bernard : — Qu’aurait pensé votre ami des événements actuels ?

Alexandre : — Il aurait participé à la manif.

Charles : — Qu’en sais-tu ?

Alice : — Je suis sûre qu’il aurait défilé avec les Juifs Progressistes ! Tu sais bien qu’il fut porteur de valises pour le FLN…

Bernard : — Ne vous excitez pas. Vous oubliez que vous parlez dans la maison d’un Juif, le seul autour de cette table !

Alexandre : — Tu as raison. Calmons-nous. Mais je continue à croire que les Palestiniens sont acculés.

Babette : — Maintenant il y en a qui se sont réfugiés dans la basilique de la Nativité à Bethléem…

Charles : — Ce sont des combattants auxquels les moines ont donné asile.

Alice : — Des Franciscains… Du coup l’Église devra les protéger !

Bernard : — Que ce Pape s’engage un chouïa ! Sinon il risque la sulfureuse réputation de Pie XII.

Charles : — De toute façon, on ne règle pas un conflit à coups de bombes qui tuent des innocents à un arrêt de bus ou dans un supermarché. Je hais les terroristes de tout bord, à la différence des nostalgiques de la Bande à Baader…

Alice : — Tu veux dire la Fraction Armée Rouge ? Respecte ces gens, s’il te plaît : ils sont presque tous morts et, s’ils ont commis des erreurs, ils rêvaient d’un monde meilleur pour tous.

Charles : — Pour raté, c’est raté, leur chimère !

Bernard : — Ah ! Ne recommencez pas. Vous n’avez pas honte de tenir des propos de café du Commerce ?

Babette : — Reprenez un verre de pinot noir. On va entamer l’époisses.

Un ange passe

Charles : — Il est parfait, à point comme je l’aime.

Alexandre : — Mais que vont devenir les Palestiniens si une force internationale ne les protège pas ?

Bernard : — Notre ministre des Affaires Étrangères en a parlé…

Charles : — Quel pouvoir a-t-il ? Quel poids ? Dérisoire ! Ce sont les Américains qui mènent le jeu.

Alice : — Et donc les Israéliens.

Charles : — Ils ne sont pas coupables d’avoir un pays à eux !

Alexandre : — Personne ne le conteste. Mais régler la question avec au sommet un personnage comme Bush…

Charles : — Ne crois pas que j’estime cet individu.

Bernard : — Qui n’a été qu’à demi élu. Sans le 11 septembre, on ne lui reconnaîtrait guère d’autorité.

Babette : — Il reste un peu d’époisses et de pinot.

Alexandre : — On se sent impuissant. C’est enrageant.

Charles : — Oui, que faire ?

Alice : — Comme disait l’autre.

Charles : — Quel autre ?

Bernard : — C’était pas Lénine ?

Alexandre : — Oui, en 1902.

Charles : — Quelle référence !

Alice : — Purement historique, c’est le cas de le dire !

Des fraises apparaissent sur la table.

Babette : — Elles viennent aussi du marché d’Eisenach.

Charles : — Elles sont succulentes. Je vais réveiller Caroline.

Alexandre : — Alors, qu’est-ce qu’on pourrait faire pour la paix au Proche-Orient ?

Bernard : — On n’a rien à dire. On ne nous écoute pas, j’en sais quelque chose !

Charles : — Ça ne sert à rien de signer des pétitions, ni de descendre dans la rue…

Alexandre : — Si, ça peut gonfler l’importance du cortège et faire poids.

Charles : — Mais non, c’était une promenade dominicale pour vous donner bonne conscience.

Alice : — Ce n’est pas faux. J’ai éprouvé un sentiment de bonheur après la dispersion, quand mon regard a croisé celui d’une jeune Maghrébine voilée qui m’a souri timidement au moment où je me décidais à lui sourire. C’était ma récompense.

Alexandre : — Tu m’as dit alors que notre solidarité pouvait les aider.

Alice : — J’ai pensé que des femmes comme elle ne sacrifieraient pas leurs fils, ne les enverraient pas se faire sauter avec une ceinture de bombes à Jérusalem…

Charles : — Tu es une indécrottable idéaliste !

Il ne reste plus de fraises.

Babette : — Un café, un dernier verre de pinot ?

Alexandre : — Non merci. Vous devez être fatigués par le voyage. On va y aller.

Charles : — Nous aussi, on rentre.

On entend des merci, à bientôt, bonne nuit. Babette et Bernard s’embrassent et débarrassent la table.

Bernard : — Ils en ont parlé !

Babette : — De quoi ?

Bernard : — Ben, du Proche-Orient. On disait ça en France au temps de l’Affaire Dreyfus lorsque des familles ou des copains se disputaient à table. Je vais te montrer une caricature de l’époque, puis on va se coucher.

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