Il y a quarante ans, on coupait le cordon. Celui qui reliait la Belgique au Congo, pour le meilleur et pour le pire. Le bilan d’une colonisation est une opération délicate, parce que l’idéologie, fatalement, s’en mêle plus que de raison. A-t-on jamais osé penser jusqu’au bout les motifs pour lesquels l’Occident, durant quatre siècles, a estimé devoir abreuver de ses bonnes paroles le reste de la planète, et ce qui, soudainement, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’a poussé à renier ce premier engagement ? Tout ce qui avait été si longtemps vanté s’est trouvé vilipendé, expédié aux poubelles de l’histoire. Le mot même de colonisateur, longtemps tenu pour honorable, est devenu une insulte, au point de disparaître peu à peu du vocabulaire.
Le terrain est miné, c’est l’évidence. La culpabilité, la honte, le désir d’amnésie, le besoin de dénoncer l’emportent sur toute tentative d’objectivation. L’historiographie de cette période n’en est toujours qu’à ses balbutiements. Elle pâtit, pour se développer vraiment, d’un indispensable passage par le subjectif. Non que les écrivains se soient gardés de traiter le sujet. Des travaux récents mettent au jour l’existence de textes nombreux, souvent occultés, qu’il s’agissait de réhabiliter. Mais cela n’empêche pas Pierre Halen et Catherine Gravet, dans leur contribution sur le sujet reprise dans l’ouvrage d’ensemble « Littératures belges de langue française » d’affirmer que « l’institution littéraire francophone a donc généralement refoulé le fait colonial ». Tout est dans ce mot : refoulé. Comme s’il s’agissait d’enfouir dans l’oubli l’inacceptable, l’inavouable.
Or, de quoi la littérature a-t-elle à se mêler, sinon de ce qui n’est pas, a priori, bon à dire ? Elle peut aborder ces territoires où le bien et le mal ne sont pas aisés à démêler. Elle peut aussi se situer en deçà ou au-delà de cette zone de partage. C’est en se livrant à ces périlleuses explorations-là qu’elle nourrit l’appréhension plus rationnelle qui peut éventuellement prendre le relais. En d’autres termes : le privilège de l’écrivain consiste à se mouvoir dans un espace où la morale n’a pas encore balisé son territoire. Il trace, il prend note, dans un geste d’écrire qui est un acte lui-même.
L’intitulé de ce numéro ne s’est pas imposé d’emblée. Il était tentant de se livrer à de plus ou moins habiles jeux de mots, procédé qui a présidé à la rédaction de l’enseigne de plusieurs de nos livraisons précédentes. Il y a été bien vite renoncé : signe que l’on se trouve dans un contexte où le double sens, le second degré ne sont pas de mise ? En fin de compte, Raymond Roussel nous fut d’un grand secours, même si nous lui avons emprunté son titre de 1910 pour désigner un recueil de textes dont la méthode n’a rien de commun avec celle qu’il professait. Car il s’agit bien ici d' »impressions d’Afrique » au sens premier du terme : qu’elles soient inspirées par des expériences propres, ou par une réflexion libre, les contributions qui suivent ne relèvent ni de l’essai, ni du reportage, même si certains participants excellent par ailleurs dans ces deux registres : nous leur savons au demeurant gré d’avoir dévié de leur ligne habituelle. Il s’agissait de tenter d’ouvrir une brèche dans un discours convenu sur le sujet. Pendant longtemps, on a été dans l’hagiographie, aujourd’hui il semble que seul l’opprobre soit tolérable. Dans un cas comme dans l’autre, on se confine dans les idées reçues, et dans un confort intellectuel prévisible et en fin de compte stérile.
L’auteur belge a été forcément confronté au fait africain. Si l’on fait le bilan des textes littéraires que cette expérience a produits, on constate qu’aucun écrivain francophone n’a atteint le degré d’intensité et de virulence qu’un Jef Geeraerts, qui a dit en néerlandais, dans ses romans et nouvelles imprégnés de ses années d’administrateur colonial, ce que la présence belge en Afrique centrale comportait à la fois d’ombres et de lumières. Il serait intéressant d’analyser ce qui lui a permis d’adopter son point de vue : forcé de s’exprimer le plus souvent en français dans l’exercice de ses fonctions, cette expérience de dépossession linguistique lui a-t-elle paradoxalement permis, en retrouvant sa langue devant la feuille blanche, d’avoir un franc-parler dont ses consœurs et confrères, utilisant le langage du maître, n’ont pu disposer ? Ce n’est qu’une hypothèse, mais elle mériterait d’être creusée.
Comme on le verra, les quarante ans qui nous séparent de l’été 60 où le Congo accéda à l’indépendance n’ont pas suffi à apaiser les esprits. Probablement parce que des textes sur la question manquent encore. Non que des plumes, au premier rang desquelles se situent Cornélus, Gillès, Linze, n’aient pas eu le courage de l’affronter. Plus près de nous, un Gérard Adam, un Jean-Louis Lippert – on constatera dans les pages qui suivent qu’ils ne sont pas sur la même longueur d’ondes – montrent qu’elle est loin d’être vidée. Mais au moins, aujourd’hui, comme l’attestent aussi quelques spectacles récents, des voix s’élèvent, des imaginaires se libèrent, le non-dit commence à se fendiller. Ces craquelures sont comme des inscriptions. Nous avons peut-être contribué ce que le corpus s’enrichisse, à ce que des pistes nouvelles s’ouvrent. Marginales n’a pas d’autre raison d’être.